Affichage des articles dont le libellé est Top 10 Movies. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Top 10 Movies. Afficher tous les articles

CHARLES LAUGHTON - LA NUIT DU CHASSEUR (1955)

 

Love and Hate ...

« La nuit du Chasseur » (idem en anglais, « Night of the Hunter »), ce serait trop facile (mais je vais pas m’en priver) de dire que des films comme ça, on n’en tourne qu’un dans sa vie …

Charles Laughton & Lilian Gish

Et effectivement, ce sera le seul passage de Charles Laughton derrière la caméra. Laughton, c’est un Anglais qui a surtout travaillé aux Etats-Unis (il sera naturalisé américain en 1950). Et c’est surtout un acteur de théâtre. Un genre exigeant, où on peut pas tricher, refaire la prise. Faut enchaîner et être juste. Son physique « particulier » (sur lequel il a beaucoup ironisé), lui vaudront au cinéma des rôles de méchants (l’inoubliable Capitaine Blight dans « Les révoltés du Bounty » de Frank Lloyd) ou de sournois (Gracchus dans « Spartacus », où à mon sens il enterre les Kirk Douglas, Laurence Olivier et autres Peter Ustinov, pourtant pas des débutants). Laughton est exigeant pour lui, et va devenir un maniaque derrière la caméra.

Enfin, derrière la caméra, c’est aller un peu vite en besogne. La technique de l’image, de l’éclairage, de la prise de vue, il n’y comprend rien. Pour « La nuit du Chasseur », Laughton est au sens le plus strict du terme, un metteur en scène. La caméra, elle est confiée à Stanley Cortez, un chef opérateur de l’A.S.C. déjà remarqué sur « La splendeur des Amberson » d’Orson Welles. Et pendant que Laughton peaufinera son scénario avec David Grubb (l’auteur du roman « La nuit du Chasseur »), Cortez placera ses caméras et va concevoir un éclairage fabuleux, un noir et blanc hyper contrasté, jeux d’ombres gigantesques et de pénombres.

Parenthèse. En 2019 est sortie par Wild Side une version restaurée en HD du film. Des Blu-ray de vieux films, j’en ai. Qui au niveau du film lui-même, ne présentent généralement aucun intérêt, la haute définition ayant même tendance à amplifier les défauts techniques de l’image d’origine. Si vous ne devez avoir qu’un vieux film en Blu-ray, c’est « La nuit du Chasseur » qu’il vous faut. Un travail tout bonnement extraordinaire, qui montre que Cortez avait dépassé toutes les contingences techniques de l’époque. Et tout ça avec des moyens certainement pas pharaoniques.

D’ailleurs, pas de noms flamboyants en haut de l’affiche au générique. Mitchum en est la star (mais pas le premier choix de la production). Mitchum est en 1954 lors du tournage (trente-six jours en tout et pour tout, quasiment tout en studio, y compris la descente de la rivière) au mieux un bon second rôle avec deux défauts majeurs, éthylique forcené à faire passer les soirées du Rat Pack pour des séances de yoga, et pire, plus ou moins « socialiste », ce qui aux U.S.A. à l’époque était comparé à de la haute trahison. En gros, Mitchum est ingérable. Laughton l’a vite compris, il organise tous les autres personnages par rapport au sien.

Robert Mitchum

Autre parenthèse. Dans le Blu-ray dont au sujet duquel je causais plus haut, il y a parmi les bonus plus de deux heures et demie (soit quasiment deux fois la durée du film) de rushes qui montrent la répétition des scènes. Avec un Laughton (à peu près toujours hors champ) omniprésent, qui donne la réplique à tous les acteurs, jouant tous les personnages. On voit qu’il vient du théâtre et que c’est un maniaque. Il fait refaire d’innombrables prises parce que l’intonation d’une seule syllabe, un clignement de paupières, un geste esquissé, un sourire trop ou pas assez prononcé ne lui conviennent pas. Passe encore pour quelqu’un qui a fait l’Actor’s Studio (comme Shelley Winters) mais Laughton tyrannise tout le monde (les deux gosses - la gamine a vraiment cinq ans et craque parfois – et le moindre figurant ou second rôle, témoin celui qui joue le vieux pote pêcheur du gamin, qui sera éjecté au premier jour de tournage et remplacé). N’est guère épargnée Lilian Gish (qui fut quand même dans sa jeunesse l’égérie de Griffith et la première star féminine mondiale, avant Louise Brooks ou Marlene Dietrich), dont on sent que derrière sa bonhommie placide, elle n’en pense pas moins lorsqu’elle doit multiplier les prises. Il n’y a que Mitchum qui a un traitement de faveur. Il tient même parfois tête à Laughton parce qu’il ne joue pas, il est le Révérend Powell et tout s’organise autour de lui …

Powell, c’est le personnage qui a fait rentrer Mitchum dans la légende du cinéma. Parce que Mitchum en fait tellement, que ce faux curé devient tout bonnement extraordinaire. Powell joué par Mitchum n’est plus humain, il est inhumain. La scène où Mitchum mime le combat du Bien et du Mal avec la bataille entre ses deux mains où sont tatouées sur les phalanges « love » et « hate » (ça, c’est de l’idée scénaristique géniale !) repousse les limites du raisonnable, de l’entendement et même de la folie. Et à la fin, alors qu’il vient de se faire plomber par Lilian Gish, sa fuite à travers l’appartement, le jardin, les clôtures, pour aller se réfugier dans la grange se fait en poussant des cris qui n’ont rien d’humain. Le jeu de Mitchum est totalement hanté, irréel, bestial … Pas sûr qu’au moment du tournage il ait été au mieux physiquement et mentalement, mais le résultat est époustouflant, une performance à la Daniel Day-Lewis, sa seule présence aux dires des témoins électrisait le plateau de tournage avant qu’il commence à jouer ses scènes … Il y a une anecdote avec Shelley Winters. Mitchum, sans qu’on sache très bien pourquoi, la détestait, à la limite de la haine. Quand le pêcheur la retrouve noyée attachée à sa voiture au fond de l’eau, c’est une prise sous-marine avec un mannequin au visage moulé sur celui de Winters. Mitchum a fait tout un foin, exigeant de Laughton que ce soit elle qui soit vraiment attachée à la bagnole au fond de la rivière, sinon le film allait perdre toute sa crédibilité … Ceci explique que des années plus tard, lors d’une interview où il revenait sur sa carrière, Mitchum tout en faisant son Mitchum (air goguenard, énormes lunettes fumées, cigare de la taille d’un tronc d’arbre), ait décrété que Laughton était de loin le meilleur metteur en scène avec qui il avait travaillé (sympa pour tous les autres, il a tourné avec le gotha des réalisateurs américains pendant quatre décennies).

Shelley Winters & Robert Mitchum

« La nuit du Chasseur » se passe dans l’Amérique rurale (un petit bled au bord du fleuve Ohio) post Grande Dépression. La crise économique, le chômage, la lutte quotidienne juste pour avoir quelque chose à mettre dans l’assiette, ont profondément transformé les gens. Ainsi, un père de famille, Ben Harper (parenthèse, c’est le vrai nom du guitariste baba cool soporifique, donc pas un pseudo en rapport avec le film), devient un braqueur de banques pour faire bouillir la marmite à la maison où l’attendent sa femme Willa (Shelley Winters) et ses deux gosses John (la douzaine), et Pearl (cinq ans). Un jour son braquage tourne mal, il tue deux types, est serré de près par la police, et a juste le temps de remettre le butin du casse (dix mille dollars) à ses enfants (surtout John), exigeant d’eux qu’ils le planquent et ne révèlent la cachette à personne, même pas à leur mère.

Parenthèse (pff, encore, tu commences à nous gonfler avec tes parenthèses). Le Ben Harper du film, qui n’a droit qu’à quelques scènes, est joué par un second couteau, Peter Graves, qui accèdera à la gloire mondiale en devenant des années plus tard, Jim Phelps, le chef des agents de la cultissime série télé « Mission Impossible ».

Avant d’être pendu, Harper se retrouve dans le même cachot que le (faux) révérend Harry Powell et manque lui révéler en parlant dans son sommeil (fabuleuse scène lorsque Harper marmonne son histoire et que la tête de Powell apparaît à l’envers - il est dans le lit au-dessus -, avant que Harper se réveille, l’aperçoive, lui colle une magistrale torgnole, avant de se mettre un mouchoir dans la bouche pour ne plus pouvoir parler en dormant).

Powell, on l’a déjà vu au tout début, roulant dans une voiture, ses tatouages LOVE-HATE sur les doigts, en train de s’adresser au Seigneur, avant de se tétaniser avec un regard d’assassin à un spectacle de strip-tease. Powell, c’est une extrapolation de tous ces évangélistes qui dans les années 30 parcouraient le Midwest sinistré par la crise pour ramener les âmes dans le « bon » chemin (et qui aujourd’hui sont les farouches partisans de Trump, la loi et l’ordre, et par-dessus tout le Seigneur qui nous guide tous). Son truc, à Powell, c’est pas de sauver les brebis égarées, c’est de séduire les veuves qui ont un petit magot, les buter et partir avec l’argent.

Il va donc arriver chez Willa Harper. Autre scène fabuleuse, le petit John raconte à sa sœur une histoire de croquemitaine, c’est la nuit, ils sont dans leur chambre à peine éclairée par la lumière de la rue, et se dessine sur le mur l’ombre gigantesque du chapeau que porte Powell (ces ombres démesurés, que l’on verra souvent dans le film, me semblent être un hommage de Laughton et plus encore de Cortez au cinéma expressionniste allemand des années 1920-1930, genre « Le cabinet du Docteur Caligari », « M le Maudit », etc …). Le plan suivant nous montrera sa silhouette devant la clôture de la maison, dans la lueur blafarde des réverbères. Ça vous dit rien cette image ? Ce sera copié-collé par Friedkin dans « L’exorciste » quand Max Von Sydow arrivera devant la maison de Linda Blair, elle servira d’ailleurs souvent d’affiche au film, au Blu-ray, Dvds, etc …

L'exorciste ?

Powell va courtiser la fragile Willa, poser son emprise sur elle (autre scène folle, celle de l’expiation, où la pauvre veuve avoue ses péchés devant les voisins, au milieu d’un cercle de torches enflammées, sous le regard impassible du pasteur en arrière-plan), l’épouser (autre scène énorme, celle de la nuit de noces), avant de la tuer (encore une scène démente ponctuée d’engueulades homériques où Powell expose sa vision du monde et des femmes, qui ne pensent qu’à la luxure alors que le Seigneur ne les a mises sur Terre que pour procréer, ‘tain, on croirait entendre l’agité du bocage de Villiers). Ne lui reste dès lors plus qu’à faire avouer aux gosses où est le magot (nous, on le sait, il est dans la poupée de chiffons que ne quitte pas la petite fille).

La gamine se laisserait embobiner, son frangin est beaucoup plus méfiant, et les deux s’enfuient en barque sur le fleuve, chassés par Powell (un autre plan à montrer dans les écoles de cinéma, les deux gosses réfugiés dans une grange, avec au loin au soleil levant, la silhouette menaçante de Powell sur son cheval au pas qui se détache sur l’horizon). C’est à ce moment-là, le moment de la chasse, qu’on passe du thriller haut de gamme à autre chose. Finies pour un temps les confrontations et les dialogues chiadés, on suit la barque qui descend le fleuve filmée depuis la rive avec au premier plan des lapins, des toiles d’araignée, des hiboux, des tortues, des crapauds. Comme une relaxation alanguie qui remplace la tension. Un procédé qui sera repris et sublimé par Malick au point de devenir sa trademark (je sais pas s’il s’est inspiré de Laughton) qui interrompt l’action pour nous montrer des rochers moussus, un petit ruisseau, des animaux, du vent qui agite des champs de blé ou des feuilles dans les branches, …


Le final de « La nuit du Chasseur » n’est pas celui d’un thriller. Ou si peu. Les enfants échouent (dans tous les sens du terme) chez une vieille dame, Mme Cooper (extraordinaire Lilian Gish) qui recueille des enfants abandonnés. Et plutôt que l’action (quasi inexistante), Laughton choisit de nous nous montrer le combat de deux esprits qui se revendiquent du même Seigneur. Parce que Powell n’a pas inventé son personnage de pasteur, il se croit réellement investi d’une mission, sauver le monde de la perdition, même si ça doit passer par quelques meurtres et en récupérant du fric au passage. Mme Cooper, elle, veut faire le bien de ses prochains tout en respectant scrupuleusement les Saintes Ecritures. La scène clé du film (et une des plus extraordinaires qu’il soit donné à voir sur un écran), c’est ce face-à-face nocturne devant la maison de Mme Cooper où Powell et elle se livrent un combat qui se veut définitif par chants religieux interposés, chacun chantant le sien pour couvrir la voix de l’autre.

« La nuit du Chasseur » est une œuvre unique, inclassable, où se mélangent poésie, mysticisme, polar, suspense, humour (noir). En fait la vraie direction du film nous est donnée dès la première scène, où Lilian Gish récite, façon lecture d’une page des Evangiles, ce qu’est l’histoire que nous allons voir et sa morale. « La nuit du Chasseur », c’est une fable biblique …

« La nuit du Chasseur » a été un bide lors de sa sortie, et Laughton (mort en 62) n’aura plus jamais les moyens (si tant est qu’il en ait eu l’envie) d’en tourner un autre. Chef-d’œuvre définitif, il est aujourd’hui très justement toujours cité comme un des plus grands films de tous les temps …




JEAN-LUC GODARD - LE MEPRIS (1963)

A Capri, c'est fini ...
« Le Mépris », c’est le film le plus abordable de Godard. Peut-être bien aussi son meilleur. Et ça, Godard le sait. Et depuis longtemps. Conclusion, pour ceux qui en douteraient : Godard filme ce qu’il veut, se fout du succès et vous emmerde.
Piccoli, Bardot & Godard
« Le Mépris », c’est une figure imposée, et un exercice de style. La figure imposée, c’est que son fidèle financeur (dans le cinéma on dit producteur) Georges de Beauregard commence à en avoir ras le chéquier de « sponsoriser » Godard dont les films, pour faire simple, ne remplissent pas vraiment les salles, et ne veut plus foncer tout seul, surtout que Godard rêve de faire travailler Bardot, superstar du cinéma européen et donc aux cachets conséquents. Une approche est tentée vers le magnat italien Carlo Ponti. Qui veut bien mettre des pépettes mais n’entend pas laisser carte blanche à Godard qu’il considère ingérable. Qu’à cela ne tienne, le Suisse lui met sous le pif un best-seller d’Alberto Moravia, « Le Mépris », qu’il compte adapter. Marché conclu. Des investisseurs américains complètent le tour de table. Et auront ô combien leur importance dans l’histoire du film. Ce sont eux, qui après avoir vu les premiers montages piquent une gigantesque colère. What ? Ils ont sorti les dollars pour avoir Bardot et elle se fout même pas à poil ? Ils imposent à Godard des « scènes de nu » selon le vocabulaire pudibond de l’époque. Résultat : la première « vraie » scène du film, celle d’anthologie avec Bardot nue sur un lit qui demande (entre autres appréciations anatomiques) de son inégalable voix d’ingénue à Piccoli : « Tu les trouves jolies mes fesses ? » … Un grand merci aux producteurs américains, parce que le cul à Bardot, ben je vais vous dire ma bonne dame, c’est quand même quelque chose …
Mais résumer « Le Mépris » au popotin de BB, c’est quand même plutôt réducteur. Parce que le film, c’est avant tout du Godard. Mais accidentellement. Je m’explique. Godard, il en avait rien à cirer du bouquin de Moravia, même s’il a écrit un script (avant le tournage, chose assez rare chez lui), il est assez éloigné, voire très éloigné du livre. Godard veut faire un film classique. A tiroirs, comme d’habitude, mais un film classique par la forme. Il a la tête d’affiche absolue de l’époque (Bardot), filme (enfin, c’est plutôt comme d’habitude le fidèle Raoul Coutard qui est derrière la caméra) en couleurs, en extérieurs et en scope. C’est-à-dire assez loin de ses noirs et blancs baveux caméra sur l’épaule qui ont fait sinon sa fortune, du moins sa réputation. Et Godard va soigner ses plans, ses prises de vue dans le féérique décor de Capri. Sauf qu’un beau jour, après environ trois semaines de tournage, les comptables lui font remarquer qu’il a bouffé les trois-quarts du budget, et qu’il n’a même pas mis une demi-heure de film en boîte. Résultat : un quasi plan-séquence (intercalé au milieu du film) de trente quatre minutes dans un appartement inachevé pendant lequel Piccoli et Bardot, se disputent, se réconcilient, se baladent à poil, se disputent, prennent un bain, se disputent, s’envoient des baffes, se disputent … et ne se réconcilieront plus. Une enfilade de dialogues quasi-improvisés qui font, évidemment, qu’on ne comprend plus grand-chose à ce qui a précédé et qu’on ne comprend plus rien à ce qui va suivre. Du Godard, quoi, comme je vous disais quelque part plus haut …
Lang, Piccoli, l'Alfa Roméo, Palance, Bardot
« Le Mépris », c’est l’art des poupées gigognes mis en images. Le mariage du couple Javal prend soudainement l’eau. Paul Javal (Piccoli dans un de ses meilleurs rôles, sinon le meilleur) est scénariste, sa femme Camille (Bardot) dactylo, mais ça n’a aucune espèce d’importance dans le film. Le producteur américain Prokosh (Jack Palance) propose à Paul de refaire le scénario d’une adaptation de « L’Odyssée » que tourne Fritz Lang, qui joue son propre rôle. Evidemment, la relation qui devient tumultueuse entre Paul et Camille s’imbrique dans le tournage et les à-côtés du tournage  du film de Lang, et offre des bifurcations sur la création, l’art, et les rapports qu’ils entretiennent avec l’argent. Mais comme toujours chez Godard, rien n’est franchement dit ou montré, tout est sous-entendu, elliptique. Rien que le choix de Lang pour jouer son propre rôle (Godard apparaît vers la fin, il joue le rôle de son assistant, décryptez ce que vous voulez, bon courage …) relève plus du mystique que du rationnel. Il y a d’ailleurs dans les bonus du BluRay un documentaire d’une heure (« Le dinosaure et le bébé », en voilà du titre de doc !) retranscrivant une discussion en 1967 (assez passionnante il faut dire) entre les deux hommes, plus une interview d’une demi-heure de Lang pendant le tournage du « Mépris ». Autant dire que pour Godard, le personnage clé du film, c’est pas Bardot (d’ailleurs Godard et Bardot s’engueuleront souvent sur le tournage), c’est pas le couple qu’elle forme avec Piccoli, c’est bel et bien le vétéran allemand. Avant toute autre chose, « Le Mépris » est un film sur le cinéma, ou plutôt sur la vision qu’a Godard du cinéma.
Film dans le film : Lang (sous le parasol) & Godard (sous le chapeau)
Il est d’ailleurs amusant de constater que tous les spécialistes ès-Godard patentés et les protagonistes du film (sauf Bardot, mais à l’ère du BluRay, vaut mieux éviter de faire causer la Brigitte, eu égard à toutes les conneries qu’elle pourrait raconter), bien des années plus tard (et y compris Godard), sont incapables de dire pourquoi, au vu du film, Camille méprise Paul, et quel est in fine le message du film.
Ce qui n’est pas bien grave, car « Le Mépris » est un film pour les yeux avant d’être un film pour l’esprit. Un film qui commence par le générique (mais un générique particulier, puisque en montrant à l’image le tournage d’une scène à Cinecitta, c’est Godard lui-même qui de sa si particulière voix nonchalante, lit en off ledit générique), nous donne l’occasion de prises de vue superbes à Capri et dans le bunker futuriste de la villa Malaparte où se consommera la rupture définitive entre Paul et Camille. Un film où l’on s’aperçoit aussi que même avec une perruque de brune, Bardot crève l’écran (alors qu’elle joue « naturellement », c’est-à-dire comme une savate). Que les acteurs américains y vont à fond (Palance manque réellement de décapiter une actrice en jetant en proie à une colère noire une bobine à travers une salle de projection). Que Godard ne peut s’empêcher de caser ses jeux de mots idiots à base de prénoms (après « On fonce Alphonse » de « A bout  de souffle » et avant le « Allons-y Alonzo » de « Pierrot le Fou », on a droit ici à « Tu me prends dans ton Alfa, Roméo ? »). Que la peinture bleue commence à faire son apparition (les yeux des statues grecques, avant le face-painting de « Pierrot le Fou »)… Et que la qualité du BluRay est tout juste passable … Et que Bardot a un joli cul, mais je crois l’avoir déjà dit …
La villa Malaparte à Capri
A noter aussi, et ça n’arrivera pas souvent dans l’œuvre de Godard (parce que lui et la musique semblent définitivement fâchés malgré tout le mal qu’il se donne pour s’y intéresser), que « Le Mépris » est aussi un film pour les oreilles. La B.O. est une de celles qui font date, portée par un thème lancinant de Georges Delerue, qui vient toujours rythmer de façon judicieuse (et ce malgré son côté répétitif) mais jamais agaçant les scènes ou même les plans-clés du film. Et puis il y a la reprise d’un des rares titres de rock’n’roll italien, le « 24 000 baci » de Celentano, par une chanteuse yéyé-neuneu pendant l’entracte dans une salle de cinéma.
Bon, allez, pour finir, une anecdote. Godard voulait que dans la longue scène dans l’appartement en construction, Bardot mette une perruque brune. Refus catégorique de la star. Pari de Godard, qui déjà avait l’air de perpétuellement se réveiller et fumait des cigares gros comme des troncs d’arbre : « Si je parcours quinze mètres en marchant sur les mains, tu mets la perruque ? ». La super-nunuche accepte. Et bien Godard, qu’on a du mal à imaginer en artiste de cirque équilibriste, l’a fait, preuve à l’appui dans le doc filmé en 1967…

Mais oui, B.B., on les trouve très jolies, tes fesses … Et le reste du film aussi …

Du même sur ce blog :

TERRENCE MALICK - LA LIGNE ROUGE (1999)


Poetic War ...
Terrence Malick est un réalisateur unique, rare et précieux. Qui a réussi le challenge peu évident de faire l’unanimité de la critique et du public pour ses deux premiers films, « La balade sauvage » (« Badlands ») et « Les moissons du ciel » (« Days of heaven »). Deux films totalement, viscéralement américains et en même temps complètement universels. Deux films sortis au milieu des années 70, et puis plus rien. Silence radio pendant vingt ans, loin de toute agitation médiatique.
Terrence Malick
Et puis, alors que plus personne ne l’attendait ou ne l’espérait, circulent dans la seconde moitié des années 90 les rumeurs les plus folles et invraisemblables. Terrence Malick serait à nouveau derrière la caméra en Australie, tournant un film sur un épisode de la Seconde Guerre Mondiale. Malick ? Film de guerre ? Malick, le poète égaré derrière une caméra, le seul type au monde capable de filmer le vent et les rayons de soleil, mettant en scène des Marines ? Etrange, curieux, voire un non-sens total. C’était oublier le talent du bonhomme. « La ligne rouge » est un des plus fantastiques films de guerre jamais tournés, qui joue dans la même cour que « Apocalypse now », « Voyage au bout de l’enfer », « Requiem pour un massacre », … tous ces films atypiques et antithèses des superproductions grandioses et patriotiques à la « Le jour le plus long ».
« La ligne rouge » est un film de guerre poétique et écolo. Un paradoxe total en 24 images/secondes. Une fresque sur l’Homme, la guerre, la vie, la mort, la nature. Un film qui réussit l’exploit de partir dans tous les sens tout en restant fidèle à un scénario, tiré d’un bouquin d’un ancien Marine, James Jones, sur la bataille de Guadalcanal. Guadalcanal, c’est un (gros) caillou tropical de l’archipel des Îles Salomon, îles qui furent le siège de batailles décisives fin 1942, qui virent pour la première fois depuis Pearl Harbour, les troupes japonaises reculer devant les Américains. Trente sept mille morts (dont les trois-quarts de Japonais) en quatre mois. Malick n’esquive pas la partie « militaire » de l’affaire et enchaîne des séquences qui n’ont rien à envier au début de « Il faut sauver le soldat Ryan » la grand-fresque guerrière de Spielberg sortie six mois plus tôt.
Jim Caviezel
Quasiment la moitié du film nous montre l’assaut d’un régiment de Marines sur un bunker japonais situé tout en haut d’une colline envahie de plantes tropicales de la hauteur d’un homme (en réalité des cannes à sucre). La moitié du casting va laisser la peau dans la bagarre. Malick filme cet assaut d’une façon unique, jamais vue. Grâce à une caméra munie d’un bras télescopique de 25 mètres (la grue Akela), le spectateur est au cœur de la baston, rampe à côté des soldats, voit les types se faire mitrailler à ses côtés. Un résultat totalement immersif, obligeant à un déploiement technique et des répétitions interminables et millimétrées… un autre aspect de la façon de travailler de Malick, qui a épuisé tout le casting et tous les techniciens du tournage (cinq cent personnes tout de même). Parce que Malick lors du tournage ne fait pas un film, il enregistre des images. Pour à peine moins de trois heures de « director’s cut », cent fois plus dormiraient sur des bobines, auraient été mis au placard lors du montage.
Ce qui évidemment a donné lieu à quelques crispations. Des acteurs (et pas des débutants, plutôt des types reconnus à l’ego gros comme un porte-avions) ont sué sang et eau pendant des mois (180 jours de tournage), pour juste faire de la figuration dans la version finale alors qu’ils croyaient avoir signé pour un rôle majeur. Plus célèbre frustré de « La ligne rouge », Adrian Brody, présent au maximum cinq minutes en arrière-plan et qui a droit à deux lignes de dialogue. Egalement sous-utilisés lors du montage final des gens comme John Travolta ou George Clooney. Vainqueurs du jackpot, Nick Nolte, Elias Koteas et surtout le peu connu Jim Caviezel dont son personnage, le soldat Witt est peu ou prou le personnage central du film.
Nick Nolte & John Travolta
Malick est un perfectionniste. Les scènes « militaires » ont été tournées en Australie, où a été construit un véritable camp d’entraînement pour les acteurs. Des acteurs placés dans des conditions extrêmes, physiquement très éprouvantes, qui ont du conserver pour la véracité des scènes les mêmes tenues pendant des semaines sans les laver. Seul détail qui a échappé au staff technique, et dont s’amusent les intervenants dans la section bonus : les grenades fournies sont jaunes, or il n’y a jamais eu de grenades jaunes dans l’armée américaine. Malick était tellement perfectionniste qu’il a douté sur ses capacités à bien filmer les scènes d’action. Il a un moment songé à les faire tourner par la seconde équipe, alors que lui irait shooter des animaux, des arbres, des couchers de soleil, des villageois mélanésiens. Malgré tout, « La ligne rouge » est un film « à l’ancienne ». Aucune retouche numérique, sauf dans les scènes navales, quelques barges et quelques nuages « rajoutés ». Et la quasi-totalité des scènes filmées en lumière naturelle.
Mais Malick est surtout, comment dire, « ailleurs ». Les scènes de combat lui servent aussi à montrer « autre chose ». Dans les séquences purement militaires, lui continue de filmer là où les autres réalisateurs s’arrêtent. Il nous montre des « vainqueurs » hagards, hébétés, abattus, surpris d’être encore en vie, et des vaincus totalement désorientés, pleurant et priant à demi-nus … et puis, au milieu de cette pluie de fer, de feu, d’acier et de sang comme disait Prévert, la caméra de Malick s’attarde sur ces cannes à sucre qui ondulent sous le vent, cette lumière irisée par les frondaisons de la jungle, … Ce qui à un moment donne lieu à un plan fixe d’anthologie plus parlant que des centaines de milliers de  dollars claqués en effets pyrotechniques, ce rayon de soleil qui passe à travers ces feuilles d’arbuste criblées de mitraille … Malick filme les paysages comme personne, il trouve des cadrages d’une précision mathématique absolue et en même temps d’une poésie irréelle. Esthétiquement, « La ligne rouge » est un choc visuel total, où alternent sauvagerie des hommes (mais pas tous, on voit des enfants mélanésiens jouer, rire, se baigner) et beauté de la nature (mais pas dans le sens Yann Arthus Bertrand du terme, si vous voyez ce que je veux dire). C’est ce contraste qui se révèle totalement saisissant et fait de « La ligne rouge » un film totalement à part, un mix envoûtant de poésie et de bestialité, assez proche finalement dans l’esprit de « La nuit du chasseur » de Charles Laughton (lui aussi un « atypique » peu prolixe, puisqu’il n’a tourné que ce film).
Sean Penn
Malick fait de « La ligne rouge » une leçon dans l’art de jouer sur les contrastes. La nature et les paysages idylliques opposée à la folie meurtrière des hommes. Sans cependant tourner à la béatitude neuneu. La nature peut être dangereuse (le premier plan du film nous montre, allez savoir pourquoi, un crocodile partant se baigner dans une eau verdâtre, les acteurs qui rampent doivent en plus des faux-Japs, se méfier des vrais serpents), et les hommes ne sont pas tous mauvais. Ainsi, au début du film, Caviezel est un quasi déserteur, qui face au feu, se mue en samaritain, mettant sa vie en danger pour épargner celle des autres. Son supérieur (joué par Koteas), est un réserviste, juriste de formation, capable de s’opposer à sa hiérarchie quand il s’agit d’éviter un carnage inutile parmi ses hommes. L’occasion de souligner la fantastique composition d’un Nick Nolte en colonel va-t’en-guerre, obnibulé par les médailles et les conquêtes, au mépris de la vie de toute la chair à canon qu’il a sous ses ordres. Malick se paye le luxe de ne pas définir des personnages caricaturaux à la hache, dont la plupart des productions du genre se contentent. Ici, de multiples discussions sont là pour sonder l’âme de tous ces personnages et un des plus présents (et remarquables) dans ces scènes « de divan » est un sergent joué par Sean Penn (avec des répliques du genre : « dans ce monde, un homme seul ne vaut rien … et il n’y a pas d’autre monde ») … sans qu’on puisse pour autant parler de film psychologique, on est quand même assez loin de Bergman …
Et puis, il y a trois éléments du film qui renforcent son impact.
Des voix off, dont on se sait jamais avec certitude de qui elles reflètent les pensées (Malick lui-même ? les protagonistes du film ?), agissant parfois comme des pensées-slogans chères à Godard (« C’est quoi cette guerre au sein même de la nature ? », « La guerre ne rend pas les hommes plus nobles, elle en fait des chiens, elle empoisonne l’âme »).
Du silence, quand les images suffisent à parler d’elles-mêmes, notamment quand les beautés naturelles (oui, les femmes aussi) mélanésiennes sont mises à l’écran. Anecdote : on voit dans une scène Caviezel discuter avec une jeune femme qui tient un enfant dans ses bras, les deux ont l’air mal à l’aise, gênés, multiplient les silences. Cette scène a été tournée aux Îles Salomon, il s’agit d’un dialogue de politesse, la femme ne fait absolument pas partie du casting, la séquence est totalement improvisée et Malick ce fou du montage (celui de « La ligne rouge » a duré un an et demi), ce perfectionniste maniaque, capable d’imposer à son équipe des dizaines de prises exténuantes, a gardé ce dialogue spontané et imprévu au final.
La guerre vue par Malick
De la musique, qui a peu à voir avec les fanfares militaires. Des chants mélanésiens et le Requiem de Fauré en conclusion, ce qui relève somme toute de la logique. Mais surtout une partition exceptionnelle de Hans Zimmer, pourtant un habitué des B.O. de films à budget gigantesque, et qui des années plus tard, parle avec des trémolos dans la voix du challenge qu’a représenté pour lui de hisser sa musique au niveau des images qu’il voyait à l’écran (Malick, lui, pendant le montage, écoutait en boucle les punks d’opérette Green Day !). Il y a notamment lors de l’assaut final du campement japonais un accompagnement musical totalement inouï (au sens premier du terme) de Zimmer, renforcé par des bruitages électroniques d’une sorte d’anachronisme vivant, un vieux hippie qui vivait dans le coin au milieu de ses tonnes de synthés seventies, un type absolument pas prévu de quelque façon que ce soit au générique, et qui s’est retrouvé à bosser sur la musique du film…

Quand je vous disais que « La ligne rouge » est plus un poème qu’un film …



ZHANG YIMOU - EPOUSES ET CONCUBINES (1991)

Quatre mariées et deux enterrements ...
Zhang Yimou a du talent. Et il lui en faut, certainement beaucoup plus qu’à d’autres, lorsque l’on est un cinéaste bridé (non, je commence pas cette chronique par une joke nationalfrontiste). Le poids du régime communiste chinois et la censure qui l’accompagne définissent un carcan dont il est bien difficile de s’extraire pour réaliser une œuvre « visible » sans bailler dans le reste du monde.
Techniquement, Zhang est impressionnant. Il y a dans « Epouses et concubines » un aspect esthétique qui coupe le souffle, une minutie au niveau du cadrage notamment qui en font un chef-d’œuvre sur le strict plan de vue technique, alternance de plans serrés sur les protagonistes et mise en scène de ces protagonistes dans l’immense dédale des toitures et terrasses d’une maison de maître chinoise des années 1920, ces plans larges réussissant à renforcer l’atmosphère oppressante d’enfermement, de claustrophobie. Tout le film (hormis la courte scène d’ouverture, un gros plan sur Gong Li) se passe dans cette maison / palais / prison …
Gong Li & Zhang Yimou
« Epouses et concubines » est irradié par la présence et le jeu de Gong Li. Si c’est un lieu commun que de dire qu’une actrice très belle (et Gong Li est très belle, très) peut facilement crever l’écran, on sent qu’elle est filmée amoureusement par Zhang (son mari à l’époque) qui la sublime littéralement à l’image. Une similitude frappante avec Anna Karina quand elle partageait la vie de Godard et qu’il la mettait en scène. Un peu plus qu’un hasard, quand on sait que Zhang s’est beaucoup inspiré de l’approche cinématographique de la Nouvelle Vague …
« Epouses et concubines » est un huis clos. La jeune Songlian (19 ans) annonce à sa belle-mère (sa mère puis son père sont morts) que n’ayant plus les moyens de poursuivre ses études, elle préfère devenir la concubine d’un riche polygame plutôt que la seule femme d’un pauvre. Toute sa fermeté et sa détermination apparaissent dans cette courte scène d’introduction, malgré les larmes qui coulent sur ses joues. Songlian se retrouve donc la quatrième et plus jeune épouse d’un « Maître » dans son immense demeure. Les quatre femmes (une dizaine d’années les sépare toutes) ont chacune leurs appartements au fond d’une cour intérieure. Le soir venue, elles attendent avec leur servante principale à l’entrée de leur cour (les quatre cours se font face, ce qui donne lieu à des échanges de regards qui en disent plus que d’interminables dialogues) qu’une nuée de domestiques vienne éclairer la cour et l’appartement de celle chez qui le Maître va passer la nuit. Dans cette société ultra-patriarcale, ce choix est décisif. Celle qui est désignée dirige la maison le lendemain, commande les domestiques, choisit les plats du repas. Si l’on est choisie souvent, on devient de fait la « maîtresse » de la maison et on a toutes les chances de donner naissance à un héritier (mâle fortement souhaité) de la maison.

La situation est évidemment prétexte à toutes les inimitiés, haines, alliances hypocrites de circonstance. Si l’aînée des femmes, trop vieille, s’est résignée et n’est plus garante que du respect « des valeurs » de la maison, les trois autres vont très vite se livrer à un combat sans merci pour obtenir les faveurs du Maître. Tous les coups sont permis. Ou presque. Car tout en haut des toits, après une enfilade de terrasses, trône un petit réduit cadenassé, la Maison des Morts, où, dit-on, deux anciennes femmes (mais on ignore ou feint d’ignorer l’époque) qui avaient « fauté » se sont pendues … Manque de chance pour Songlian, en plus des autres concubines, elle doit également affronter une servante qui lui a été attribuée, avec qui le Maître se laisse parfois aller, et qui rêve donc de promotion sociale.
Le Maître, c’est un peu le coq de ce harem oriental. Lui ne se mêle pas d’intrigues courtisanes, mais le résultat de ces intrigues détermine son choix pour la nuit. Il dirige cependant tout d’une main de fer, prend des décisions cruelles voire pire … Jamais on ne le verra en gros plan durant le film, ce qui renforce son aspect impersonnel. Il représente le Pouvoir, quasi invisible, mais toujours présent…

Il y a dans « Epouses … » une tension, une violence (suggérée, rien n’est montré) beaucoup plus oppressante que dans l’intégrale filmographique de Rob Zombie. Dans une montée paroxystique rythmée par les saisons. Le film commence en été, la saison chaude, de l’insouciance, de l’innocence et des amours. Il trouve son épilogue sur les terrasses enneigées de la demeure du maître, symboles du froid de la mort. Les images sont imprégnées de rouge. Un rouge pas autant hégémonique que dans le premier film (et premier chef-d’œuvre de Zhang, « Le sorgho rouge »), mais qui rythme la vie dans ce vase clos. Le rouge orangé des lanternes qui s’allument dans un cérémonial hiératique et immuable chaque soir dans la cour de « l’élue » (le titre anglais du film est « Rise the red lantern »), aussi le rouge du sang qui fait lentement avancer l’intrigue vers sa conclusion inexorable ( celui des sous-vêtements de Songlian, qui entraînera sa disgrâce, celui de l’oreille coupée de la troisième épouse, témoin de cette lutte féminine sans merci).
Formellement, au premier degré, « Epouses et concubines » est déjà un chef-d’œuvre de drame psychologique, un thriller domestique à huis-clos. Evitant tous les clichés du cinéma asiatique, notamment cette lenteur chargée de symboles dans laquelle il se complaît souvent.
Au second degré, c’est un film politique. Zhang Yimou est un cinéaste « officiel ». La République Populaire de Chine (qui contrôle évidemment de près la production) a tout lieu d’être satisfaite du résultat. Cette dénonciation de l’autoritarisme patriarcal de la Chine du début du XXème siècle démontre incidemment que « c’était pas mieux avant ». Autre signe politique fort, les capitaux du Grand Satan, en l’occurrence ceux du frère ennemi sécessionniste de Taïwan, ont été autorisés à participer au tour de table financier de la production.

Seulement, il y a  encore un autre degré de perception, encore plus pervers et sournois, à l’image des intrigues du film. A cette époque, Zhang, sans être un contestataire déclaré ne rentre pas dans le moule strict du régime. « Epouses et concubines » est sorti en 1991, deux ans après les « événements » de la place Tien Anmen. Comment ne pas voir dans le Maître et sa première femme les tenants du conservatisme communiste, dans la seconde épouse l’archétype de l’apparatchik du Parti prêt à tout pour conserver sa place et son pouvoir (et qui réussira). Les deux épouses les plus jeunes (une ancienne chanteuse d’opéra, une artiste donc, et Songlian l’étudiante) finiront broyées par la « machine », et malgré leurs intrigues, sont les deux personnages les plus empathiques du film. Les artistes et les étudiants sont ceux qui se sont retrouvés devant les chars du pouvoir Place Tien Anmen avec le résultat que l’on sait. Il y a dans la symbolique du film trop de coïncidences allégoriques avec la situation de la Chine contemporaine pour que l’on puisse n’y voir que du hasard. En filigrane de « Epouses et concubines », il y a bel et bien la contestation du régime communiste. Fort, très fort, un monument de lecture à plusieurs niveaux …
Ce film est pour moi le sommet de l’œuvre de Zhang Yimou, qui lentement mais sûrement, se rapprochera de plus en plus du rôle de porte-parole officiel artistique du pouvoir chinois (celui-ci ayant également mis un tout petit peu d’eau dans son alcool de riz), donnant dans le cinéma commercial et exportable sans arrière-pensées (« Hero », « La Cité interdite », « Le secret des poignards volants »), ou signant la mise en scène de la cérémonie d’ouverture des J.O. de Pékin …

Restera pour toujours « Epouses et concubines », un chef-d’œuvre du cinéma universel …


Du même sur ce blog :