Donc Jimmie Vaughan est le frère aîné de Stevie Ray
Vaughan (vous savez le Texan affublé d’un Stetson à sequins qui se prenait pour
Jimi Hendrix et qui a mouru dans un accident de coléoptère). Et si le Stevie
Ray a donné dans le belouze, c’est peut-être grâce à Jimmie. Qui a commencé à
faire parler de lui au tout début des années 80 au sein des Fabulous Thunderbirds,
dont il était guitariste et chanteur, tout comme l’homme de base du groupe, Kim
Wilson, le seul qui persiste de la formation originale.
Si vous regardez sur Wikimachin, on vous dira que
les Fab T-Birds sont un groupe de blues. Soit. J’ai une paire de leurs
rondelles, fort recommandables au demeurant, et si le blues est là, c’est surtout
à travers sa descendance « modernisée », le rhythm’n’blues, le
rock(‘n’roll), les sons mis au goût du jour, un peu l’équivalent dans le
rustique genre que ce que les Stray Cats faisaient au rockab ou les Lone
Justice à la country … Tout ça pour situer les origines du bonhomme Jimmie
Vaughan.
Quand son frangin a fait une Balavoine, Jimmie a
raccroché un temps les guitares, quitté les Thunderbirds, et quelques années
plus tard, commencé à publier des disques solo. Il est raisonnable de penser
qu’il n’a jamais envisagé de se reconvertir dans le djying techno, blues un
jour, blues pour toujours.
Déjà rien que le titre de la rondelle (sa troisième
solo) annonce la couleur. Et la liste des remerciements, longue comme
l’annuaire d’Austin à la page des Smith, commence par John Lee Hooker, et pour
ceux qui donnent dans la musique, recense un tas de gloires passées ou encore
en activité des douze mesures. « Do you get the blues ? » a
pourtant peu à voir avec le Hook et ses disciples. En fait, c’est un disque
plutôt plaisant (non pas que Hooker et ses descendants n’aient pas fait de
grandes choses), différent des blues roots que tout un tas de laborieux (catalogue
sur demande) s’acharnent à copier et faire perdurer.
« Do you get the blues ? » risque de
décontenancer les ayatollahs des douze mesures et des guitar heroes grimaçants
qui vont avec. Jimmie Vaughan n’a pas une voix exceptionnelle, et surtout c’est
un guitariste beaucoup plus rythmique que soliste. Oubliez les descentes de
manche supersoniques, la saturation à tous les étages, le Jimmie il
s’accompagne à la guitare électrique et laisse la virtuosité à ceux qui n’ont
que ça…
C’est pas non plus le roi de l’écriture, n’espérez
pas trouver ici le morceau qui va changer votre vie. Jimmie Vaughan, c’est pas
le trois étoiles Michelin guindé et ignoré, c’est la brasserie du coin, où le
patron est sympa, l’ambiance bonne, le morceau de barbaque goûteux et le pinard
pas (trop) cher …
La formation de base qui joue sur ce disque, c’est
le Jimmie donc, plus le batteur George Rains et le manieur de Hammond B3 Bill
Willis. Auxquels se rajoutent de temps en temps un bassiste (sur deux titres),
un sax ou un percussionniste (sur un titre). Et pour rester dans la famille,
fiston Tyrone vient gratouiller sur un morceau, et la section rythmique de
Double Trouble, feu groupe de Stevie Ray (Shannon et Layton), sur la reprise du
« In the middle of the night » de Johnny Guitar Watson.
Lou Ann Barton & Jimmie Vaughan
« In
the middle of the night », c’est la masterpiece du disque. Parce qu’en plus y’a la Lou
Ann Barton venue en voisine (la connexion texane) pousser la goualante. Ah, Lou
Ann Barton. Il y a quelques décennies un physique impeccable et des cordes
vocales en acier. Autre chose que l’encensée rondouillarde tatouée Beth Hart
(seule ou avec le pénible Bonamachin). Barton, à presque cinquante ans au
moment des faits, reste encore une voix qui semble s’être bonifiée avec le
temps. Et elle illumine deux autres titres (« Power of love »,
reprise de je ne sais qui, merci si quelqu’un a l’info, et le premier qui dit Céline
Dion, Frankie Goes to Hollywood ou Huey Lewis se prend une torgnole), et fait
des chœurs époustouflants sur « Out of the shadows ». En fait c’est
elle qui justifie l’achat de ce disque …
Parce que le reste, c’est sympa sans plus, en tout
cas pas exceptionnel. Avec des passages obligés, la partie de slide sur
« The deep end », le titre au tempo ralenti ah que ça fait mal parce
qu’elle est partie (« Without you »), le clin d’œil funky (« Let
me him »), une paire d’instrumentaux prévisibles où le B3 se taille la
part du lion (« Dirty girl », « Slow down blues »), une
sortie de route vers une sorte de bouzin afro-cubain (« Planet bongo »)
…
La production est près de l’os, y’a pas eu des kilomètres
de bandes d’overdubs, pas de sorcier des consoles de mixage recrutés, ça a été
enregistré beaucoup dans le Texas, un peu dans le Tennessee, c’est paru sur un
petit label (Artemis Records), distribué parcimonieusement par Epic qui on le
sent, n’a pas fait de ce disque sa priorité commerciale.
« Do you get the blues ? », ça figurera pas sur
les listes de disques indispensables, c’est un peu longuet sur la durée (plus
de cinquante minutes pour onze titres), c’est sauvé du quelconque par Lou Ann
Barton. Face aux grosses machines du genre promues à grands coups de
qualificatifs superfétatoires, ça fait figure d’artisanal. Et l’artisanat, ma
foi, j’ai rien contre. Disque mineur, sans prétention, mais somme toute plutôt
sympathique …
La bio de Don Covay, elle coche tellement toutes les
(bonnes) cases que c’en est limite cliché … Au hasard et en vrac, énième
rejeton né dans les années 30 parmi une demi-douzaine de frères et sœurs d’une
famille pauvre avec paternel prêcheur, le Don a fait ses classes dans les
chorales gospel de l’église à papa, a tâté du groupe doo-wop, savait jouer de
plein d’instruments, composait, chantait, a commencé sur scène en première
partie de Little Richard. Son premier petit succès en 1964 sera un titre qu’il
a écrit (« Mercy mercy ») qui se retrouvera illico sur un disque des
Stones. Trois ans plus tard, une autre de ses compositions (« Chain of
fools » en haut des charts US) ouvrira le très successful « Lady
Soul » d’Aretha Franklin. Don Covay est maintenant connu dans le milieu …
Mais pas pour autant reconnu de l’amateur de musique
lambda. Il a sorti sous son nom une paire de disques qui selon l’expression
consacrée, n’ont pas trouvé leur public. « The
house of the blue lights » est sa troisième livraison. Il a regroupé autour de lui
quelques fines gâchettes des studios, et baptisé son band hétéroclite (black
& white) du nom ronflant de Jefferson Lemon Blues Band (que ceux qui n’ont
pas compris la filiation se fassent connaître, il y a une bordée d’insultes à
gagner).
On trouve dans le JLBB des gens aussi divers que le
guitariste Joe Richardson (a tourné avec Chuck Berry et composé avec Alan
Wilder de Depeche Mode, c’est dire si le gars est éclectique) ou John Hammond Jr.
à l’harmonica et la guitare rythmique (le fils de son père, qui a signé - et
généralement découvert - pour Columbia Billie Holliday, Aretha Franklin, Dylan,
Cohen, Springsteen, et une palanquée d’autres à peine moins connus …). Rajoutez
une section rythmique, une autre guitariste (Margaret Williams), plus parfois des
cuivres, un piano, un B3 (les types sont pas crédités) Covay chante, tient la
guitare lead, a composé la plupart des titres et produit l’album … Et donc
avant même de l’avoir écouté, on sait qu’il va y avoir de la guitare (quatre,
enterrés les bouseux sudistes à venir), du blues, et de la jam …
No surprise, on a tout ça … pour un résultat ma foi,
plutôt convaincant. Bon, « The house … » n’est pas un classique du
genre (blues, rhythm’n’blues, soul, machin, truc, …), même pas un classique
oublié. Plutôt une bonne surprise tant la rondelle semble oubliée des amateurs
(qui comme leur nom l’indique, s’extasient soit pour les classiques que tout le
monde connaît et/ou d’imbitables machins obscurs). Le Don, il sait se tenir
devant un micro (voix plutôt malléable, qui ne se cantonne pas à un seul registre),
sait se servir d’une guitare, et compose des titres, qui s’ils ne lui
apporteront pas gloire et fortune, n’ont rien de honteux. Parenthèse, j’ai pas
la moindre foutue idée de comment sonnait le vinyle original, mais la réédition
Atlantic 1000 (?), remastérisée par les Japonais pour le marché japonais, sonne
du feu de Dieu, et pour le même prix (un billet bleu d’occase environ) qu’un
vinyle d’époque crachotant, ou une réédition Cd asthmatique, vous avez la
foudre dans les haut-parleurs …
Bon, un disque de black music se doit de rendre
hommage aux anciens du truc. Ici, ça ne tarde pas. Première piste, le
« Key to the highway » de Big Bill Broonzy. La version de Covay
essaie déjà d’extrapoler du pur blues c’est pas mal, même si on a forcément l’oreille
parasitée par les multiples versions (parfois excellentes) qu’en a donné
Clapton (entre autres). On peut zapper les deux titres suivants, le correct
sans plus blues-rock « Mad dog blues », et le feignasse « The
blues don’t knock » égayé par son piano.
Les choses plus sérieuses commencent avec « Blues
ain’t nothin’ … », rhythm’n’blues avec harmonica, fouillis sonore, qui
ravira les amateurs des premiers Rolling Stones. Suit la pièce centrale qui
donne son titre au disque. Divisée en deux parties, elle clôturait chaque face du
vinyle original. « The house of blue lights Pt 1 » est introduit par
un orgue Hammond. Ce titre bluesy très lent est ensuite, non pas chanté, mais
crié, hurlé par Don Covay, on a droit à quelques solos de guitare (Covay aussi)
qui s’entrelacent avec le B3. Un peu plus de sept minutes qui ridiculisent la
plupart de la concurrence, pourtant nombreuse et pas forcément manchote de l’époque.
Grand classique inconnu (ou à peu près). La Pt 2 est plus courte, plus
expérimentale (incantations a capella genre prêcheur fou, quelques notes de
sitar) avant de revenir sur le thème du titre où en plus du Hammond B3, c’est l’harmonica
qui est mis en avant.
Avant cette Pt 2, de bonnes choses. Un hendrixien « Four
women », rhythm’n’blues tout en syncopes et saturation avant une échappée dans
une faille spatio-temporelle avec « Steady roller ». Titre a priori
enregistré live en studio, c’est un duo entre Covay et Hammond, et c’est
surtout la meilleure imitation de Robert Johnson jamais entendue. Evidemment,
ils s’y mettent à deux pour recréer son jeu de guitare, le son est très approximatif,
y’a quelques pains et hésitations, on entend les deux compères taper la mesure
avec le pied, et Covay imite la voix aigue et nasillarde de l’homme qui a
pactisé avec le diable au fameux crossroads. Amusant et bluffant.
Le titre le plus dément arrive ensuite. « Homemade
love » qu’il s’appelle. Intro au piano, rythme soul alangui, avant une accélération
rhythm’n’blues ponctuée par une escouade de cuivres et un duo vocal entre Covay
et sa guitariste Margaret Williams, impressionnante avec sa voix hurlée suraiguë.
Redoutable machine à groove et mélodie qui il me semble bien cite le « Dancing
in the streets » de Martha & the Vandellas. Accalmie puis nouvelle
accélération au final du titre qui là fait penser au Joe Cocker frisant l’épilepsie
à Woodstock. Parenthèse, je suis preneur d’infos sur Miss Williams dont même
les pages Wikimachin en anglais semblent ignorer l’existence …
« But I forgive you blues » et « Shut
your mouth » marquent moins les esprits, le premier est du classic blues-rock,
le second un rhythm’n’blues au tempo enlevé comme on en entendait sur toutes
les rondelles de l’époque …
Ce « House of blue lights » restera la masterpiece de
la discographie guère pléthorique de Don Covay. Je connais pas sa bio, mais je
pense que ses activités d’auteur et de producteur suffisaient à son bonheur, il
semble pas avoir recherché fortune et gloire à tout prix …
Je conseille l’achat de ce « House of blue
light ». Ne vous trompez pas, y’a une purge de Deep Purple qui s’appelle
pareil …
Canned Heat … J’ai arrêté de compter le nombre de fois où
je les ai cités (souvent en compagnie de Status Quo) pour décrire d’une façon
compréhensive par tous quelque chose de pénible et répétitif. Un truc bien ianch,
quoi … Les Canned Heat, c’est malheur et misère à tous les étages. Les deux
leaders et fondateurs du groupe claqués bien jeunes, ce qui n’empêche pas
Canned Heat de bientôt entamer sa sixième décennie d’existence. Au répertoire,
une litanie immuable de boogies monotones (dans tous les sens du terme), étirés
pendant une demi-heure (voire plus) sur scène. Le tout d’un rigorisme et d’un
ascétisme virant à l’idée fixe, à la trademark…
Vestine, Wilson, Hite, Taylor, De La Parra : Canned Heat 1968
Vous imaginez sans peine ce qui va suivre avec ce
« Boogie with Canned Heat » …
Bon, vous vous trompez. Derrière le titre pléonastique,
se cache un bon disque. Qu’il ne viendra certes à l’idée de personne de classer
parmi les grandes œuvres des 60’s-70’s, mais s’il fallait en retenir un du
Heat, c’est celui-là. Parce que durant leur période « royale », le
groupe n’en a sorti qu’une poignée, et celui-ci dépasse de loin tous les autres.
Et aussi et surtout, parce qu’il n’y a pas que des boogies, il y a aussi des
blues (du boogie, du blues, il doit plus rester grand-monde, la plupart des lecteurs
sont à ce stade retournés jouer en ligne, où voir si une blonde vulgaire, la
quarantaine pas farouche, n’était pas venue consulter leur profil Tinder).
Mais pas que. « Boogie … » est le disque le plus varié, le plus
subtil de Canned Heat.
L’histoire commence à Westwood, quartier (celui de l’UCLA
entre autres) de Los Angeles. Dans un magasin de disques consacré aux vieilles
rondelles de blues, bosse le dénommé Bob Hite, pilosité néanderthalienne et
carrure massive (son surnom « The Bear » n’a pas nécessité beaucoup
d’imagination). Hite en plus d’être vendeur, est un collectionneur compulsif de
ces préhistoriques galettes rustiques (mais pas un gestionnaire, il se séparera
de ses dizaines de milliers de vinyles pour cause de faillite personnelle). Un
de ses clients est Alan Wilson, redoutable bigleux (pour lui aussi, le surnom
« Blind Owl » sera une évidence) toujours à la recherche d’une pièce
rare en 78T ou en acétate. Le binoclard emmènera un jour sa guitare, le gros
poussera la chansonnette, et après le long périple habituel des va-et-vient de
personnel, des galères et des premiers concerts et enregistrements, une
formation se stabilise, se professionnalise plus ou moins sous le nom de Canned
Heat (en référence à une chanson d’un antique bluesman dont j’ai pas envie de
rechercher le nom).
Bob Hite
Un premier album éponyme (quand je vous disais que Canned
Heat et imagination ça rime pas) voit le jour début 67, et il est uniquement
composé de reprises (de blues) et comme on le dit en termes diplomatiques, ne
trouve pas vraiment son public. La rotation du personnel continue, et au trio
en lice au début d’année (Hite, Wilson et le bassiste Larry Taylor), viendront
s’ajouter le guitariste Henry Vestine (venu de la galaxie Frank Zappa) et le
batteur Fito De La Parra rejoindra le groupe en studio qui enregistre ce qui
deviendra « Boogie with Canned Heat ».
Sauf que … accident industriel. Durant l’été, le groupe
en tournée (et en goguette) s’est fait serrer par les keufs, poches lestées d’herbe
qui rend nigaud. En ces temps-là, période psychédélique ou pas, flics et
justice rigolent pas avec la drogue, surtout quand ça concerne des corniauds de
seconde zone. Le type qui leur sert vaguement de manager (Dick Taylor, rien à
voir avec le bassiste) profitera de l’occasion. Il payera la caution pour faire
sortir du poste (Vestine, qui jouait avec Zappa - lequel virait immédiatement
tout musicien en possession ou ayant consommé des substances – avait esquivé la
rafle) les quatre nigauds, moyennant la moitié des droits d’auteur sur leurs
chansons et disques à venir. Autrement dit, fini les albums 100% reprises, le
groupe allait devoir composer. Conséquence immédiate, une demi-douzaine de
reprises déjà mises en boîte seront écartées, et paraîtront plus tard en bonus
sur des rééditions (j’y reviendrai plus bas … si j’y pense). Mais, comme
beaucoup à l’époque (Led Zeppelin sur son premier album), Canned Heat va
enregistrer des reprises dont ils « oublieront » de créditer les
auteurs.
Alan Wilson
Cas d’école, le dernier titre de l’album, « Fried
Hockey Boogie », onze minutes au chrono. Ecoutez l’intro. Note pour note
la même que celle de … « La Grange » de ZZ Top, sorti cinq ans plus
tard. Etonnant ? Ben non, le Heat et les Texans ont pompé sans vergogne le
« Boogie Chillun » de John Lee Hooker, qui lui-même avait repiqué un
riff que son beau-père lui avait appris, et qui venait de la tradition musicale
du fin fond du Delta blues … Pour éviter de se fâcher avec le Hook, le même
titre live sera rebaptisé « Woodstock Boogie » (vingt-sept minutes) lors
du fameux festival, ou « Refried Boogie » (quarante et une minutes (!)
sur « Playing the blues »). Banqueroutes mutuelles en vue, Canned
Heat et John Lee Hooker laisseront leurs avocats au vestiaire pour enregistrer
ensemble « Hooker & Heat », renflouant momentanément leurs
carrières. Le morceau litigieux sera évidemment de la partie, cette fois
intitulé « Boogie Chillun n°2 » (un auto-plagiat de Hooker, version
électrique de l’original acoustique) et crédité à Hooker. Fin de l’histoire ?
Non, car une variation du riff sert d’ossature à « On the road again »
…
« On the road again », c’est le titre le plus
connu du Heat. Un morceau à la trajectoire étrange. Enregistré en version blues
de sept minutes et écarté avec d’autres de « Boogie … ». Avec au
chant, la voix aigue et fluette d’Alan Wilson. Une nouvelle version, plus
courte (cinq minutes), au tempo plus rapide et introduite par un drone de
tampura (sorte de sitar) persistant figurera sur « Boogie … »
(premier titre enregistré avec le nouvel arrivé De La Parra). Et parce qu’avant
que l’album soit dans les bacs, il faut sortir du vinyle, la version de l’album
amputée des solos d’harmonica et de guitare, sera la face B d’un 45T avec en
face A un – toujours cette imagination dans les titres – « Boogie
music » (disparu du tracklisting de « Boogie … » et même des
bonus tracks, c’est dire que ça devait pas être un titre terrible). Peu captivé
par cette face A, un DJ retournera la galette et passera « On the road
again » à l’antenne … on connaît la suite, le titre a traversé les
décennies …
« Boogie … » c’est pas seulement des histoires
de plagiat, et faces B qui deviennent des hits planétaires. C’est un disque qui
sans être forcément captivant par son originalité n’est pas une enfilade de
titres siamois. N’en déplaise aux puristes qui ne jurent que par St Wilson et
St Hite lorsqu’il est question du Heat, le grand bonhomme de « Boogie
… » pour moi c’est Vestine. Grand guitariste sous-estimé, balançant des
solos pleins de wah-wahs hendrixiens (sur l’introductif « Evil
woman ») et de pédale fuzz (un peu partout ailleurs). Parce que sans être
de mauvaise foi (et je m’y connais en mauvaise foi), on peut pas dire que
niveau compositions et niveau instrumental, ce soit stratosphérique. Alan
Wilson (un peu d’harmonica, de piano de guitare et de slide) ne laisse pas
pantois par sa technique, la rythmique Taylor – De La Parra fait son job sans
plus (leurs solos respectifs sur « Fried hockey … » ne sont pas
entrés dans la légende des grandes démonstrations virtuoses), et Bob Hite pourtant
physiquement imposant ne marque pas spécialement son territoire au chant. Le
vrai bonus du disque, c’est Vestine, d’ailleurs il a un titre instrumental (ou
plutôt un solo de cinq minutes) rien que pour lui. « Marie Laveau »
qu’il s’appelle ce titre, en référence à une figure mythique de la culture
vaudou du bayou louisianais. « Marie Laveau », traditionnel que l’on
retrouvera (avec des paroles) chez Dr John. Admirez la transition … parce que
le bon toubib, on voit pas son nom sur la pochette (une histoire de contrats,
de droits, un truc du genre), mais il a bien participé à ce « Boogie
… » et ça s’entend. Le piano swinguant et les arrangements de cuivres sur
« Marie Laveau » et « An Owl song », c’est lui, et ça rompt
carrément le ronronnement monotone des boogie blues.
« An Owl song », c’est l’autre titre de la
galette écrit et chanté par Wilson, un rhythm’n’blues léger avec cuivres en
avant et le piano new-orleans style du Toubib. Si ce titre démontre que Wilson
avait les moyens de faire évoluer le monolithisme du Heat, pas seulement à
cause de sa voix de falsetto, mais surtout parce qu’il pouvait écrire dans un
autre registre que les douze immuables mesures, le groupe n’aura pas vraiment
le temps d’exploiter ses talents (l’autre gros succès du Heat, « Going up
the country », c’est aussi lui), il en sera le premier macchabée (ingestion
de trop de barbituriques, sans que la thèse du suicide puisse être validée). Il
n’en tirera aucune gloire posthume (il est celui du « Club des 27 »
qu’on ne cite jamais), c’était un gars au tempérament discret voire mutique, il
n’avait rien du rocker flamboyant …
Canned Heat était un groupe sympa, accessible, et du
moins à ses débuts plutôt « positif » (point trop de drogues dures,
ça viendra plus tard). Témoin sur « Boogie … » le titre anti-drogue « Amphetamine
Annie » boogie mâtiné de rhythm’n’blues. Episode connu de la coolitude du
groupe, lors du festival de Woodstock, pendant que le groupe joue, un zombie
raide def monte sur scène, titube vers le colossal Hite, et vient le taxer
d’une clope. Hite sort son paquet de la poche de son polo Prisu, file une clope
au gars qui fouille ses poches, il a pas de briquet. Hite sort le sien, donne
du feu au quidam, qui entame la causette, puis repart en zigzaguant, le tout
sans que Hite se départisse de son sourire et de sa bonhommie. Lors du même
festival, l’activiste et plus ou moins organisateur Abbie Hoffman, monte sur
scène à la fin d’un titre des Who, et commence à entamer un speech militant au
micro. Speech dont on ne saura rien, Pete Townshend lui administre un magistral
coup de pied au cul et l’éjecte de la scène …
Bon, revenons à « Boogie … ». Quelques machins
bluesy (« Whiskey headed women », « Turpentine moan ») de circonstance,
bien dans la ligne du parti, n’apportent pas grand-chose, tout comme le
boogie-rock de « World in a jug ». La rondelle ne serait pas complète
sans un autre titre à la John Lee Hooker, « My crime ».
En tout cas, la version réaménagée de « Boogie
… » est meilleure que ce que le disque aurait pu donner avec les premières
reprises mises en boîte, avec ses reprises empruntées au répertoire de (of
course) Hooker (« Whiskey & wimmen », T Bone Walker (« Mean
old world »), Albert King (« The hunter »), Buster Brown
(« Fannie Mae »), ou Big Joe Turner (« Shake rattle &
roll »). Pour les deux dernières, ça souffre quand même un peu beaucoup de
la comparaison respectivement avec les versions de Presley ou des Stones.
Voilà, voilà, j’ai dit pas mal de bien d’un disque de
Canned Heat …
C’est avec ce genre de disques qu’on apprécie encore
mieux (enfin, façon de parler) l’ironique sentence de Lennon : « le
rock français, c’est comme le vin anglais ». A peu près tristement exact, et
encore il parlait d’un genre (le rock) qui vaille que vaille était joué et apprécié
en France. Même si je suis pas très fan de Lennon, force est de reconnaître
qu’il avait le sens de la punchline, comme on dit aujourd’hui dans les salles
de réunion des chaînes info … Par contre, j’aimerais bien savoir à quoi il
aurait comparé le blues français …
Réponse, il aurait eu du mal à le comparer à quoi
que soit, parce que le blues français, avant que le binoclard du Dakota
Building se fasse dégommer (1980), ça n’existait pas, ou si peu … Pourtant le
genre, né dans les années 20, avait largement ses trimestres pour une bonne
retraite, réformée par Micron ou pas … Musicalement, la France a toujours été …
franchouillarde. Et rétrograde. Les seules vieilles traces de blues en français
c’étaient les sinistres pastiches signés du couple de tocards prétentieux venus
du jazz le plus intégriste, Vian et Salvador (genre « La blouse du
dentiste »). Par souci d’économie et sur recommandation de mon docteur, je
vais pas me fâcher sur ces deux pantins (surtout Salvador, Vian a écrit
quelques jolis textes), mais y’en aurait des choses à dire …
Bon, le blues est pas le genre musical le plus
flashy du monde, on est d’accord … les frenchies ils avaient suivi (à la sauce
française) tous les genres musicaux anglo-saxons, des adaptations de Dylan par
Aufray au rock stonien pour ados de Téléphone, en passant par l’inamovible
Johnny, mais sans jamais se frotter vraiment à l’idiome rustique du Mississippi
… et que les docteurs es musiques tristes viennent pas me bassiner avec Alan
Jack (Civilization ou pas), il vendait quatre disques et jouait devant quinze
types dans les MJC dans les seventies …
Il faudra attendre la toute fin des années septante
pour voir arriver un tas de types étiquetés blues. Ils s’appellent Benoît Blue
Boy, Patrick Verbeke, Paul Personne (le meilleur de tous, début 80’s) et … Bill
Deraime, on y arrive …
Alain Deraime (son vrai nom) sort ce disque éponyme,
son premier, en 1979. Avec le fort soutien de la figure tutélaire du blues
français, l’harmoniciste-arrangeur-producteur Jean-Jacques Milteau. Le tout sur
un minuscule label indépendant, Argile, distribué sans conviction par RCA. Et
preuve que le blues tout le monde s’en tape dans ce pays, les trois premiers
disques du Bill n’ont jamais été réédités en Cd. Tout juste compilés en une
dizaine de titres sur galette argentée (« Mister Blues »), et
pourtant ses deux plus gros succès (si, si, ils passaient souvent à la radio,
je les ai de mes oreilles entendus) sont sur les disques suivant ce « Bill
Deraime » (« Faut que j’me tire ailleurs » et « Babylone tu
déconnes »). N’allez pas croire que je vous cause là d’un collector, un
objet mirifique qu’il faudrait acquérir à tout prix (ça se trouve facilement sur
les sites spécialisés à moins de vingt balles port compris en état quasi mint).
Parce que le Bill, il a d’entrée réussi à imprimer, comme on dit dans les
cadres de Renaissance. Look total baba, béret ou bonnet rouge à la Commandant
Cousteau, barbe ou barbichette, inamovibles pendant son demi-siècle de carrière
(il a paraît-il pendu définitivement sa gratte au râtelier en 2016). Et donc il
a vendu un peu de disque, et on continue d’en trouver dans les greniers …
Mais je digresse, je digresse … c’est juste pour
meubler, pour me faire croire que je suis payé à la ligne. Parce qu’en fait,
sur cette rondelle, j’ai pas grand-chose à dire. Bill Deraime, c’est pas Bob Johnson,
Muddy Waters ou John Lee Hooker, autant le préciser d’entrée. C’est
sympathique, sans plus … avec un goût suranné et vieillot … Pour résumer (et
tout dire ?) ce « Bill Deraime » me fait souvent penser à ce que
sortait Eddy Mitchell à peu près à la même époque (« Sur la route de Memphis »,
« La dernière séance », ce genre …). Et on peut pas dire que le sieur
Moine transpire le blues par tous ses pores…
« Bill Deraime », ça ressemble beaucoup
plus à du boogie (woogie ou pas) (« Mean old blues », « Baba boogie »,
du rhythm’n’blues (« Rumeurs »), parfois des touches de rockabilly (« Le
train roule ») ou de psychédélisme (« Sur ma chaîne bon marché »).
On essaye de se raccrocher à la locomotive Higelin qui vient de virer rock (« Lundi
soir », limite plagiat), on tente un risible titre funky (« Musique
de fête », le plus mauvais de la galette, on croirait entendre Fugain et
son fuckin’ Big Bazar). Il n’y a qu’une paire de titres acoustiques (« C’est
dur » et « Impasse du Crépuscule » avec son joli texte hommage à
Wilder et au cinéma noir américain) pour le côté roots de l’affaire. Toutes les
compos sont originales, les textes sont tous en français, certes travaillés
mais ne vaudront pas à Deraime un strapontin à l’Académie Française (c’était
cependant pas le but), ça cause fumette, crise d’identité, conflits
générationnels, affirmation de la personnalité, ça fait quand même un peu ado
attardé (Deraime a trente balais).
Musicalement, ça casse pas des briques, même si beaucoup
aimeraient avoir pour un premier enregistrement autant de monde en studio. En
plus du Milteau déjà cité, on note la présence des guitaristes reconnus des 70’s
Pierre Fanen (ex Zoo et Triangle, genres de Blood Sweat & Tears français) et
Christian Lancry, Paganotti à la basse ... Une section de cuivres américaine
(les requins de studio Muscle Shoals Horns) participent à quelques titres. Et
même si ça confère à l’ensemble une sympathique patine « vite fait bien
fait », on sent dans la prod et le mixage un budget qui est loin d’être no
limit …
Rajoutez à tout ça la voix quelconque et limitée de
Deraime, et on comprend que personne se soit hasardé à une formule du genre « j’ai
vu le futur du blues, il s’appelle Bill Deraime ».
La démarche et le bonhomme sont plutôt sympas, son
disque est sincère (sortir ce genre de rondelles ne risque pas de voir accoler
à son nom l’épithète d’opportuniste), mais bon, pas de quoi se relever la nuit …
Pfff … tu nous causes encore d’une vieille rondelle
des Stones ? ‘tain, comme s’il y avait pas des trucs intéressants qui
sortent ces jours-ci, comme euh … attends, y’en a plein des super trucs récents,
comme … bof, tout compte fait, allons-y pour un disque des Stones …
Donc, à l’usage des jeunes générations, les Stones,
Rolling de leur prénom, étaient un orchestre de jeunes anglais au début de la
sixième décennie du siècle dernier. Orchestre qui eut un certain succès dès ses
débuts et qui a compris, dès le départ, que recycler plein de vieux machins de
nègres américains c’était bien, remplir des salles de concert londoniennes de
fillettes en extase, c’était bien aussi, mais qu’il y avait un truc, tout rond,
tout noir, qui s’appelait un disque vinyle, et que si on en vendait à plein de
gens, eh bien on gagnerait plein de fric …
Bon, je suis pas en train de dire que les Stones
étaient un groupe qui louchait vers le commercial, juste qu’eux (ou plutôt à
cette époque-là ceux qui géraient ou accompagnaient leur carrière) ont vite
entrevu l’importance de l’aspect commercial, parce qu’on était dans un monde
aux infinies possibilités, mais qui restaient à inventer. Cas le plus marquant,
Elvis le pas encore bouffi et le Colonel Parker, du commerce façon rouleau
compresseur. Cas qui montrait que du pognon de dingue comme dirait l’autre
tanche, te tombait dans les poches rien qu’en s’intéressant qu’au marché américain
(par la force des choses, voir la bio du Colonel).
Les Stones avaient un manager, et pas un mauvais,
Andrew Loog Oldham. Qui grâce à une communication maline (« laisseriez-vous
votre fille sortir avec un Rolling Stone ? »), avait démarqué ses
poulains du reste du troupeau anglais. Les Rolling Stones étaient les mauvais
garçons, comparés aux gentils Beatles. Et même si l’histoire a démontré que les
Beatles avaient beaucoup plus « vécu » (les concerts dans les boîtes
de strip-tease de Hambourg, ça forme le caractère, mais pas que …) alors que
les Stones n’avaient pas commencé d’enregistrer. Les Stones étaient le groupe
transgressif, agressif, méchant, le son bordélique de leurs disques renforçant leur
aspect bad boys. De plus avec leur leader l’angelot blond Brian Jones et leur
chanteur Mick Jagger, ils remportaient haut la main le trophée des beaux gosses
photogéniques. Enterrés tous les groupes jouant dans le même registre, tous ces
Animals, Pretty Things, Them, Kinks, Who, … pourtant pas moins sauvages
musicalement, et vulgairement débraillés pour leur époque.
Une fois les jalons et la suprématie posés dans la
perfide Albion, les Stones, à l’instar des Beatles, sont partis à l’attaque du
juteux marché américain. Dont les paramètres ne sont pas ceux de l’Europe. Coup
de bol, autant Beatles que Stones n’avaient dans leur genre musical au début
des 60’s, soit pas de concurrents (Beatles), soit pas d’équivalent (Stones). Les
Beatles inventaient un idiome (la pop), les Stones, reprenaient l’affaire côtés
blues et rock’n’roll sur un champ de ruines désertiques. Tous les bluesmen
historiques qui les avaient inspirés, tous les pionniers du rock, étaient soit
déjà morts, soit retirés des affaires, soit pas au mieux. Et bien que les
sources de leur musique soient noires, les Stones allaient évidemment viser le
marché des jeunes blancs. Il fallait pour cela mettre sur pied communication et
logistique, en gros dégotter leur Colonel Parker. L’homme des Rolling Stones
aux USA sera Allen Klein, au moins aussi bon vendeur de ses artistes et aussi bon
escroc que le Colonel. C’est Allen Klein qui va hériter de ce « Rolling
Stones, now ! ».
Pour ne rien simplifier, les disques américains des Stones
sont différents des disques anglais. Pour plusieurs raisons. Le format roi du
vinyle de l’époque, c’est le 45 tours quatre titres. Quand on en a sorti trois,
on les met à la suite et ça donne un trente-trois tours. Toutes ces rondelles,
il faut en assurer la promo. Et à cette époque-là, y’avait pas internet pour
permettre le don d’ubiquité, fallait décaler les dates de sortie Europe-US,
pour pouvoir faire partout le service après-vente. Sauf qu’entre-temps,
d’autres titres étaient sortis et les nouveautés étaient bien évidemment
prioritaires sur les 33 T. D’où des disques qui ne portent pas le même nom et
n’ont pas exactement les mêmes titres sur un continent ou l’autre … « …
Now ! », c’est le petit frère américain de « Rolling Stones N°2 »
en Europe.
Les deux disques ont sept titres en commun, et côté
hits, « …Now ! » fait l’impasse sur « Time is on my side »
pour inclure son quasi siamois « Heart of Stone » (qui plus est, les
deux font partie des rares titres signés Jagger -Richards, parce qu’il faut
penser en termes de vente mais aussi en retombées de droits d’auteur).
Comme tous les disques de leurs débuts, les reprises
sont majoritaires. Et « … Now ! » commence par « Everybody
needs somebody to love », le classique de Solomon Burke, alors référence
ultime de Jagger pour le chant et le jeu de scène (il y aura ensuite James
Brown et Tina Turner, avant que le Mick s’émancipe et fasse du Jagger depuis
plus de cinquante ans). Version plus enlevée, plus « blanche » que
l’original (mais moins accrocheuse que celle des Blues Brothers). Les Stones de
la fin 64 sont surtout un groupe de reprises, livrent des versions
brouillonnes, à l’arrache, dans une bouillasse sonore caractéristique. C’est cette
approximation (renforcée par un mixage volontairement « sale ») qui
sera leur marque de fabrique pendant des décennies.
Octobre 64, Ed Sullivan Show, 1ère télé américaine
Ils reprennent dans « … Now ! » du
Chuck Berry (« You can’t catch me ») et leur version contraste avec la
netteté des enregistrements originaux du grand Chuck. De toutes façons, même
s’ils le reprennent pas directement, ils ne manquent pas de s’en inspirer.
Surtout Keith Richards pour ses parties de guitare (d’où la fameuse anecdote du
bourre-pif reçu par l’Anglais lors de leur première rencontre). Le même
traitement sonore est réservé à une reprise du « Mona » de Bo Diddley,
avec le si caractéristique Diddley beat noyé sous les couches « sales »
de guitares. Les Stones peuvent remonter encore plus loin dans le temps en
reprenant « Down the road apiece » qui fut un Top Ten (américain, of
course) dans les années 40. A contrario, ils peuvent reprendre des choses
toutes récentes, ici le « Pain in my heart » un des premiers titres
du débutant Otis Redding. C’est pas la peine d’en rajouter, mais ça va mieux en
le disant, Jagger n’a pas le coffre soul du grand Otis. Last but not least, on
a aussi droit à la cover d’un des classiques du blues, le « Little red
rooster » de Willie Dixon popularisé par Howlin Wolf, ici plus up-tempo et
sans l’aspect sépulcral de la voix du Loup.
A côté de ça, les compos originales de Jagger /
Richards font un peu piètre figure, hormis le « Heart of stone » déjà
évoqué. Ces « What a shame », « Off the hook » et « Surprise,
surprise », sont loin de faire partie de ce que les futurs Glimmer Twins ont
écrit de mieux. Mais c’est en se forçant à écrire (bien aidés par la pression
que leur mettait en permanence Andrew Loog Oldham), qu’ils finiront par trouver
leur voie et l’originalité de leur démarche. Même pas six mois après ce « Rolling
Stones Now ! » sortira « Satisfaction » et leur histoire et
celle du rock prendra une tout autre tournure.
En attendant, « Rolling Stones Now ! » nous
montre un groupe ambitieux, cherchant la reconnaissance des deux côtés de l’Atlantique.
Intéressant mais pas indispensable …
Le Festival des festivals a certes fait la part
belle aux valeurs confirmées (Hendrix, Joplin, Grateful Dead, Creedence, …),
mais a aussi révélé au monde des stars en devenir (qui ne le sont pas toujours
devenues) comme Joe Cocker, Santana, Alvin Lee, Sly Stone, … Et parmi tous ces
futurs du rock’n’roll, ont été retenus surtout des guitaristes, Alvin Lee,
Santana, Joe Cocker (ouais, je sais, il a seulement inventé la air guitar mais
les hippies du haut de la colline devaient croire qu’il en jouait vraiment …).
Johnny Winter
Et puis question guitariste, il y en a un dont on a
moins parlé sur le coup, mais qui allait devenir un des poids lourds des
seventies en matière de heavy blues, le dénommé John Dawson Winter III, plus
connu sous le diminutif de Johnny Winter. Un des bleubites du raout, qui avait
juste un disque « Johnny Winter » passé inaperçu début 69, et venait
de terminer des sessions à Nashville qui allaient donner à la fin de cette même
année ce « Second Winter ».
Et du coup, le monde des seventies allait (un peu) s’enticher
de cet albinos myope, chevelu et longiligne, qui remettait au goût du jour un
modèle oublié de guitare, la Gibson Firebird, et de par son style et son origine
texane, devenait un des grands ancêtres du rock sudiste.
Où en est-on cinquante après ? Johnny Winter
est mort et enterré (en 2014) sans que ça fasse la une des journaux, même
spécialisés, et son nom, lentement mais sûrement, est écrit de plus en plus
petit dans les livres d’histoire depuis quarante ans … et rien ne laisse
supposer qu’on ait un jour un Johnny Winter revival …
Ecouter aujourd’hui « Second Winter » … why not
… mais ça laisse quand même une impression d’aller visiter une pièce de musée
ignorée du public. En clair, Jeannot Hiver a sacrément pris la poussière. Le guitar
hero c’est un genre en voie de disparition et Johnny Winter en est un des
spécimens les plus caricaturaux. Deux exemples tirés de « Second Winter ».
Au bout de sept (oui, sept) secondes du premier titre (« Memory pain »),
il part en solo, avant de se raviser le temps de quelques mesures en reprenant
le riff, puis finalement de se lâcher sur le manche. Le dernier titre, « Fast
life rider » est une jam de sept minutes basée sur un solo de sept minutes.
Je sais, y’en a qui aiment voire qui adorent ça, mais moi, aujourd’hui, comment
dire, je peux pas …
Johnny Winter à l'école des fans ...
Faut pas pour autant cracher sur Winter, qui était
un brave type qui se la racontait pas, et un passionné sincère de blues. Tout sauf
un opportuniste (et l’époque en a connu quelques-uns, notamment tous les clones
de Hendrix qui ont fleuri comme mauvaises herbes après interdiction du
glyphosate). Un type qui avait du style, et un style, la recherche de la
vitesse sur le manche, et une énergie jamais démentie. A tel point que ses
disques les plus souvent cités sont les deux lives de cette époque (« CapturedLive », « Johnny Winter And »). Johnny Winter donnait le
meilleur sur les planches. Parce qu’en studio …
Johnny Winter certes composait (une petite moitié
des titres sur cette rondelle), mais sans réel talent (qui peut citer un
morceau écrit par lui ? répondez pas tous en même temps, de toute façon y’a
rien à gagner). Johnny Winter était un musicien de reprises, rendant
éternellement hommage aux pionniers du blues et du rock’n’roll (même quand il
signe le titre, par exemple « I’m not sure », ben moi je suis sûr qu’il
repique sur un passage un riff à Muddy Waters, en l’occurrence celui de « Hoochie
Coochie Man »).
Comme il faisait des disques sans me demander mon
avis, il reprenait (ici deux fois, « Slippin’ & slidin’ » et « Miss
Ann ») du Little Richard, ce qu’il ne faut jamais faire si on ne s’appelle
pas McCartney, Fogerty ou Wanda Jackson. Et encore, sur « Slippin’ &
slidin’ », y’a l’autre Winter qui sauve presque l’affaire avec son sax et
son piano. Ah, je vous ai pas dit, des Winter il y en a deux sur ce disque. Le Johnny
donc, et puis le petit frère Edgar (albinos également, mais à moustache et le cheveu
plus court). Curieuse affaire familiale, Edgar n’étant là qu’en studio, alors
qu’en live Johnny Winter se produit en power trio (le bassiste de ce « Second
Winter » et un batteur qui arrivera un peu plus tard constitueront dans
les 80’s la rythmique de Stevie Ray Vaughan, comme quoi y’a des bassistes qui
prennent leur pied derrière des guitaristes bavards …). Et assez vite, le petit
frère frustré montera son propre groupe, l’originalement nommé Edgar Winter
Band.
Edgar et son grand frère
J’en étais où ? ah ouais, les reprises … « Johnny
Be Goode » est évidemment de la partie. Rien à dire, c’est un morceau d’une
évidence et d’une simplicité bibliques, difficile de le massacrer même en y
mettant de la bonne volonté. Ce sera, étiré jusqu’à pas d’heure, le titre
emblématique des concerts de la Juke Box Winter Revue pendant des décennies …
parce qu’en fait, Johnny Winter c’est un juke-box qui fait des solos de guitare.
Quelques fois à côté de la plaque. Reprendre le « Highway 61 revisited »
(un des premiers titres « électriques » de Dylan) était pas une bonne
idée, (surtout après la tornade « All along the whatchtower » par
Hendrix) et le classique dylanien, tout barbouillé de Gibson Firebird, en reste
pour le moins problématique …
En fait, il n’y a qu’un titre un peu à part, il s’appelle
« I hate somebody », et sous l’impulsion d’Edgar, tire une bordée
vers le swing jazz, tout en restant éloigné par le résultat des productions de
Lionel Hampton, Count Basie ou Duke Ellington …
L’heure de gloire de Johnny Winter continuera jusqu’au
milieu des années 70, avec une rude concurrence à succès côté sudiste (Allman
Brothers Band, Lynyrd Skynyrd, ZZ Top, …), et puis le temps des guitaristes
bavards (Santana, Alvin Lee, Marino, Cippolina, …) finira par passer de mode.
Winter, d’une santé de plus en plus fragile, et bien qu’il soit monté sur scène
jusqu’à la fin de sa vie, ne réussira pas à accrocher le train des heavy blues
revivals des années 80 (S R Vaughan) et suivantes (Gov’t Mule, Poppa Chubby, …).
A la fin de l’été 1938 John Hammond (le père du bluesman
laborieux du même nom) est dans le Mississippi pour faire signer chez la
Columbia un certain Robert Johnson, dont quelques singles chez Vocalion qu’il a
entendus lui ont fait forte impression. Hammond apprend que le type qu’il
cherche vient de mourir. Il n’aura cependant pas fait le voyage de New York pour
rien, il rentrera avec dans ses bagages Big Bill Broonzy. Et plus tard il
signera pour la Columbia Billie Holiday, Bob Dylan, Aretha Franklin, Leonard Cohen,
Bruce Springsteen, … entre autres. Conclusion : Hammond avait des oreilles
et savait s’en servir …
Début des années 60, dans sa chambre, Brian Jones, leader
de Rolling Stones qui se cherchent (et cherchent encore le succès) fait écouter
au minot Keith Richards un disque importé des States. Question du Keith :
« C’est qui ? ». Réponse : « Robert Johnson ».
Keith : « Ouais, ok, mais l’autre guitariste ? ».
Brian : « Personne, il joue tout seul Johnson … ».
Ce même disque (« King of the Delta blues ») paru en
1961 (un volume 2 sortira une dizaine d’années plus tard), traumatisera à
jamais un certain Eric Clapton qui va bientôt se faire un nom comme guitariste
des Yardbirds … Et qui reprendra Johnson un nombre incalculable de fois, de
« Cross road blues » du temps de Cream, jusqu’à un album entier de
reprises (« Me and Mr Johnson », 2004) …
1969,
les Stones enregistrent « Let it bleed ». Keith fait écouter à Mick
un titre inédit pirate de Johnson. Emballé, Mick est OK pour intégrer ce titre,
« Love in vain » sur leur nouvel album … La version originale de
Johnson sortira pour la première fois sur ce « Complete Recordings » trente
ans plus tard.
Extrapolation … Avril 1930. Mme Virginia Johnson meurt en
mettant au monde son enfant, qui ne survivra pas non plus. Le père, Robert
Johnson, s’en remettra. Qu’en serait-il advenu de ce gamin s’il avait
vécu ? Et s’il avait pris de bons avocats, il aurait aujourd’hui plein de
thunes (venues des droits d’auteur de papa) et titillerait dans le classement
Forbes les Bezos, Gates ou Zuckerberg, tant les chansons du paternel ont été
reprises …
16 Août 1938. Après une nuit d’agonie et de souffrance, Robert
Johnson est déclaré bon pour le cimetière. La veille au soir, il donnait un
concert dans un rade d’un trou perdu du Mississippi (Greenwood), où il avait
l’habitude de se produire. Il partageait l’affiche avec Sonny Boy Williamson.
Un péquenot du coin dont Johnson serrait la femme de près, lui tend une
bouteille entamée de whisky. Williamson lui dit de ne pas boire, Johnson le
repousse et tête la fiole. Le cocktail strychnine-whisky fera rapidement effet…
Telle est la version la plus « officielle » de la mort de Robert
Johnson …
Quand Robert Johnson était sur scène et qu’un type dans
le public ne le quittait pas des yeux, aussi sec Johnson arrêtait de jouer et
quittait les planches. Il avait peur que le quidam comprenne et lui pique ses
plans de guitare. Variante Chuck Berry qui déclarait que s’il bougeait autant
sur scène et se livrait à des chorégraphies étranges (le duck walk entre
autres), c’était pour masquer sa façon de jouer…
A l’inverse, ceux qui l’ont connu affirment que Robert
Johnson, même pris dans une discussion, était capable de reproduire à la note
et au mot près une chanson entendue une seule fois. Robert Johnson était-il un
vulgaire détrousseur des morceaux écrits par d’autres ?
Sur deux des trois seules photos certifiées de Robert
Johnson (dont la pochette de ce Cd), on voit bien ses mains. Des doigts aux
phalanges démesurément longs, à la E.T. Peu ou prou les mêmes paluches aux
doigts immenses que Hendrix ou Jeff Beck, les deux autres extra-terrestres de
la six cordes … Johnson était capable de tenir les notes basses sur trois
cordes et de jouer des accords ouverts sur les trois autres, d’où la méprise de
Keith Richards. Un son et un jeu uniques (et sans sustain, échoplex et pédales
d’effets …).
Robert Johnson aurait rencontré le Diable à un carrefour,
lui aurait fait cadeau de sa vie en échange d’un cours particulier de guitare.
Un autre Johnson raconte la même histoire, et aucune des chansons de Robert,
malgré des titres évocateurs (« Cross road blues », « Preaching
blues », « Me and the devil blues ») n’y fait précisément
allusion … cheap thrills …
Robert Johnson est doté d’une des voix les plus
particulières du blues, très aigue (certains partisans de la théorie du complot
version douze mesures affirment que ses enregistrements ont été accélérés pour
obtenir ce timbre vocal, et que le talent de Robert Johnson ne serait que
bidouillage de studio … assez improbable cependant). Johnson multiplie aussi
dans ses parties chantées les yodels venus du hillbilly et de la country, allant
parfois faire untour du côté du phrasé
du rag (« They’re red hot ») …
En cinq jours (23,26 et 27 Novembre 1936, 19 et 20 Juin
1937), Robert Johnson a enregistré 63 prises (la plupart des titres en deux
versions). Seules 41 prises représentant 29 titres sont répertoriées à ce jour.
On suppose les autres prises détruites. Cinq jours, c’est à peu près le temps
qu’il faut depuis quarante ans pour régler en studio le son de la batterie …
Robert Johnson était pote avec Sonny Boy Williamson (le
premier), aurait traîné avec Son House, aurait connu Charley Patton. Son idole et
inspirateur était un certain Ike Zinnerman.
Robert Johnson était un musicien professionnel. Son
terrain de prédilection était le Mississippi (Delta blues). Contrairement à
tous ses successeurs, il semble qu’il n’ait jamais fait ni envisagé de faire un
tour à Chicago.
Robert Johnson avait la réputation d’un tombeur et d’un
serial niqueur. Ça aussi, ça fera partie du CV de tout bluesman qui se
respecte.
Bien avant les junkies des sixties (Morrison, Hendrix,
Joplin) et les suivants (Cobain, Winehouse), Robert Johnson a aussi inventé le
club des 27 …
A part Muddy Waters, mais dont la carrière a duré
plusieurs décennies (et bien aidée par Willie Dixon), je ne vois pas qui peut
lutter par la quantité (et la qualité) des standards publiés. Et si Mme Sony
(propriétaire de la Columbia) avait la bonne idée de nettoyer le son de ce
qu’elle met sur le marché de Robert Johnson (vraisemblablement repiqué sur les
shellacs Vocalion, souffle et crachotements à la pelle, dynamique inexistante),
ce serait parfait …
Merci à la dernière génération de verres progressifs qui
m’ont enfin permis de lire les caractères microscopiques du copieux et
instructif livret de ce « Complete Recordings » …
Je pourrais noircir des feuillets à dire du mal de Clapton.
Mais je n’en ferais rien. Bon si, juste un peu, puisque vous insistez …
Clapton, depuis au hasard, « Layla », il est aussi intéressant qu’un
congrès de fossoyeurs dépressifs. Bon, on doit pouvoir sauver si on n’est pas
trop regardant deux ou trois titres par décennie (et encore moins dans les
années 80, où l’ancien God n’avait rien trouvé de mieux que de s’acoquiner avec
Phil Collins, no comment …). Clapton, son truc c’est le blues, à la base pas le
genre musical le plus joyeux de la gamme, mais une fois qu’il est passé par ses
pattes, ça devient carrément sinistre et ça s’empêtre dans des
hommages-tributes à l’électroencéphalogramme plat (des disques entiers farcis
de reprises de standards, de Robert Johnson, des collaborations avec des types
comme lui au bout du rouleau, genre BB King ou JJ Cale). Un entêtement, voire
un acharnement, à accomplir une sorte de chemin de croix musical pour réaliser
ce qu’il pense être son destin… comme ces types qui passent leur vie à
construire des Tour Eiffel en allumettes qu’ils ne montrent à personne … bon,
chacun ses marottes, je bouffe bien du temps à écrire des conneries sur ce blog
…
Clapton, à bientôt soixante ans de
« métier », a toujours été un gars pas bien dans ses baskets. Le
rigoriste du blues, qui voulait faire son truc peinard, qui n’aimait pas et
supportait encore moins d’être mis en avant, présenté comme un génie, ou un
animal de foire, c’est selon. Cependant d’une inconsistance et plein de
paradoxes étonnants, lui qui fuyait le succès des Yardbirds pour se réfugier
chez un autre Mormon du blues John Mayall. Puis qui voyant son surnom (God)
tagué sur les murs de Londres, fuyait cette nouvelle reconnaissance pour
repartir de zéro, enfin ce qu’il se croyait, se mettre à la colle avec les deux
mégalos Bruce et Baker n’est pas le bon moyen de rester anonyme. De Cream à
Blind Faith, il lance la mode hyper médiatisée à l’époque des super groupes.
Avant de se « ressourcer » dans la tribu d’allumés de Delaney &
Bonnie. Si bien qu’à la fin d’une décennie qu’il aurait voulu traverser sans
laisser de traces, Clapton s’est toujours retrouvé sous les feux de la rampe,
observé et scruté par des légions de fans.
Derek & The Dominos
Tout
ça a laissé des cicatrices mentales profondes. Toujours en plein doute (de
lui-même), sérieusement secoué par la tornade flamboyante Hendrix qui l’avait
laissé hébété lorsqu’il l’avait vu enflammer les clubs londoniens, Clapton
sombre dans la bibine et l’héroïne, manière de se foutre le cerveau en miettes.
Pour le cœur, le con trouve rien de mieux que de tomber amoureux fou de la
femme de son meilleur pote, un certain George Harrison. Résultat des courses,
c’est un Clapton à la dérive totale, réduit à l’état d’épave humaine, qui
entame les années 70. N’ayant pas prévu de se lancer dans le mannequinat pour couturiers
italiens (ça viendra plus tard), il réunit quelques clampins, la plupart
rencontrés dans la galaxie Delaney & Bonnie ou dans l’entourage de Joe
Cocker, et tente vaguement de coucher quelques titres dans la cire. L’affaire
se présente plus que mal, les heures de studio s’accumulent et rien d’écoutable
n’en sort. Jusqu’à ce qu’un autre hédoniste notoire, comme lui grand amateur de
poudres blanches et de bouteilles passe lui dire un petit bonjour au studio
réquisitionné par le Clapton à Miami (comme tous les héroïnomanes, ayant
toujours l’impression d’être glacés quand le manque de dope commence à se faire
sentir, il s’est installé au soleil).
Le
visiteur, c’est Duane Allman, du groupe de frères du même nom. Coup de bol, il
a emmené sa guitare slide, les deux hommes commencent à jammer, et il se passe
un truc, le genre d’osmose artistique que tout musico digne de ce nom
recherche. Allman promet de repasser pour participer à quelques titres, et
rejoint sa tribu en tournée. Clapton, en pleine hystérie créative, compose nuit
et jour, Allman revient et en cinq jours l’équivalent d’un double album est
couché sur bandes. Personne n’a jamais réussi à expliquer comment tel miracle
avait été possible, toujours est-il qu’il a eu lieu, et le résultat s’appelle « Layla
and other assorted love songs ».
Ce
qui n’a pas fait de Clapton un Patrick Sébastien du blues, ses fantômes rôdent
toujours. Le nom des participants n’apparaît ni sur le recto ni le verso de la
pochette originale (toujours cette répulsion de l’Anglais à être dans la
lumière). Le secret de polichinelle ne durera pas, et contre toute attente,
dans une époque pourtant fertile en galettes cruciales, Clapton balance à la
face du monde une œuvre qui enterre tout ce qu’il a déjà fait (et ne parlons
pas des machins à venir).
Dominos & Duane Allman
Cette
mécanique qui naît de l’étincelle lors de la rencontre de deux musiciens,
l’histoire du jazz en est pleine. L’histoire du rock beaucoup moins, et
« Layla » en est peut-être l’Himalaya du genre. L’apport de l’un sur
l’autre est palpable dans chaque mesure. La rigueur, pour ne pas dire la
rigidité de l’Anglais. Les titres sont écrits, les improvisations sont bien
encadrées. Le côté chien fou du Sudiste, qui vient pousser Clapton dans ses
derniers retranchements techniques, et le fait (chose invraisemblable pour qui
connaît ses années 60) swinguer. Et plus jamais Clapton ne retrouvera ce
groove. Peut-être pour la première fois de sa vie, il a touché à l’âme de la
musique noire, qu’il poursuivait depuis toujours. Et qu’il ne retrouvera plus jamais
…
Il
y a dans « Layla » comme un résumé de toute la carrière de Clapton
jusque-là. Les courts morceaux mélodiques, « I looked away »,
« I am yours », « It’s too late », qu’il assume, alors qu’il les rejetait
dédaigneusement du temps des Yardbirds, et qu’il consentait tout juste à les
disperser sur les disques de Cream. Les blues, évidemment. De structure
classique, parce que repris aux figures tutélaires du genre (« Key to the
highway » de Big Bill Broonzy, « Have you ever loved a woman »
de Billy Myles dont Freddie King avait fait la première version) ou écrits ou
co-écrits par Clapton en respectant scrupuleusement les codes du genre
(« Bell bottom blues », « Nobody knows … »). Les prises de
risque avec ce « Little wing » d’Hendrix, où Clapton laisse
traumatismes et complexes au vestiaire et se frotte à ce titre un peu zarbi
tiré du plutôt confus « Axis : Bold as love » du Voodoo Chile
qui l’a totalement éclipsé au firmament des guitar-heroes. Hendrix quittera ce
monde sans avoir entendu cette reprise. On trouve aussi dans
« Layla » ces titres jusque-là inenvisageables chez Clapton, qui
funkent et qui groovent, et pas qu’un peu (« Keep on growing »,
« Tell the truth », Why does love … »), et qui portent la patte
de Duane Allman, habitué à ces structures rythmiques chez les Bros.
Deux
pièces majeures se dégagent su lot. « Anyday » est porté par un riff
monstrueux et construit sur une accélération quasi permanente du tempo. Ce
titre n’est pas chanté, il est littéralement gueulé par Clapton, comme pas mal d’autres
dans le disque. Là aussi, plus jamais Clapton ne se lâchera de la sorte au
chant. Il est parfois à la limite de la justesse et soutenu par les harmonies
vocales de Bobby Whitlock. Etrangement, alors qu’il était une cible de choix
pour eux, cette approche vocale m’évoque le duo Strummer-Jones du Clash … Et
puis, évidemment, il y a « Layla ». Déclaration d’amour transparente
adressée à Pattie Boyd, la femme de son pote George Harrison (Layla était son
surnom-diminutif, même si pour sauver les apparences, la version officielle
dira que « Layla » est le titre d’un poème persan qui a inspiré
l’album, foutaises diplomatiques …). Un morceau résultat du collage de deux
parties distinctes, avec un riff d’intro parmi les plus célèbres du rock, et une
transition et un final reposant sur le piano de Jim Gordon, d’ailleurs crédité
à la co-écriture. Chanson d’amour désespérée, dans laquelle on entend
littéralement chialer la guitare. Il semblerait que ce soit celle de Duane
Allman, même si l’on sait depuis que les deux guitaristes ont passé les
sessions à s’imiter réciproquement et à trouver l’un comme l’autre des
sonorités qu’ils n’exploraient pas jusque-là. Allman n’a pas vécu assez vieux
pour commenter ses acrobaties (il s’est tué en moto moins d’un an après la sortie
du disque), et de toute façon, les deux étaient tellement défoncés que peu de
souvenirs nets demeurent de ces séances.
Pattie "Layla" Boyd
« Layla … »
est un disque de chevet pour les amateurs de solo de guitare depuis qu’il est
sorti. Perso, ce qui m’accroche le plus, c’est la qualité des titres. A part
une paire de quelconques (« Nobody knows … » plutôt scolaire et
appliqué, et l’ultime et falot « Thorn in the garden » sur lequel on
a du mal à se concentrer après les sept minutes de la tornade « Layla »),
tout le reste est d’un niveau stratosphérique.
L’aventure
Derek & The Dominos » sera sans suite. Il traîne bien un live au
Fillmore (sans Allman) dans lequel un Clapton gavé d’héro sombre corps et biens
dans des solos à rallonge autistes et hébétés. Il va se cloîtrer chez lui, en
Floride, se livrer à tous les excès opiacés, être donné sinon mort du moins
perdu pour la musique, avant un retour cahin-caha (« 461 Ocean Boulevard,
son adresse à Miami) porté par un hit reggae (très loin donc de Robert
Johnson), la reprise façon Club Med du « I shot the sheriff » de
Marley.
Epilogue
de l’histoire : Layla quittera Harrison en 1975 pour aller vivre avec
celui qui avait fait un double album pour lui clamer son amour. Happy end ?
non, la belle volage laissera rapidement tomber Clapton … and the show must go
on …