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NANNI MORETTI - LA CHAMBRE DU FILS (2001)

 

Un seul être vous manque ...

Nanni Moretti (surtout grâce à « Journal intime » son gros succès qui l’a révélé) s’était créé un personnage de barbu angoissé sur une Vespa, croisement entre Monsieur Hulot et Woody Allen. Et comme ces deux-là, il a son nom un nombre incalculable de fois au générique de ses films. A minima, il scénarise, co-produit, réalise et tient le rôle principal.

Nanni Moretti & Laura Morante

Depuis quelques temps, il a envie d’incarner un psychanalyste et de construire un film autour de ce personnage. Et le mettre dans une situation inattendue. Et quoi de plus terrible pour celui qui écoute les autres raconter leurs malheurs, que d’en vivre personnellement un, de malheur, et tant qu’à faire, un de grand. C’est la genèse de ce projet (présenté et Palme d’Or à Cannes en 2001) que tente de nous expliquer Moretti dans une paire d’interviews en bonus. Bon, autant les films de Moretti, et plus particulièrement celui-là se laissent regarder, Moretti en interview, c’est un calvaire. Il débite des trucs interminables d’un ton monocorde, et même si un journaliste tente de le titiller en évoquant le Prime Minister Berlusconi, il esquive la question par une pirouette. Ce qu’il a à dire, Moretti le dit en images (et au sujet de Berlusconi, il aura des choses à dire avec le pamphlet « Le Caïman » cinq ans plus tard).

« La chambre du fils » tourne autour de la mort accidentelle d’un ado. Un pitch assez proche de « Ordinary people » de Robert Redford ou de « Ne vous retournez pas » de Nicholas Roeg (les deux avec Donald Sutherland). Traité par Moretti de façon beaucoup moins emphatique que le premier, et moins fantastique que le second.


Giovanni (Moretti) est donc psychanalyste à Ancône, une ville moyenne portuaire. Il consulte dans un cabinet attenant à son habitation cossue. C’est un petit bourgeois à la vie familiale sans problème. Il est marié à une galeriste, Paola (Laura Morante), les deux vont vers la cinquantaine, ils ont deux enfants, l’aînée (Andrea) a dix huit ans, le cadet (Andrea) seize. Pour se nettoyer le cerveau après une semaine de rendez-vous avec refoulés, angoissés et obsédés divers, Giovanni va faire un footing dans la ville, parfois accompagné d’Andrea. Les deux gosses sont sportifs, la fille joue au basket, le garçon au tennis et les parents suivent leurs matchs.

Tout baigne dans la famille, les parents ont encore une vie de couple harmonieuse, ils sont très proches de leurs enfants dont ils prennent systématiquement le parti (quand Andrea est accusé d’avoir volé un fossile dans le labo de son lycée, Giovanni le soutient parce qu’il lui a dit qu’il n’y était pour rien). Et quand la famille part en weekend en bagnole, ils chantent tous les quatre en chœur les rengaines qui passent sur l’autoradio.

Toute cette belle vie de famille va se fracasser un dimanche matin. Giovanni a décidé Andrea à venir courir avec lui, quand le téléphone sonne. Un de ses patients, angoissé hypocondriaque (pléonasme), l’appelle et veut le voir d’urgence, il est au bout du rouleau. Giovanni se rend chez lui, le type doit passer un scanner, et donc il est certain d’avoir un cancer et est en pleine crise d’angoisse. Pendant ce temps, Andrea privé du footing avec son père, part faire de la plongée sous-marine. Et va se noyer.

Cataclysme. La famille va par force, faire face. Les parents ont perdu leur fils, la sœur a perdu son frère. Passée la sidération de la nouvelle, l’épreuve des funérailles, la vie reprend son cours. Mais tous les ressorts sont cassés, et les scènes qui se produisent viennent en miroir de celle du début du film (la mort d’Andrea a lieu peu ou prou au milieu du film). Le père est « ailleurs », ses patients soit le réconfortent, soit partent en vrille. La mère, très calme, très souriante, très posée, devient hyper irritable. Assez rapidement, le couple ne fait plus chambre commune. Leur gamine n’est pas en reste, intériorise beaucoup, avant un spectaculaire pétage de plombs lors d’un match de basket. Leur rédemption viendra grâce une amie d’Andrea dont ils ignoraient l’existence et leur reconstruction s’achèvera à Menton après un périple autoroutier de nuit.


Moretti signe un film remarquable, très humain. Un exercice périlleux, toujours sur la corde raide, et qu’il empêche de basculer soit dans la mièvrerie larmoyante, soit dans le comique de situation. Le père, qui par son travail, ne doit pas se laisser gagner par les émotions, se fissure et se désagrège lentement mais sûrement. On sait et on voit quand même un peu que Moretti n’est pas un acteur tragique, mais son personnage fort mentalement n’a pas à être très expressif, et ça évite à Moretti de partir dans une interprétation qu’il ne maîtriserait pas à la perfection. Laura Morante est une grande et belle actrice et joue juste une partition beaucoup plus compliquée, dommage que Moretti ait fait du personnage masculin le centre du film et ait donné moins de scènes à celle qui joue sa femme.

A son crédit, il a trouvé une musique fabuleusement triste, une mélodie en apesanteur de Brian Eno (« By this river » sur l’album « Before and after science ») qui s’insère magnifiquement dans un moment de bascule émotionnelle du film.

« La chambre du fils » est un film – évidemment – triste mais qui évite le piège du pathos dégoulinant. Je sais pas si comme disait Sénèque les grandes douleurs sont muettes, mais Moretti fait preuve avec un sujet délicat d’une grande pudeur et d’une grande retenue, d’une immense subtilité qu’il n’avait pas laissée apparaître jusque là.

« La chambre du fils » est peut-être son meilleur film. En tout cas son plus bouleversant.


JEAN-CLAUDE BRISSEAU - CHOSES SECRETES (2002)

 

Et qui auraient mieux fait de la rester, secrètes ...

Brisseau, c’est au mieux des films d’auteur à l’odeur de soufre. Au pire, un pervers qui finit devant les tribunaux … C’est pas moi qui vais le juger, des gens dont c’est le métier s’en sont chargé. Mais je n’en pense pas moins …

Jean-Claude Brisseau

Brisseau, c’est un prof de français qui s’est défroqué et s’est emparé d’une caméra. D’ailleurs son premier (et seul) succès public et un peu critique sera « Noce blanche » (sur lequel il n’y a pas lieu de s’extasier) avec Bruno Cremer et Vanessa Paradis, en gros un remake à l’envers de l’affaire Gabrielle Russier, qui avait traumatisé la France pompidolienne (et déjà amenée sur les écrans par André Cayatte, « Mourir d’aimer »).

« Choses secrètes », c’est une purge. Du niveau des téléfilms érotiques de feu La 5 de Berlusconi (et de ceux de CStar et M6 aujourd’hui). Avec comme gage de « qualité » l’interdiction aux moins de 16 ans. Scénario : inexistant. Acteurs : pitoyables. Mise en scène : grotesque.

Bon, reprenons dans le désordre. Brisseau, il a le niveau d’un caméraman de France 3 Périgord. Pas de technique, zéro imagination. Des raccords plus que problématiques. Dans une scène champ – contre-champ, ses deux actrices boivent de temps en temps une gorgée de champ(agne), et plus elles boivent, plus le verre est plein … Dans la scène finale, alors qu’il pleut à verse et que les deux mêmes se font face, il y en a une qui ruisselle et l’autre qui n’est pas mouillée. En étant très indulgent, on passera ça sur le budget riquiqui du film …

Coralie Revel

Le casting aussi ça craint. Deux débutantes, ou pas loin, peu frileuses devant la caméra, Coralie Revel (la brune) et Sabrina Seyvecou (la blonde). Les deux assez vite disparues des radars et condamnées à des troisième rôles de séries TV. Rayon mâles, Fabrice Deville (catastrophique) et Roger Mirmont (rebaptisé Miremont dans le générique, un peu mieux que figurant, des centaines de références à son actif, jamais un rôle majeur).

Le scénario .. pff, le scénario. Un ramassis de clichés éculés (de ta mère). L’ascension sociale à la force des poils pubiens, les promotions canapé, la décadence genre fin de l’Empire romain, un final « moral ». Faut imaginer un improbable mix de «  Emmanuelle », « Histoire d’O », un pompage ( !) éhonté de la scène de partouze de « Eyes wide shut » (un château, lumières rouges et noires, et des dizaines de participants à l’orgie), et l’inspiration du stakhanoviste Bénazeraf (le mélange de fesse et de marxisme, les deux nanas du lumpenprolétariat qui détruisent le grand méchant Kapital, tiens, moi j’aurais pris Arlette Laguillier pour jouer la brune …).

Sabrina Seyvecou

Initialement prévu pour consacrer Brisseau, « Choses secrètes » est le film qui le fera tomber (mais pas de bien haut). De sordides histoires de castings un peu trop explicites pour les rôles féminins, des plaintes, des procès, et au final des condamnations pour Brisseau.

Le problème de « Choses secrètes » c’est pas son voyeurisme malsain, sa provocation à deux balles (Pasolini, Fassbinder, pour les plus célèbres, Ken Scott, Kenneth Anger pour les moins connus mais pas moins frappadingues, sont allés beaucoup plus loin dans la transgression tous azimuts). Ce qui rend ce film insupportable c’est sa pseudo prétention « politique », l’aura sulfureuse savamment entretenue dans sa bande-annonce, ses personnages ultra caricaturaux et surjoués (le ci-dessus nommé Deville en PDG amoral et incestueux), et un trop évident manque de talent de tous les participants de cette … chose.

EBay direct …




MANOEL DE OLIVEIRA - UN FILM PARLE (2003)

 

La croisière ne s'amuse pas ...

Bon, « Un film parlé » n’est pas vraiment une œuvre de jeunesse. Quand il est projeté en salles, son réalisateur Manoel De Oliveira a l’âge plus que respectable de 95 ans (il tournera encore pendant dix ans, il a établi plein de records qui seront difficiles à battre, il avait commencé du temps du muet …).

De Oliveira et une figurante française ...

Donc « Un film parlé » n’est pas une œuvre de jeunesse. Ni un film pour la jeunesse. Ne vous attendez pas à voir chez De Oliveira, un type en collants moule-burnes doté de superpouvoirs qui va sauver la galaxie. N’espérez pas non plus des gunfights, des bastons haletantes et des cascades spectaculaires. « Un film parlé », même à la direction des programmes nuit de Arte, ils doivent pas en vouloir.

« Un film parlé » est un film qui forcément, s’écoute. Mais surtout qui se regarde, et à la fin, on se sent un peu moins con ou inculte qu’au début.

« Un film parlé » c’est l’histoire d’une croisière de Lisbonne vers Bombay en 2001. Les deux personnages principaux (avant qu’arrivent les stars, on y reviendra), sont une mère et sa fille. La mère est prof d’Histoire en fac, elle va avec sa gamine rejoindre son mari pilote de ligne lors d’une escale de son avion à Bombay, où la famille doit passer ses vacances. Une aubaine pour la prof férue d’Antiquité et qui va profiter des escales du bateau pour visiter des lieux qu’elle ne connaît que par les livres, en faisant partager ses connaissances à sa fille très curieuse aux nombreuses questions pas toujours naïves. Là, on est un peu dans une version avec des images de « Emile ou l’Education » du grand Jean-Jacques (Rousseau, pas Debout). Pendant pile la moitié du film (trois quarts d’heure), on a droit à des visites commentées du port de Lisbonne, des racines grecques de Marseille, de Naples et de Pompéi engloutie par le Vésuve, de l’Acropole à Athènes, de Sainte-Sophie à Istanbul, du Sphinx et des Pyramides au Caire. La dernière escale que nous verrons sera dans le souk d’Aden.

A Marseille ...

Bon, faut aimer l’Histoire ou les vieilles pierres (ou les deux), je vous le concède, pour pas que le Dvd finisse accroché à un cerisier pour effaroucher les merles. Parce que « Un film parlé » est didactique, mais pas spectaculaire pour deux sous. Le bateau de croisière, on a juste des fois un plan de la proue qui fend l’eau, et d’autres fois une maquette secouée dans une bassine, qui fait ressembler ledit bateau aux dimensions censées être imposantes à une planche de surf qui croiserait au large du Cap Horn par gros temps. De Oliveira en bateau, c’est pas James Cameron ou Peter Weir …

A la moitié du film, on est quand même obligé de se poser une question : « Un film parlé », c’est un film ou un documentaire de Discovery Channel ? Un film, Votre Honneur. Parce que celle qui joue la mère, Leonor Silveira, c’est une actrice majeure portugaise, et quasiment la muse de De Oliveira qui figure depuis une quinzaine d’années au générique de presque tous ses films. Et à l’escale de Port Saïd – Le Caire, le touriste portugais qui lui donne la réplique est Luis Miguel Cintra, lui aussi un habitué des castings de De Oliveira. Et puis on a aperçu fugacement rejoindre la croisière à l’escale de Marseille Catherine Deneuve, à celle de Naples Stefania Sandrelli, et à celle d’Athènes Irene Papas, sans qu’elles soient par la suite d’aucune scène, et on se dit que ça peut pas durer, que « Un film parlé » finira par prendre une autre direction.

A Naples

Et effectivement, on se retrouve dans la salle de restaurant du bateau, dont le capitaine (John Malkovich) invite à sa table les passagères célèbres que sont Deneuve (une grande chef d’entreprise française), Sandrelli (actrice et mannequin italienne), et Papas (chanteuse et actrice grecque). La conversation entre ces quatre, animée par un capitaine très révérencieux pour ses convives, va tourner sur la condition féminine, leur relation à la maternité (aucune des trois n’a d’enfant), l’apport au monde des civilisations des pays traversés. Chaque convive parle dans sa langue maternelle et « officielle », et on a droit à des dialogues où alternent (sous-titrés, heureusement) anglais, français, italien et grec. Et tout le monde comprend tout le monde. Plus qu’une question d’hyperpolyglottes, on voit ressurgir le fantasme de la Tour de Babel, cet antique lieu mythique où tout le monde peut se comprendre, à condition d’être guidé par les bons sentiments. Et voilà comment le quasi centenaire de Oliveira pose sa patte humaniste sur un scénario jusque-là plutôt ronronnant.

D’autant plus qu’il semble y rajouter une vision portugaise de la civilisation européenne, mise en avant notamment par le poète Camoés dans « Les Lusiades » (fin du XVIème siècle). Comme il y a peut-être des gens qui ont pas lu ce pavé en vers de plusieurs centaines de pages, je vous la fais rapide, l’auteur explique que les grands navigateurs venus du Portugal ont découvert et civilisé le monde non-européen. Tout ça dans de grands élans lyriques patriotiques et religieux, malgré un « ennemi » présent partout dans les contrées lointaines, le Maure (une théorie plutôt gênante, reprise trois siècles plus tard par Ernest Renan dans sa «Vie de Jésus », où ce très catholique historien, dézingue toutes les sornettes bibliques, mais rend les Arabes responsables de tous les maux de la région proche-orientale depuis des siècles) … Oh Jésus Marie Joseph, qu’est-ce que tu viens nous raconter Lester, Camoés et Renan, wtf ? Ben, j’essaye l’ellipse pour pas spoiler la fin (dernière escale Aden, film paru en 2003, allez cherchez bien) …

Malkovich et ces dames ...

Oui, Papy De Oliveira n’a pas fait un film historique ou intello rempli de verbiages courtois et galants, il a fait un film qui colle à l’actualité du moment en donnant sa vision des grandes civilisations qui sont issues de la Méditerranée et des luttes (pas seulement d’influences) qu’elles ont soutenu entre elles.

Alors oui, la fin du film pourrait plaire à tous ceux qui sont à droite, voire plus, et conforter leurs idéologies rances. Sauf qu’à mon sens, De Oliveira ne dénonce pas, il explique, dans ce voyage à travers des siècles d’Histoire, qu’au final, ce sont la culture et l’innocence qui payent la folie des hommes et des religions.

« Un film parlé » si logiquement il s’écoute plus qu’il ne se regarde, à la fin il finit par poser des questions essentielles … et le vieux cinéaste portugais est aussi un vieux sage …





JACQUES RIVETTE - CELINE ET JULIE VONT EN BATEAU (1974)

 

Deux en un ...

Bon, on rentre dans le dur là … Parce que Rivette, comment dire … il a ses fans, certes, un peu moins nombreux que ceux des Tuche, mais comment expliquer … t’images pas un dating généré par Tinder où un des deux proposerait à l’autre avant de passer aux choses sérieuses, d’aller voir un film de Rivette.

Déjà, parce que les films de Rivette, ils durent au moins trois plombes (une fois en version ciné parce que le director’s cut, il fait généralement le double), et c’est du cinéma d’auteur pour ciné-club ou pas d’heure la nuit sur Arte.

Berto, Rivette & Labourier

« Céline et Julie … » c’est la comédie de Rivette, alors qu’a priori comédie et Rivette ça rime pas du tout, mais vraiment pas du tout. « Céline et Julie … », c’est un film accidentel. Après « Out 1 » qui durait une douzaine d’heures (!), le futur film que le Jacquot met en chantier est « Phénix », relecture « à la Rivette » du mythe du Fantôme de l’Opéra, avec dans les deux rôles principaux Jeanne Moreau et Juliet Berto. Des problèmes d’agenda de Jeanne Moreau lui font abandonner le projet que Rivette ne concevait pas sans elle. Mais Juliet Berto lui annonce qu’avec une de ses connaissances, Dominique Labourier, elles écrivent des choses qui pourraient faire un scénario. C’est pas tant l’idée de ce scénario qui intéresse Rivette, mais beaucoup plus de faire se confronter devant la caméra une actrice post soixante-huitarde libérée (Berto), avec une qui vient du théâtre classique (Labourier). D’ailleurs de scénario il n’y a guère, plutôt un enchaînement de situations, de sketches …

Rivette dit banco, mais bon, on se refait pas, il faut contrebalancer l’effet potache amené par les deux actrices-scénaristes. Il fait donc appel à Eduardo de Gregorio, scénariste argentin fada de Nouvelle Vague, pour qu’il écrive « autre chose ». De Gregorio s’inspire d’une nouvelle de l’auteur anglo-américain Henry James et la retravaille avec un trio d’acteurs choisi par Rivette, sa « muse » Bulle Ogier , Marie-France Pisier, Barbet Schroeder (celui qui mettait la musique de Pink Floyd en films, « More » et « La vallée »).

Il y a juste une faille spatio-temporelle dans cet étrange attelage des deux groupes antinomiques. Berto et Labourier sont dans le contemporain, et les quatre autres adaptent une œuvre de la fin du XIXème siècle. Choc des cultures à prévoir …

Rivette réussit le tour de force d’assembler ces deux univers dans la même histoire. En reprenant le pitch de « Alice au pays des merveilles ». Et bizarrement, ça fonctionne. Pas de quoi avoir une révélation cinématographique majeure, mais « Céline et Julie … » se laisse voir.

Pisier, Shroeder, Ogier

A condition d’avoir le temps. Trois heures et quart. Ce qui fatalement ne va pas sans quelques redondances. Dont certaines sont voulues et nécessaires, mais bon, trois heures et quart …

« Céline et Julie … » commence donc comme le bouquin de Lewis Caroll. Julie (Dominique Labourier) est assise sur un banc dans un square parisien (le film est aussi une visite de Paris) et bouquine un fort imposant traité de magie. Surgit Céline (Juliet Berto), look gypsy délurée qui traverse le square. Julie la remarque, la suit du regard, voit qu’elle tombe de son sac une paire de lunettes de soleil, court les ramasser, et se lance à sa poursuite telle Alice suivant le Lapin Blanc, dans un étrange ballet où l’une ne veut pas se laisser rattraper mais s’attache à ne pas semer sa poursuivante, et où l’autre préfère suivre que rattraper. Le lendemain, les rôles s’inverseront, et c’est Céline qui attendra Julie dans l’escalier de son immeuble avant de squatter chez elle. Julie est bibliothécaire férue de magie, et Céline fait des numéros de magie dans un cabaret minable. Forcément, les deux deviennent des amies inséparables.

Un jour, Céline se rend dans une grande bâtisse bourgeoise (au 7 Bis rue du Nadir aux Pommes, cherchez pas, la rue n’existe pas) où il se passe des choses étranges. Comment se rendre à cette adresse et voir ce qui s’y passe ? En suçant des bonbons. Parenthèse. Rivette assure que toute ressemblance avec des trips après avoir gobé des acides est involontaire, certains acteurs du film des années plus tard affirment le contraire. Fin de la parenthèse. Et que se passe t-il dans cette baraque ? Un veuf (Schroeder), sa belle-sœur (Bulle Ogier), une amie de sa femme (Marie-France Pisier), organisent leur vie autour d’une gamine souffreteuse et pas très bien portante (la fille de Schroeder) aidés par une infirmière-bonne-femme de ménage. Contraste violent entre le way of life très seventies de Céline et Julie et le maniérisme très Nouvelle Vague de la grande bâtisse, où toutes les attitudes et émotions sont surjouées, et les dialogues dans un style très précieux. Un drame atroce semble s’y préparer, mais lequel ?

Céline et Julie se projettent à tour de rôle dans cet univers en prenant la place de l’infirmière, n’arrivent pas à démêler l’intrigue, puis emploient les grands moyens en s’y rendant ensemble. Je vais pas spoiler, mais la justification du titre trouve son explication dans la dernière scène où le trio fantomatique de la grande bâtisse réapparaît, genre neverending story …

Pour le peu que je connais de la filmo de Rivette, « Céline et Julie … » y tient à peu près la même place que « Ce jour-là » de son disciple Raoul Ruiz ou « Sourires d’une nuit d’été » dans celle de Bergman, la comédie vue par un austère. La partie écrite par Berto et Labourier est relativement décousue (c’est fait exprès), très Godard style (on écrit la nuit ce qu’on tourne le lendemain), et l’autre très écrite, très théâtralisée.

En route pour le trip ...

« Céline et Julie … » doit beaucoup à la Nouvelle Vague (le jeu théâtral évidemment, les extérieurs non « préparés », les gosses s’agglutinent sur les lieux de tournage, les passants se retournent, dévisagent acteurs et cameraman, …). Rivette, pourtant contemporain de Truffaut ou Godard, tournera peu dans les années 60, et comme Jean Eustache, sortira ses films les plus connus dans les seventies, alors que les « anciens » commencent à tourner en rond (pour être gentil). Les emprunts et références fourmillent (Alice au pays des Merveilles, Fritz Lang avec la trace de main ensanglantée sur l’épaule de Julie qui renvoie à « M le Maudit », Bresson par l’austérité et le côté désincarné des personnages de la bâtisse, « Rashomon » de Kurosawa par la répétition des scènes avec une vision différente, Feuillade pour les tenues très Musidora en patins à roulette (!) des deux filles…).

A l’opposé, il y en a au moins deux qui ont pioché des choses dans « Céline et Julie … ». Gus Van Sant pour « Elephant » avec les mêmes scènes vécues par des personnages différents et le grand David Lynch himself dont « Mulholland Drive » semble parfois un remake avec les deux actrices qui s’échangent les rôles et se dédoublent dans des univers parallèles. Fort à parier que le scénariste de « Un jour sans fin » a aussi vu le film …

Même s’il minimalise son importance, Rivette est évidemment crucial. Il assure la liaison entre les deux histoires, codifie chacune (exubérance vs rigueur) et derrière son approche je-m’en-foutiste, produit un vrai travail de réalisateur, avec des choix esthétiques forts.

Du côté des cinq acteurs principaux, on peut rester réservé sur les prestations de Barbet Schroeder et Dominique Labourier. Le premier fait assez piètre figure à côté de Pisier et Ogier, et Labourier fait beaucoup d’efforts trop voyants pour avoir l’air déjantée. Marie-France Pisier, hiératique et hautaine est excellente, tout comme Bulle Ogier en hémophile diaphane. C’est malgré tout Juliet Berto qui domine la distribution, parce que c’est la seule à ne pas avoir l’air de jouer, tant sa déjante paraît raccord avec son image. Après les « intouchables » Bardot et Deneuve des sixties, Berto (tout comme Bernadette Laffont) va être le prototype de l’actrice « différente », l’idéal d’un hédonisme sans limite. Celle qui vient d’inspirer un hit (mineur) à Yves Simon (« Au pays des merveilles de Juliet ») sera la première d’une liste de trop vite disparues, filles trop insouciantes pour la dureté de l’époque qu’elles traversaient façon tourbillon (comme par hasard des enfants de …, Pascale Ogier et Pauline Laffont).

Si « Céline et Julie … » accuse parfois son âge par certains tics de réalisation et de jeu des acteurs, il reste dans l’ensemble assez efficace, et en tout cas à ma connaissance sans équivalent dans la filmo ardue de Rivette. Superbe réédition en 2018 remastérisée avec plein de bonus de chez la maison Potemkine, qui donne pas dans la distribution du classique et du consensuel, mais qui fait toujours bien les choses (on est pas chez Canal ou TF1 Vidéo, si vous voyez ce que je veux dire).

Si vous avez trois heures et quart de disponibles …





AKI KAURISMÄKI - ARIEL (1988)


 Western sous la neige ?

Bon, y’a pas toujours de la neige, y’a pas des cow-boys ou des Indiens, y’a pas de fougueux pur-sang. En l’occurrence, le fidèle destrier il est remplacé par une vieille américaine (une Cadillac ?) décapotable.

« Ariel » est le cinquième film de Aki Kaurismäki, et le premier à être connu à l’international. Faut dire que quand on est finlandais, même si on tourne (véridique) avec une caméra ayant appartenu à Ingmar Bergman, on a pas ses œuvres attendues impatiemment par le monde cinéphile.

Aki Kaurismäki

« Ariel » est au milieu de la « Trilogie du prolétariat », ainsi que définie a posteriori par Kaurismäki lui-même (entre « Ombres au paradis » et « La fille aux allumettes », d’autres films sont intercalés dont son plus gros « succès », « Leningrad Cowboys go America »).

Même si Kaurismäki a beaucoup tourné à ses débuts (quasiment un film par an dans les années 80 et 90), il n’est pas allé à hue et à dia, il y a une certaine constance dans son boulot, une certaine façon d’aborder le cinéma. Les deux références majeures de l’Aki sont Bresson et Ozu, certes pas le cinéma le plus joyeux et expressif du monde. Bresson pour le côté désincarné et taiseux, et Ozu pour la lenteur et l’émotion. Et pour « Ariel », Kaurismäki a avoué avoir fait un film à la Melville, dont on peut considérer qu’il réunit à peu près les qualités (ou les défauts, c’est selon qu’on aime ou pas) des deux précités …

« Ariel » dure une heure dix, et est un film plutôt mutique. Ça tombe bien, je pense pas qu’il n'en existe pas de version physique en français, on le trouve qu’en finnois (no, thanks) sous-titré en anglais. Donc, droit à l’essentiel. La première scène pendant que défile le générique, nous montre des mineurs quitter leur boulot la mine triste. On comprend pourquoi, quand le dernier qui passe cadenasse l’entrée du site, il y a un panneau qui indique que la mine ferme. Seconde scène, un gars, la trentaine longiligne et efflanquée (total look Nick Cave de la même époque) sur lequel s’attardait la caméra dès le début, se retrouve dans le minable troquet du coin avec un type plus âgé que lui (son père, quelqu’un de sa famille, un collègue mineur, on sait pas), qui lui donne les clés de sa bagnole, sort un flingue de sa poche, et s’en va se foutre une balle dans le caisson  dans les chiottes.


Voici donc notre héros (Taitso, bien interprété par un certain Turo Pajala) avec sa décapotable américaine vintage qui trace la route, direction le Sud et Helsinki. Comme la capote semble pas fonctionner, il s’enturbanne la tête d’une écharpe et se lance dans son périple frisquet. Il a rompu tous ses liens, est allé à la banque se faire remettre en liquide tout le fric qu’il avait sur le compte. Pas une bonne idée, alors qu’il paye son sandwich à une station service deux loulous remarquent le tas de billets, l’assomment et se tirent avec tout son pognon.

Dès lors va s’entamer une leçon de survie en milieu urbain hostile, forcément hostile pour le plouc descendu de sa province. Kaurismäki nous offre une vision pas très glamour d’Helsinki, ses docks où l’on travaille au noir pour des exploiteurs, enfin pas longtemps, le couple d’employeurs finira assez vite dans le panier à salade, laissant toutes leurs petites mains, dont notre donquichottesque héros plutôt dépourvus alors que la bise est venue, et que le minable centre d’accueil où il passait ses nuits le vire parce qu’il ne paye plus son plumard pourri …

Alors que l’on croyait que le film était centré sur le seul personnage de Taitso, arrive une femme. Irmeli (Susanna Haavisto, c’est paraît-il une chanteuse connue au pays du Père Noel) élève seule son fils (son mec s’est cassé sans laisser de traces ou donner de nouvelles) et est obligée de cumuler plusieurs petits boulots pour joindre les deux bouts (elle fait des ménages, bosse dans une boucherie industrielle, est gardienne de nuit dans une banque, et aubergine). C’est d’ailleurs quand elle tourne autour de la décapotable de Taitso, hésitant à lui coller une prune, que celui-ci survient. Coup de foudre immédiat, ils se mettent ensemble, Taitso en voie de clochardisation se remet sur le droit chemin, cherche frénétiquement du boulot, sans succès.

Par contre un jour, il croise la route d’un des deux gars qui l’ont détroussé, le course, entreprend de le rosser copieusement, se fait prendre en flagrant délit de tabassage par les flics, passe en comparution immédiate et prend un an et demi de taule ferme (peu vraisemblable, mais on s’en fout). Adieu la vie rangée aux côtés d’Irmila et les projets de mariage.

Pellonpää, Pajala & Haavisto

C’est là, aux deux tiers du film, qu’arrive un autre personnage majeur, campé par un habitué des films de Kaurismäki, Matti Pellonpää. C’est le compagnon de cellule de Taitso, un brave gars un peu demeuré qui a pris perpette ou pas loin pour meurtre. Les deux décident de s’évader. Bon, on est pas vraiment dans « Prison break » ou « Oz », mais plutôt du côté de « Down by law » ou « O’Brother ». Les deux bras cassés vont réussir leur coup, mais le plus dur commence. Faut fuir loin (Taitso a suggéré le Mexique), trouver des faux papiers auprès de truands tordus, braquer une banque pour payer le passeur, récupérer Irmila et le mouflet, et embarquer. Ils prendront pas le bateau tous les quatre (no spoil).

Deux questions se posent. La première, pourquoi le film s’appelle « Ariel » ? On a l’explication à la toute dernière image, alors que passe en fond sonore une version de « Over the rainbow » (en finlandais, of course). La seconde, plus importante, est-ce que « Ariel » est un bon film ? Yes, Sir. Kaurismäki a le sens de l’épure, fait dans le cinéma social, rend hommage (les dernières bobines sont vraiment du pur Melville), et on sent une réelle empathie pour ses personnages de loosers (les situations comiques ou loufoques ne les ridiculisent pas, au contraire elles les rendent plus humains).

Allez, guettez les programmes du câble, « Ariel » dure pas longtemps, c’est pas un film majeur, mais c’est bien comme tout …





SERGUEÏ PARADJANOV - LES CHEVAUX DE FEU (1965)

 

Tristan et Iseut revisited ...

Peut-être (certainement ?) parce qu’y tourner des films était plus compliqué qu’ailleurs, l’URSS a engendré deux réalisateurs hors normes, Tarkovski et Paradjanov. Tarkovski est parti d’une certaine forme de classicisme (« L’enfance d’Ivan ») pour atteindre son apogée avec « Solaris » et « Stalker » où s’enchevêtrent réel et irréel, métaphysique et mysticisme. Des films compliqués, ardus mais qu’on peut « suivre ». Tarkovski bouscule les thématiques habituelles, mais respecte les « codes » techniques du cinéma.

Sergueï Paradjanov

Paradjanov, c’est à ma connaissance un cas unique. Au moins pour ses deux films les plus connus, chronologiquement « Les chevaux de feu » et « Sayat Nova » (« La couleur de la grenade » en français). Ces deux films, il faut les voir une fois dans sa vie, et on est sûr de ne jamais les oublier. Rien ne ressemble de près ou de loin au cinéma de Paradjanov.

Vous croyez avoir tout vu sur un écran résultant du maniage savant de caméra, ben oubliez. Oubliez Gance, Welles, Kubrick, le tout numérique de Cameron, et tous leurs semblables … Première scène des « Chevaux de feu ». Un enfant avance dans la neige. Cut. Dans une forêt de pins gigantesques, un bûcheron est en train d’abattre un arbre à la hache. Cut. Le gosse s’approche, il apporte un casse-croûte au bûcheron. Cut. L’énorme pin vacille et s’abat. Cut. L’enfant lève la tête et voit qu’il est sur la trajectoire de la chute. Cut. Le bûcheron (son frère ? son oncle ?) se précipite et projette l’enfant sur le côté. Cut. C’est lui qui se fait écraser par le pin. Cut. Cet enchaînement de séquences a duré, quoi, trente secondes. Vous vous dites, mais Lester, qu’est-ce que tu racontes, on a vu ça des centaines de fois. Ben non. Parce que quand l’arbre tombe, la caméra est en haut du branchage, y’a une image vertigineuse de la chute du pin. Et comme on est au milieu des sixties, c’est pas du numérique avec un écran vert sur le fond. Je préfère pas savoir dans quel état ils ont retrouvé la caméra … Et pendant l’heure et demie qui suit, on va avoir sur l’écran des trucs totalement fous.


Et pas parce que le type qui tient la caméra (en l’occurrence le chef-opérateur Youri Illienko) serait un épileptique qui filmerait comme s’il était dans un wagon sur un manège de montagnes russes. D’ailleurs les montagnes du film, elles sont pas russes, mais ukrainiennes. Ce qui, même à l’époque, signifiait pas mal de choses. Brejnev (pourtant natif d’Ukraine) et ses potes du Parti à chapka ont pas aimé le film, mais alors pas du tout. Pour plusieurs raisons, parce qu’il est tourné en ukrainien et pas en russe. Parce que la religion, le mysticisme, et à la fin la « sorcellerie » paganique y tiennent une immense place. Et parce que rien, même pas en filigrane, n’y exalte les glorieuses vertus du socialisme. Paradjanov le paiera cher, il fréquentera pas mal les prisons soviétiques, et quand il en sortira, ce sera généralement pour tourner un film qui le lui renverra direct, en prison, sans passer par la case départ et sans toucher vingt mille roubles …

« Les chevaux de feu » se passe dans les Carpathes ukrainiennes, on sait pas quand, en tout cas avant l’apparition des engins à moteur. Les Carpathes de Paradjanov, c’est pas celles de Dracula ou de la Hammer. Ce sont les Carpathes des immensités montagneuses perdues, où vivent des communautés villageoises hors du temps, dominées par des rituels religieux ou mystiques (une bonne moitié du film se passe lors d’enterrements, de mariages, de fêtes votives, …).

Unis pour la vie ?

Le gosse qui a failli se faire écrabouiller par le sapin, il s’appelle Ivan(ko). Lors de l’enterrement de son sauveur, il quitte la procession pour aller jouer avec une gamine, Maritchka. Sauf que leurs familles respectives se détestent depuis des générations. Et l’enterrement vire encore plus au drame quand le père de Maritchka tue le père d’Ivan à coups de hache (avec, paraît-il pour la première fois à l’écran, le sang qui ruisselle sur l’objectif de la caméra). Ce qui n’empêchera pas les enfants devenus ados, en se planquant de leurs familles, de jouer ensemble, puis de flirter, et de se promettre de se marier. Mais voilà, Ivan est pauvre, et avant d’épouser Maritchka, il doit aller gagner sa vie chez un berger. Le jour prévu de son retour, Maritchka part à sa rencontre, et en voulant sauver un agneau, glisse d’une falaise et se noie dans un torrent. On n’en est pas à la moitié du film.

Et on en a pris plein les yeux. Parce qu’il y a dans « Les chevaux de feu » un énorme travail sur l’image et les couleurs, notamment grâce aux tenues traditionnelles des paysans lors des fêtes et cérémonies, aux couleurs vives, dominées par le rouge. Et puis le montage qui va alterner gros plans sur les visages, dont les expressions en disent plus que de longs discours, et cadrages millimétrés sur des paysages immenses, dans lesquels l’homme apparaît minuscule.

En fait, dès la mort de la bien-aimée, on s’aperçoit que les couleurs vives qui tendaient même vers la saturation, vont tout à coup disparaître. Quelques scènes au milieu du film sont tournées en noir et blanc à gros grain, avec des contrastes très atténués, tout semble gris … comme l’état d’esprit d’un Ivan inconsolable. Et quand les couleurs reviennent sur l’écran, c’est parce qu’Ivan vient de rencontrer une autre fille, Palagna. Mais les couleurs ne sont pas aussi vives qu’au début, le souvenir de Maritchka est encore et toujours présent, il pense à elle, la voit dans l’encadrement d’une fenêtre … La aussi, j’ai pas le souvenir d’avoir vu un film où le traitement des couleurs est raccord avec l’état d’esprit du personnage …  Même s’ils finissent par se marier, on sent pas Ivan très concerné par la vie matrimoniale. Palagna aura beau l’aguicher, Ivan est « ailleurs ». Même  des rites païens entrepris par Palagna (dont des déambulations nocturnes dénudées suivies de prières et d’incantations) n’y changeront rien.

Pire, comme elle est jeune et belle, elle va attirer l’attention d’une sorte de sorcier du village et tomber dans ses bras. Dès lors, la tension va monter entre le mari et le mage de pacotille, pour culminer lors d’une explication finale dans une auberge. Evidemment à coups de hache, puisqu’on en région forestière. Bon, je spoile (quoiqu’ayant évoqué Tristan et Iseut au début, pas besoin d’être grand devin pour savoir qui va ramasser un coup de hache). Une fois Ivan mortellement blessé, le rouge orangé envahit l’écran (comme le sang qui ruisselle sur le visage et devant les yeux), jusqu’à la saturation complète de l’image. Quand les couleurs redeviennent vives, c’est pour assister aux préparatifs de l’enterrement d’Ivan …


On est avec « Les chevaux de feu » beaucoup plus dans l’allégorique et le symbolique (quand le sorcier besogne la femme d’Ivan, un grand arbre isolé explose et se consume, quand Ivan pense à Maritchka, une étoile se met à beaucoup briller dans le ciel) que dans le réalisme pur. Le film est un poème en images (très peu de dialogues, beaucoup de musiques traditionnelles, le film s’inspire des us et coutumes d’une petite communauté ethnique). Paradjanov jongle avec les contre-jours, multiplie les contre-plongées (y compris dans l’eau), au milieu de mouvements de caméra insensés (la procession filmée à travers les taillis par une caméra – ou un cameraman – tournant à toute vitesse autour d’un axe, c’est du psychédélisme en accéléré …), de décors naturels noyés par un brouillard très impressionniste. Quelques plans à la Terrence Malick où des lichens sur des rochers ou des écorces d’arbres sont filmés en très gros plans, font aussi des « Chevaux de feu » une ode à la nature d’autant qu’il est décomposé en douze séquences précisées par de gros intertitres, censées évoquer la succession des douze mois (l’histoire elle se déroule sur plusieurs années). Le film se conclut par un énigmatique plan fixe sur huit enfants qui regardent chacun à un carreau de fenêtre …

J’en ai dit beaucoup, mais je répondrai pas à la question ultime : pourquoi « Les chevaux de feu » ?

Un dernier conseil : j’ai écrit plus haut qu’il faut absolument voir ce film et « Sayat Nova ». Ne commencez pas par « Sayat Nova », au moins aussi beau, mais totalement déroutant, « Les chevaux de feu » sont la porte d’entrée prioritaire et la plus « simple » à l’œuvre toute particulière de Paradjanov …


LOU YE - NUITS D'IVRESSE PRINTANIERE (2009)

 

Bizarre love triangle(s)

Bon, « Nuits d’ivresse printanière » n’a rien à voir avec la chanson de New Order (ni avec le nanar franchouillard où s’agitent devant la caméra Balasko et Lhermitte). C’est un film « interdit » du Chinois Lou Ye. Qui récolta à Cannes (where else ?) la palme du meilleur scénario. Meilleur scénario ? Ouais, si on veut …

Wu Wei, Tan Zhuo, Lou Ye, Cannes 2009

« Nuits … » est un étrange mix de plein de films déjà vus. De « Jules et Jim » (influence principale selon Lou Ye), « My own private Idaho », « Macadam cowboy », « Brokeback Mountain », les œuvres de Larry Clark ou Harmony Korine. Dans « Nuits … » sur fond d’amours homosexuelles, d’improbables ménages à trois, on a un portrait de la jeunesse de la génération post Tien-An Men, dans une ville de province chinoise. Même si quand on parle d’un bled de province en Chine, c’est pas exactement Châteauroux ou Epinal. L’action se situe à Nankin (sept ou huit millions d’habitants dans les terres, à trois cent bornes de Shangaï).

Lou Ye, dont peu de choses ont été remarquées en « Occident », est un cinéaste suivi de près par la censure chinoise. Son film précédent « Une jeunesse chinoise » en 2006, lui a valu un « bannissement culturel » (la Chine est un pays de libertés, on ne censure pas … et on ne ricane pas non plus), soit une interdiction de sortir des films pendant cinq ans. Hors de question de demander donc du fric à l’Etat, Lou Ye en est réduit au do it yourself. Pour faire un film, il faut des moyens. Techniques et financiers. Pour la technique, on va faire simple, petite caméra numérique au poignet, équipe réduite au strict minimum, acteurs amateurs et/ou inconnus. Pour le pognon, un petit tour de table permet de trouver l’argent à Hong-Kong (ville certes rattachée à la Chine mais plus ou moins autonome, surtout côté business) et en France (le CNC).

Ils ont pas l'air heureux ensemble ...

Bon, un film fait à la sauvette sans moyens, a forcément peu de choses à voir avec un Marvel. Tout est filmé en extérieurs, et donc l’histoire est forcément contemporaine. L’histoire ? Ou plutôt les histoires, il y a un personnage hyper central autour duquel gravitent quatre personnages secondaires et une paire de troisièmes couteaux. Au début deux jeunes mecs sont en voiture sur une route de campagne. On comprend qu’ils sont amants, ils rejoignent une villa isolée, font l’amour (avis aux pervers qui auraient lu jusque là, on est en Chine, le mec Lou Ye est interdit de tourner, donc les scènes de baise, y’en a plein, mais elles sont soft, no boobs, ass, or dicks), se baladent dans les sous-bois, puis retournent à Nankin. Il s’est passé six minutes et pas une parole n’a été prononcée. « Nuits … » est un film plutôt taiseux, ce qui donne encore plus d’impact aux scènes dialoguées. Remarque : j’ai l’impression que son et image ont été enregistrés par la caméra numérique, quand il y a du bruit extérieur, les dialogues sont tout juste audibles, et la V.F. suit la V.O. sur ce point (je me demande si c’était nécessaire, si on entend mal en V.O., c’est pas fait exprès). Bon, et tant qu’on est dans l’aspect technique (je déteste çà) et là je pense que c’est voulu, mais j’ai pas saisi pourquoi, les scènes en intérieur ont une image à gros grain, quasi en noir et blanc. Autrement dit, pas la peine d’investir dans un home cinéma 7.2 et dans un support 4K pour regarder « Nuits … ».

Revenons à l’histoire. Un des deux gars travaille dans une bibliothèque ou une maison d’édition, l’autre est marié. Sa femme qui se pense trompée le fait suivre par un détective, et découvre assez vite la double vie de son bisexuel de mari. Excellente et terrible scène de ménage, elle envoie bouler son mec. Pas de bol pour lui, il se fait larguer par le bibliothécaire qui replonge dans son hédonisme passé (son truc, c’est se travestir en femme et faire du karaoké dans les boîtes de nuit). Fin du premier triangle amoureux, même si le mari et la femme réapparaîtront plus tard chacun leur tour. Entrent alors dans la danse le détective et sa petite amie, qui vont entamer une étrange relation de copinage-amour-haine avec le travelo bibliothécaire.

Eux non plus ...

Même si ces histoires ne sont à mon sens là que pour montrer autre chose, une jeunesse chinoise de la classe moyenne inférieure à la dérive (les protagonistes ont la vingtaine, au max trente piges), et une société chinoise qui malgré tout le flicage et la rigidité du pouvoir, tourne effrontément le dos aux valeurs « saines » du communisme. Les personnages du film évoluent à Nankin, mais ça pourrait être dans n’importe quelle autre ville du monde, l’homosexualité et les couples qui partent en quenouille sont des thèmes universels. Le mérite de Lou est de montrer que ça existe aussi en Chine.

C’est aussi le problème de « Nuits d’ivresse printanière ». On a déjà beaucoup vu ce genre d’histoires, avec des scénarios plus étoffés, de meilleurs acteurs, et un rendu esthétique beaucoup plus travaillé (au hasard et en Chine aussi « Adieu ma concubine »).

Regarder « Nuits d’ivresse printanière » tient à mon sens beaucoup plus de l’acte militant (soutien aux LGBT, aux artistes censurés, à la jeunesse brimée et muselée, … liste inépuisable, y’a tellement de cause de cause plus ou moins perdues à défendre) que d’une curiosité de cinéphile. C’est plutôt bien vu, ces histoires et ces gens qui s’imbriquent (ouais, c’est de mauvais goût, mais je m’en balance), mais c’est sûrement pas le film du siècle …



Bande annonce de qualité déplorable par le distributeur français. Si même lui fait pas le job ...

CLAUDE CHABROL - UNE AFFAIRE DE FEMMES (1988)

 

Robert et Simone ...

Badinter et Veil … tous deux ont marqué le premier trimestre 2024. L’un parce qu’il est claqué et qu’on a rappelé à l’occasion que c’est lui qui avait mené le combat législatif pour l’abolition de la peine de mort. L’autre parce qu’elle aussi a mené une bataille législative pour légaliser l’IVG, gravée maintenant dans le marbre de la Constitution.

Chabrol et Huppert

De peine de mort et d’avortement, et aussi du Vichy de Pétain, il en est question dans « Une affaire de femmes » de Claude Chabrol. Qui signe là un de ses meilleurs films, voire peut-être son meilleur. Sans rien changer à sa méthode. Au moins un film par an et « en famille ». Que ce soit la sienne propre (sa femme Aurore au script, son fils Matthieu à la musique), où celle du milieu cinématographique qui l’accompagne régulièrement sur ses tournages (Isabelle Huppert son actrice fétiche, Marin Karmitz à la production, plein de « petites mains » genre machinistes, techniciens, …). Et pourtant chez Chabrol, les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets. Il se laisse parfois aller à de « l’alimentaire », bâcle ses prises parce qu’il lui tarde d’aller au bon restau du coin où l’attendent force victuailles et bonnes bouteilles.

Le fait que « Une affaire de femmes » ait été tourné à Dieppe (une fois que t’es à Dieppe, la préoccupation principale c’est de t’en aller au plus vite) n’est même pas un handicap. Parce que le vieux gaucho Chabrol a de la « matière » : des thématiques fortes (guillotine, avortement, Vichy, les collabos). Et ces thématiques sont (en partie) servies par un bouquin de l’avocat controversé Francis Szpiner concernant « l’affaire Marie-Louise Giraud », faiseuse d’anges et condamnée à mort (et exécutée) pour cela en 1943. La partie « faits divers tragique » du film est calquée sur la vie et l’œuvre de Marie-Louise Giraud, les éléments « matrimoniaux » ont été rajoutés par Chabrol.

Huppert et Cluzet, peu ravis au lit ...

Ce qui frappe avec « Une affaire de femmes », c’est sa simplicité, son évidence, malgré un sujet, voire des sujets éminemment casse-gueule. Chabrol évite les grandes envolées pamphlétaires, il raconte une histoire, celle de Marie Latour (Isabelle Huppert, excellente comme bien souvent). C’est une jeune femme ordinaire qui sous la France occupée élève comme elle peut ses deux gosses pendant que leur père a été réquisitionné au STO. Le quotidien est pas folichon, et les assiettes pas souvent bien garnies lors des repas. Marie, pour se changer les idées, s’en va de temps en temps boire un canon au troquet du coin avec sa copine Rachel, où elles partagent leurs rêves, Marie se verrait bien chanteuse. Et puis un jour, Rachel disparaît et Marie découvre tout à coup ce que c’est qu’une rafle de Juifs, elle qui vivait quelque peu hors-sol, en tout cas loin de ces considérations.

Marie est aussi pote avec sa voisine, qui est enceinte et veut pas garder le gosse. Les deux se lancent de manière empirique dans une tentative d’avortement qui finalement réussit. Dès lors Marie va (sous le manteau, l’avortement étant considéré comme un crime) se trouver une vocation, et par là même arrondir ses fins de mois. Hasard des rencontres, elle devient amie avec une jeune prostituée, Lucie (Marie Trintignant).

Huppert & Trintignant

Tout commence par aller mieux, jusqu’à ce que, sans prévenir, Paul son mari (François Cluzet) revienne d’Allemagne. Très vite, on comprend les fêlures du couple entre elle, exubérante refoulée, et ce glaçon humain, lavasse sans conviction. L’origine du fric facile dont il profite (les « talents » de Marie sont souvent demandés, le cash rentre, le couple et ses mouflets déménagent dans un appartement plus cossu, une chambre est même louée à Lucie qui y vient y faire ses passes) ne le dérange pas beaucoup, il plastronne parce qu’il a troqué ses fringues élimées contre une rutilante tenue chemise-cravate-veston. Le seul truc qu’il ne supportera pas, c’est que Marie trouve une alternative à sa virilité défaillante en s’amourachant d’un arrogant jeune collabo, « client » de Lucie. La découverte des deux amants enlacés sera le point de rupture dans l’histoire et dans le film.

Jusque-là, Chabrol nous montrait d’une façon sérieuse (« Une affaire de femmes », c’est pas « La traversée de Paris ») les tribulations de Marie dans sa ville portuaire moche, vivant sa vie, indifférente au contexte de l’époque. C’est au retour de son premier cours de chant, la tête pleine des compliments de sa professeur alors qu’elle se voit déjà triompher sur les planches des scènes parisiennes, que la réalité de 1943 va la rattraper, sous la forme de deux flics-miliciens qui viennent l’arrêter devant ses gosses en train de jouer dans la cour de l’immeuble. Là, dans le dernier quart du film, Chabrol va devenir enragé, peindre un portrait au vitriol de la France pétainiste à travers ses tribunaux, ses juges et procureurs retors, ses avocats sous pression, son milieu carcéral infect. Quand Marie comprend que ce n’est pas une banale punition qu’elle risque, mais sa tête, il est trop tard. Elle aura cette terrible tirade, les yeux embués de larmes, qui fera bien évidemment scandale : « Je vous salue Marie pleine de merde, et le fruit vos entrailles est pourri ». Les cathos intégristes vont multiplier les cris d’orfraie, manifester devant les cinémas, intenter des procédures … du classique, quoi … Bon, faut pas non plus culpabiliser à l’excès, y’a pas que ceux qui se croient « bon Français » qui ont vu rouge, les Américains avec à leur tête un Bush père fraîchement élu, ont refusé de distribuer le film chez eux, un film pourtant célébré dans nombre de festivals européens. Le producteur Marin Karmitz en sera réduit à monter sa propre société de distribution internationale, MK2, pour que le film soit visible aux States.


Le final, crispant, n’a rien à envier à celui de « Dancer in the dark » de Lars Von Trier. Chabrol, comme dans tous ses grands films (« Le boucher », « La cérémonie ») abandonne son côté bonhomme pour devenir l’observateur à l’œil aiguisé des pires travers de cette société bourgeoise bien-pensante qu’il déteste.

Un seul bémol, d’ordre purement technique. On le sait, Chabrol se prenait pas le chou avec des mouvements tarabiscotés de caméra, son obsession était de faire « simple ». « Une affaire de femmes » présente à l’origine une image assez terne, granuleuse, baveuse. Je croyais que j’allais arranger ça en achetant une version Blu-ray. Ben believe me, niveau image, c’est le pire Blu-ray que j’aie jamais vu, on se croirait devant une VHS des années 70. Pourtant l’édition vient de chez Carlotta-MK2, généralement plus « sérieux » sur les galettes qu’ils mettent en vente.

Chef-d’œuvre quand même…