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SERGUEÏ PARADJANOV - LES CHEVAUX DE FEU (1965)

 

Tristan et Iseut revisited ...

Peut-être (certainement ?) parce qu’y tourner des films était plus compliqué qu’ailleurs, l’URSS a engendré deux réalisateurs hors normes, Tarkovski et Paradjanov. Tarkovski est parti d’une certaine forme de classicisme (« L’enfance d’Ivan ») pour atteindre son apogée avec « Solaris » et « Stalker » où s’enchevêtrent réel et irréel, métaphysique et mysticisme. Des films compliqués, ardus mais qu’on peut « suivre ». Tarkovski bouscule les thématiques habituelles, mais respecte les « codes » techniques du cinéma.

Sergueï Paradjanov

Paradjanov, c’est à ma connaissance un cas unique. Au moins pour ses deux films les plus connus, chronologiquement « Les chevaux de feu » et « Sayat Nova » (« La couleur de la grenade » en français). Ces deux films, il faut les voir une fois dans sa vie, et on est sûr de ne jamais les oublier. Rien ne ressemble de près ou de loin au cinéma de Paradjanov.

Vous croyez avoir tout vu sur un écran résultant du maniage savant de caméra, ben oubliez. Oubliez Gance, Welles, Kubrick, le tout numérique de Cameron, et tous leurs semblables … Première scène des « Chevaux de feu ». Un enfant avance dans la neige. Cut. Dans une forêt de pins gigantesques, un bûcheron est en train d’abattre un arbre à la hache. Cut. Le gosse s’approche, il apporte un casse-croûte au bûcheron. Cut. L’énorme pin vacille et s’abat. Cut. L’enfant lève la tête et voit qu’il est sur la trajectoire de la chute. Cut. Le bûcheron (son frère ? son oncle ?) se précipite et projette l’enfant sur le côté. Cut. C’est lui qui se fait écraser par le pin. Cut. Cet enchaînement de séquences a duré, quoi, trente secondes. Vous vous dites, mais Lester, qu’est-ce que tu racontes, on a vu ça des centaines de fois. Ben non. Parce que quand l’arbre tombe, la caméra est en haut du branchage, y’a une image vertigineuse de la chute du pin. Et comme on est au milieu des sixties, c’est pas du numérique avec un écran vert sur le fond. Je préfère pas savoir dans quel état ils ont retrouvé la caméra … Et pendant l’heure et demie qui suit, on va avoir sur l’écran des trucs totalement fous.


Et pas parce que le type qui tient la caméra (en l’occurrence le chef-opérateur Youri Illienko) serait un épileptique qui filmerait comme s’il était dans un wagon sur un manège de montagnes russes. D’ailleurs les montagnes du film, elles sont pas russes, mais ukrainiennes. Ce qui, même à l’époque, signifiait pas mal de choses. Brejnev (pourtant natif d’Ukraine) et ses potes du Parti à chapka ont pas aimé le film, mais alors pas du tout. Pour plusieurs raisons, parce qu’il est tourné en ukrainien et pas en russe. Parce que la religion, le mysticisme, et à la fin la « sorcellerie » paganique y tiennent une immense place. Et parce que rien, même pas en filigrane, n’y exalte les glorieuses vertus du socialisme. Paradjanov le paiera cher, il fréquentera pas mal les prisons soviétiques, et quand il en sortira, ce sera généralement pour tourner un film qui le lui renverra direct, en prison, sans passer par la case départ et sans toucher vingt mille roubles …

« Les chevaux de feu » se passe dans les Carpathes ukrainiennes, on sait pas quand, en tout cas avant l’apparition des engins à moteur. Les Carpathes de Paradjanov, c’est pas celles de Dracula ou de la Hammer. Ce sont les Carpathes des immensités montagneuses perdues, où vivent des communautés villageoises hors du temps, dominées par des rituels religieux ou mystiques (une bonne moitié du film se passe lors d’enterrements, de mariages, de fêtes votives, …).

Unis pour la vie ?

Le gosse qui a failli se faire écrabouiller par le sapin, il s’appelle Ivan(ko). Lors de l’enterrement de son sauveur, il quitte la procession pour aller jouer avec une gamine, Maritchka. Sauf que leurs familles respectives se détestent depuis des générations. Et l’enterrement vire encore plus au drame quand le père de Maritchka tue le père d’Ivan à coups de hache (avec, paraît-il pour la première fois à l’écran, le sang qui ruisselle sur l’objectif de la caméra). Ce qui n’empêchera pas les enfants devenus ados, en se planquant de leurs familles, de jouer ensemble, puis de flirter, et de se promettre de se marier. Mais voilà, Ivan est pauvre, et avant d’épouser Maritchka, il doit aller gagner sa vie chez un berger. Le jour prévu de son retour, Maritchka part à sa rencontre, et en voulant sauver un agneau, glisse d’une falaise et se noie dans un torrent. On n’en est pas à la moitié du film.

Et on en a pris plein les yeux. Parce qu’il y a dans « Les chevaux de feu » un énorme travail sur l’image et les couleurs, notamment grâce aux tenues traditionnelles des paysans lors des fêtes et cérémonies, aux couleurs vives, dominées par le rouge. Et puis le montage qui va alterner gros plans sur les visages, dont les expressions en disent plus que de longs discours, et cadrages millimétrés sur des paysages immenses, dans lesquels l’homme apparaît minuscule.

En fait, dès la mort de la bien-aimée, on s’aperçoit que les couleurs vives qui tendaient même vers la saturation, vont tout à coup disparaître. Quelques scènes au milieu du film sont tournées en noir et blanc à gros grain, avec des contrastes très atténués, tout semble gris … comme l’état d’esprit d’un Ivan inconsolable. Et quand les couleurs reviennent sur l’écran, c’est parce qu’Ivan vient de rencontrer une autre fille, Palagna. Mais les couleurs ne sont pas aussi vives qu’au début, le souvenir de Maritchka est encore et toujours présent, il pense à elle, la voit dans l’encadrement d’une fenêtre … La aussi, j’ai pas le souvenir d’avoir vu un film où le traitement des couleurs est raccord avec l’état d’esprit du personnage …  Même s’ils finissent par se marier, on sent pas Ivan très concerné par la vie matrimoniale. Palagna aura beau l’aguicher, Ivan est « ailleurs ». Même  des rites païens entrepris par Palagna (dont des déambulations nocturnes dénudées suivies de prières et d’incantations) n’y changeront rien.

Pire, comme elle est jeune et belle, elle va attirer l’attention d’une sorte de sorcier du village et tomber dans ses bras. Dès lors, la tension va monter entre le mari et le mage de pacotille, pour culminer lors d’une explication finale dans une auberge. Evidemment à coups de hache, puisqu’on en région forestière. Bon, je spoile (quoiqu’ayant évoqué Tristan et Iseut au début, pas besoin d’être grand devin pour savoir qui va ramasser un coup de hache). Une fois Ivan mortellement blessé, le rouge orangé envahit l’écran (comme le sang qui ruisselle sur le visage et devant les yeux), jusqu’à la saturation complète de l’image. Quand les couleurs redeviennent vives, c’est pour assister aux préparatifs de l’enterrement d’Ivan …


On est avec « Les chevaux de feu » beaucoup plus dans l’allégorique et le symbolique (quand le sorcier besogne la femme d’Ivan, un grand arbre isolé explose et se consume, quand Ivan pense à Maritchka, une étoile se met à beaucoup briller dans le ciel) que dans le réalisme pur. Le film est un poème en images (très peu de dialogues, beaucoup de musiques traditionnelles, le film s’inspire des us et coutumes d’une petite communauté ethnique). Paradjanov jongle avec les contre-jours, multiplie les contre-plongées (y compris dans l’eau), au milieu de mouvements de caméra insensés (la procession filmée à travers les taillis par une caméra – ou un cameraman – tournant à toute vitesse autour d’un axe, c’est du psychédélisme en accéléré …), de décors naturels noyés par un brouillard très impressionniste. Quelques plans à la Terrence Malick où des lichens sur des rochers ou des écorces d’arbres sont filmés en très gros plans, font aussi des « Chevaux de feu » une ode à la nature d’autant qu’il est décomposé en douze séquences précisées par de gros intertitres, censées évoquer la succession des douze mois (l’histoire elle se déroule sur plusieurs années). Le film se conclut par un énigmatique plan fixe sur huit enfants qui regardent chacun à un carreau de fenêtre …

J’en ai dit beaucoup, mais je répondrai pas à la question ultime : pourquoi « Les chevaux de feu » ?

Un dernier conseil : j’ai écrit plus haut qu’il faut absolument voir ce film et « Sayat Nova ». Ne commencez pas par « Sayat Nova », au moins aussi beau, mais totalement déroutant, « Les chevaux de feu » sont la porte d’entrée prioritaire et la plus « simple » à l’œuvre toute particulière de Paradjanov …


SPIKE LEE - 24 HEURES AVANT LA NUIT (2002)

 

Demain dès l'aube ...

Ce film est répertorié sous plusieurs titres. Aux USA et parfois en français c’est « The 25th Hour » (« La 25ème Heure » pour ceux qui avaient pris estonien en première langue), mais si on veut pinailler son titre original c’est « Spike Lee’s 25th Hour ».

En fait, « 24 Heures avant la nuit » (ça, faut avouer que c’est un titre qui claque et intrigue à la fois), c’est le titre du bouquin qui a été adapté. Le type qui vient de publier « 24 Heures … » (mais pas trouvé le titre, c’est son éditeur qui le lui a suggéré) est un jeune trentenaire inconnu du nom de David Benioff. Qui restera pas trentenaire et encore moins inconnu puisque c’est lui le showrunner (adaptation et production) derrière la série événement de ce premier quart de siècle, « Game of Thrones ».

Norton, Hoffman & Lee

Son bouquin est typiquement newyorkais, toute l’action s’y déroule (hormis le final du film on y reviendra), tous les personnages sont viscéralement attachés à cette ville, que pour la plupart ils n’ont jamais quittée. « 24 Heures … » raconte la dernière journée de liberté de Monty Brogan qui doit le lendemain se présenter dans la prison d’Etat d’Otisville pour y purger une peine de sept ans (vente, recel et détention de drogues et du pognon qui va avec).

Premier intéressé par l’adaptation au cinéma, Tobey Maguire qui souhaite produire et tenir le rôle principal. Sa participation dans le rôle titre de la franchise Spider-Man l’empêchera de jouer dans le film mais il restera coproducteur. Se pointe alors Spike Lee qui a lu le bouquin. Il lui a plu, et il se doit de faire avancer le projet (selon lui, seul un réalisateur newyorkais peut réaliser, c’est pas le style de Woody Allen, Scorsese est occupé ailleurs, c’est donc à lui de s’y coller). Tours de table infructueux, Lee met un peu de pognon, cherche des distributeurs et trouve un improbable partenariat avec Disney, avec qui il faudra discutailler parce que « 24 Heures … » a peu à voir avec les histoires de Mickey … Et Lee et les acteurs principaux le confirment, ils ont joué pour pas grand-chose (soi-disant 10% de leurs cachets habituels).

Brian Cox & Edward Norton

Avec Spike Lee derrière la caméra, on a affaire à un réalisateur « clivant ». Une bonne part de sa filmo est plus ou moins « communautariste » (tous ses premiers, de « Nola Darling … » à « Malcolm X », et quelques-uns ensuite), l’homme est adepte de déclarations parfois « embarrassantes », et ses clashs avec notamment Tarantino et Eastwood ont secoué le petit monde du 7ème art hollywoodien. Avec « 24 Heures … » Spike Lee va s’attacher à un nouveau genre qu’il développera par la suite, le polar (« Inside Man », « BlacKkKlansman », …). Quoiqu’on pense du type Spike Lee (je suis pas très fan), il faut reconnaître qu’il sait faire des films. Et qu’il a une « patte », ces tics qui l’identifient immédiatement. Ici, ce sont les faux raccords (genre le Godard de « Pierrot le Fou ») quand les protagonistes se donnent l’accolade (embrassades doublées avec prise de vue différente, ça dure un quart de seconde, c’est pas une erreur de montage), et les travelling « immobiles » (l’acteur statique et la caméra sur les rails, c’est le second plan qui bouge et s’éloigne).

Autant le dire, « 24 Heures … » est un des meilleurs Spike Lee. D’abord, parce que contrairement à ce que pourrait laisser penser le titre, tout se passe pas dans une journée et une nuit. Il y a beaucoup de personnages principaux (le dealer, sa copine, son paternel, son principal intermédiaire, ses deux amis d’enfance, une lycéenne) et donc nécessité de quelques flashbacks pour comprendre tout ce qui va se passer dans ces fameuses 24 heures. On est dans la tragédie, souvent cornélienne, mais pas strictement dans la règle des trois unités.

Norton & Dawson

Le personnage principal, c’est Mont(gomer)y Brogan, interprété par Edward Norton qui trouve là un rôle « fort », à l’image de ceux qui l’ont révélé dans « American History X » et « Fight Club ». Monty est un dealer « chic », bien sapé, bel appart, jolie meuf (une Portoricaine d’origine, Naturelle Riviera jouée par Rosario Dawson). Son meilleur pote dans ce business est un massif Ukrainien, Kostya (le monumental Tony Siragusa, ancien lutteur et joueur pro de foot américain, presque deux mètres et 0,15 tonne). C’est eux que l’on voit dans la première scène du film, récupérer à l’initiative de Monty un chien bâtard tabassé et abandonné au bord d’une rue, quelques mois (années ?) avant les fameuses « 24 Heures … ». Le clébard, qu’on voit parfois avec Brogan sur l’affiche du film est de plusieurs scènes, mais n’apporte rien à l’histoire. Il est là pour souligner le côté humain de son nouveau maître. Qui certes n'est pas dans les clous vis-à-vis de la loi, mais qui passe pas les « limites ». Il a pas de flingue, c’est pas un violent, il est un jeune mec smart qui « dépanne ».

Il est resté pote avec ses deux copains de lycée voire d’avant, Frank (Barry Pepper), beau gosse trader plein aux as, et Jacob (Philip Seymour Hoffman) prof dans le lycée qu’ils ont fréquenté, a des relations assez conflictuelles avec son père veuf (Brian Cox), ancien alcoolique repenti et tenancier de bar. Pour sa dernière journée (et nuit) de liberté, Monty entend renouer avec son père et souhaite que ses deux vieux potes l’accompagnent avec sa copine dans un bar chic et ensuite dans une boîte tenue par ses fournisseurs de dope (des Russes forcément mafieux) qui lui ont préparé une belle soirée …

Pepper, Hoffman & Norton

C’est pas avec ça qu’on tient plus de deux heures à l’écran. L’intrigue principale (l’angoisse de la taule, sept ans pour la première fois, ça travaille l’esprit et va forcément jouer sur sa relation avec ses proches), accessoirement le pourquoi de la taule (découvrira t-il qui l’a balancé, parce que les flics chez lui sont allés droit au canapé où étaient planqués les billets et la dope).

Ce qui rajoute de l’intérêt à ce film, ce sont les longues discussions entre les protagonistes (Frank et Jacob se donnent rendez-vous chez Frank, ils vont manger un morceau dans un restau asiatique, ils attendent avec Naturelle au bar l’arrivée de Monty, puis vont à la soirée en boîte). Norton est très bon, dans le type au bord de l’abîme. Pepper aussi, dans le rôle du beau gosse friqué sûr de son charme et de sa réussite sociale. Et Philip Seymour Hoffman, comme toujours crève l’écran. Timide et complexé maladif, on le voit en cours se faire allumer par une gamine de seize ans (belle composition d’Anna Paquin), que pas de bol pour lui, il va retrouver par hasard dans la soirée en boîte. Chaque apparition de Hoffman est un régal. Il faut le voir avec ses deux potes beaux gosses tirés à quatre épingles, lui avec sa casquette de baseball, ses binocles, ses fringues informes et son allure rondouillarde, subissant totalement toutes les situations. Effet renforcé par Spike Lee qui le filme le plus souvent en plongée alors que ses interlocuteurs sont filmés en contre-plongée.

Et puis, y’a encore autre chose. « 24 Heures … » est un des premiers films (si ce n’est le premier) sorti après le 11 Septembre et qui y fait référence à de multiples reprises. Passée la première scène avec le chien, on a le générique sur fond de rayons lumineux qui se croisent, puis des vues panoramiques de New York la nuit. Et quand les immenses rayons lumineux reviennent à l’écran, on s’aperçoit avec le zoom arrière qu’ils proviennent des gigantesques projecteurs éclairant le ciel et situés à l’emplacement des deux tours du World Trade Center dégommées par les terroristes kamikazes de Ben Laden. Et tout au long du film, on voit les drapeaux américains accrochés aux fenêtres, aux murs, sur le vieux break du paternel à Monty dont le bar est le « siège social » d’une escouade de pompiers décimée lorsque les tours se sont effondrées. Il y a une scène magnifique lorsque Jacob et Frank se retrouvent dans le très chic appartement de celui-ci. Ils discutent face à une grande baie vitrée, la caméra est dans leur dos, se rapproche, passe par-dessus leurs épaules et nous montre en plongée les gros engins de déblaiement qui travaillent sur Ground Zero. Après de longues minutes de discussion, fin de la scène avec un gros plan sur des hommes avançant en ligne et balayant le terrain dégagé à la recherche du moindre débris humain permettant grâce à l’ADN l’identification des restes de la victime. Tout cela réalisé sans trucage, la scène a été tournée dans un immeuble à proximité immédiate de Ground Zero …

Ground Zero

Une autre scène est indissociable du film. Il s’agit d’un long monologue de Norton, face à un miroir (ce sont ses pensées, grâce au numérique, il est de trois-quarts dos et parle, tandis que son reflet reste muet), qui hurle quasiment sa colère, voire son mépris et sa haine pour tous ceux qui défigurent, ont défiguré, en gros sont indignes d’habiter dans « sa » ville. C’est pas nationaliste, c’est pas raciste, mais tous ceux qui sont pas « dans l’esprit » en prennent pour leur grade (des épiciers coréens aux chauffeurs de taxis pakistanais, en passant par les jeunes Blacks qui jouent bêtement au basket, sans oublier Ben Laden, j’en passe et des furieuses répliques cinglantes, ça dure bien cinq minutes). Et le dernier tête à tête entre les trois potes à la sortie de boîte alors que le jour se lève vaut aussi le détour …

Le scénario est millimétré, ça fait pas auberge espagnole où on passe du coq à l’âne, il y a une grande fluidité, aucune histoire dans l’histoire n’est oubliée. Perso, y’a juste un truc sur lequel j’émets des doutes. Lorsque son père conduit Monty à la prison, il lui propose de tracer la route et de disparaître à l’autre bout des States au lieu d’aller en taule. Des scènes oniriques (tournées au Texas) nous montrent ce que seront les décennies suivantes si Monty choisit cette option. Je trouve ça plutôt long et maladroit, ça a surtout donné du boulot aux maquilleuses chargées de vieillir Norton. Spike Lee y tenait à ces scènes (c’était pas dans le bouquin de Benioff). Le dernier plan de quelques secondes nous indique le choix qu’a fait Monty.

Grand et beau film, un des deux ou trois meilleurs de Spike Lee, jusque dans son générique final, rythmé par une superbe version réarrangée avec grand orchestre de « The Fuse », validée par son auteur, remercié en tant que Bruce « Da Boss » Springsteen …


Du même sur ce blog :

Do The Right Thing


JEAN-BERNARD MARLIN - SHEHERAZADE (2018)

 

1001 nuits marseillaises ...

« Shéhérazade » est un premier film, fait avec un casting d’amateurs, tourné en extérieurs à Marseille avec trois bouts de ficelle. Sélectionné à la quinzaine des réalisateurs à Cannes, il y a été très bien accueilli. Plutôt rare, le film a réussi à mettre d’accord Le Figaro et Libération qui l’ont encensé. Et les César de l’année suivante ont consacré son réalisateur et ses deux acteurs principaux (meilleur premier film, meilleur espoir masculin et féminin).

Jean-Bernard Marlin, Kenza Fortas & Dylan Robert

Derrière la caméra, c’est Jean-Bernard Marlin, vivant depuis son enfance à Marseille, parcours classique pour un réalisateur (études de cinéma), auteur d’une paire de court-métrages remarqués, dont notamment « La fugue » mettant en scène une jeune délinquante qui se barre du tribunal qui doit rendre son jugement sur des faits graves qui lui sont reprochés. Première immersion dans la jeunesse délinquante marseillaise, et en quelque sorte matrice et brouillon de « Shéhérazade ». Le projet de Marlin pour son premier film est de mettre à l’écran une histoire inspirée d’un faits divers, l’arrestation et la condamnation d’un jeune proxénète de quinze ans qui faisait tapiner deux filles (dont sa copine) encore plus jeunes.

Par la force des choses (no money found), le film se fera avec les moyens du bord, et le casting se fera de façon « sauvage », c’est-à-dire sur le terrain. L’histoire est maintenant connue, l’acteur principal, Dylan Robert, dix-sept ans est recruté juste après sa sortie d’une prison pour mineurs où il vient de passer trois mois. Pour la petite histoire, dans la vraie vie, il y retournera en zonzon, est cité dans plusieurs affaires plutôt lourdes (assassinat et tentative d’assassinat). No comment, mais il semble que sa carrière d’acteur soit plutôt compromise. L’autre premier rôle du film, Kenza Fortas, seize ans, est « normale », elle aime bien tirer sur les cigarettes qui font rire et a oublié depuis quelques temps d’aller au collège ou au lycée. Heureux hasard, c’est sa mère qui avait été sollicitée pour un autre rôle du film, qui s’est dégonflée et a envoyé sa fille … Depuis « Shéhérazade », Kenza Fortas enchaîne les tournages …

Zac & Shéhérazade

« Shéhérazade », c’est l’histoire de la rencontre entre Zac(hary) et Shéhérazade. Zac (Dylan Robert) sort d’un CEF (Centre Educatif Fermé, sorte de pensionnat ultra rigide, dernière alternative à la prison pour mineurs). Première déception devant la porte, il croyait y retrouver sa mère, et au lieu de cela, c’est une éducatrice qui le prend en charge pour l’amener dans un autre centre, en attendant de lui trouver une place dans un établissement « de réinsertion » loin de Marseille. Quelques minutes plus tard, Zac fait le mur et retrouve vite ses potes, qui pour fêter son retour vont l’amener dans un quartier isolé rendre visiter aux prostituées mineures qui y bossent. Zac choisit Shéhérazade, et comme il a pas de fric, entend régler sa passe avec une barrette de shit. Prétextant d’aller chercher un préservatif, la gamine se casse avec le shit, Zac la course, finit par la retrouver, elle a déjà vendu l’herbe à un type qui bosse dans un magasin d’articles de sport, Zac s’y pointe avec elle, fout la zone, et les deux se cassent au plus vite non sans avoir emporté une paire de survêts (évidemment aux couleurs de l’OM). Zac revient chez sa mère à laquelle il est profondément attaché, elle s’est mise à la colle avec un beauf qui squatte le canapé en matant la télé, et même si elle essaie d’y mettre les manières, elle dit à Zac de dégager.

A la rue, le gamin atterrit dans la piaule sordide que Shéhérazade partage avec une fille plus âgée, en permanence défoncée au crack entre deux passes. On comprend que Zac en pince pour Shéhérazade, mais hey, c’est un dur, il va pas tomber amoureux d’une pute, ou du moins le montrer. Il va s’improviser « protecteur » de la bande de gamines qui tapinent, monter sa petite entreprise de proxénétisme, la petite bande va finir par quitter le quartier perdu pour un bout de trottoir sur les grandes artères de Marseille gagné de haute lutte à des Bulgares, avec l’aide du frère d’un pote à Zac, « grand frère » et accessoirement petit caïd (c’est pas un « parrain » mais on devine qu’il dirige pas de mal de petits business pas très légaux). Zac commence à avoir du fric, frime avec son scooter de grosse cylindrée, Shéhérazade s’habille chic et sexy, « bosse » bien. Sauf qu’évidemment, tout va assez vite déraper, et comme dans ce milieu, on est toujours dans la modèle action-réaction et que Zac est un impulsif bien bourrin, ça va plutôt mal finir pour lui et sa copine. « Shéhérazade » n’est cependant pas un film noir et sordide sur la petite délinquance dans une grande ville, la dernière (belle) scène, malgré les deux protagonistes principaux plutôt cabossés et amochés (au sens propre comme au figuré), montre une jolie note d’espoir.


L’histoire de « Shéhérazade » n’est pas d’une originalité folle, ce serait plutôt le contraire, c’est filmé en extérieurs, caméra à l’épaule, à l’arrache sans moyens, il est évident que les acteurs n’ont pas passé des années à l’Actor’s Studio, et pourtant ce film est superbe. C’est la gaucherie des personnages, leurs approximations qui les rendent « vrais ». Ces attitudes forcées de matamore de banlieue, ces mimiques de poupée Barbie qui tapine, ces non-dits ou ces mots dits maladroitement, ces ados qui n’arrivent pas être à être adultes et ont gardé leurs réflexes d’enfants (Shéhérazade suce encore son pouce en dormant, avec ses premiers billets gagnés, Zac offre à sa mère une paire de darkshades Cardin à trois cents balles), leurs personnages sont d’attachantes têtes à claques …

Et cette amourette adolescente qu’il faut cacher, voire nier, est le cœur du film. C’est montré sans voyeurisme, sans utiliser de grosses ficelles racoleuses (même s’ils dorment dans le même lit, Zac et Shéhérazade sont-ils passés à l’acte ? on suppose, mais rien ne permet de l’affirmer), ça a l’odeur du reportage sensationnaliste, le goût du reportage sensationnaliste, mais ça reste un film, où les sentiments, les émotions de deux gamins qu’on pourrait penser sans foi ni loi ni « conscience » affleurent en permanence.

On peut trouver des parallèles de cette histoire d’amour adolescente avec « L’Esquive » de Kéchiche. Mais aussi avec l’extraordinaire « In the mood for love » de Wong Kar-waï, où tout repose sur le non-dit …

Grand premier film …


MICHAEL MANN - HEAT (1995)

 

Take Heat ...

… et pas leave it …

« Heat » est un film comme on n’en a pas fait beaucoup et comme on n’en fera plus.

Quand il est sorti (avant les fêtes de Noel 1995, carton commercial certifié), il réunissait les deux plus grosses stars de l’époque, Pacino et DeNiro. Une première, même si oui, je sais, ils avaient été à l’affiche sur « Le Parrain 2 » de Coppola, mais l’un jouant le père de l’autre grâce à un montage tout en flashbacks, ils n’avaient aucune scène en commun. Dans « Heat », ils en ont une (enfin deux, avec la scène finale) au milieu du film, qui a fait couler beaucoup d’encre et entretenu les supputations les plus folles, j’en recauserai forcément plus bas.

Mann, Pacino & DeNiro

Mais ce n’est pas ce tête-à-tête qui a le plus marqué les esprits. Il y a dans « Heat » une scène de braquage suivie d’une fusillade (en tout douze minutes) qui a scotché les spectateurs sur leurs fauteuils, fusillade à faire passer celles de Peckinpah (dans « La horde sauvage » notamment) pour un diner aux chandelles.

Et surtout, parce que « Heat » est, entre autres, un film à grand spectacle, absolument toutes les scènes sont tournées en extérieurs. Enfin, toutes sauf une, pour des raisons visuelles. C’est la scène ou DeNiro et sa copine Eady (Amy Brenneman) sont appuyés la nuit sur la rambarde d’une terrasse qui domine Los Angeles. Mann explique (j’ai pas tout compris) que pour des histoires techniques (profondeur de champ, focales, nombre d’images par seconde, …), les acteurs avaient joué devant un rideau vert, l’immense étendue illuminée de la ville avait été filmée du même endroit, les deux images étant ensuite superposées au montage. Inimaginable aujourd’hui après l’affaire Alec Baldwin que des acteurs se tirent dessus pendant dix jours (durée de la mise en boîte de la scène de la fusillade) avec de vraies armes de guerre chargées à blanc, en centre ville avec des dizaines de figurants et des centaines de badauds hors champ. Inimaginable après le 11 Septembre de passer des nuits à filmer la scène finale dans un aéroport (et pas n’importe lequel, le plus grand de L.A.), avec des types qui jouent au chat et à la souris au milieu de vrais avions qui décollent et atterrissent.

« Heat » vient de loin. Du début des années 60 à Chicago. Où un flic, le chef de la brigade criminelle de la ville, y traque le gangster number one.  De tentatives ratées de flagrant délit, en rencontre autour d’un café, où les deux se promettent un take no prisoners s’ils se retrouvent face à face, jusqu’à un affrontement final à la sortie d’un casse. Le truand a quarante neuf ans, dont vingt cinq passés en taule. Le flic s’appelle Charlie Adamson, c’est devenu un pote à Michael Mann. Le truand s’appelle Neil McCauley. Neil McCauley ? Ben oui, comme le personnage joué par DeNiro dans le film.

Les voleurs

« Heat » est quasiment un biopic, transposé dans le Los Angeles des années nonante. Je devine la question du type qui suit, mais alors pourquoi le flic s’appelle Vincent Hanna et pas Charlie Adamson ? Parce que son personnage dans « Heat » est une compilation de trois flics qu’a côtoyés Michael Mann. « Heat », pour Mann, c’est le film d’une vie. En pré-projet depuis des années, il reste sa masterpiece, malgré une filmo où il n’y a pas que de furieux navets (« Le sixième sens » « Le dernier des Mohicans », « Collatéral », « Ali », « Miami Vice », …). Dans « Heat », Mann produit, réalise et a écrit le scénario, rien que ça … Et on parle pas de griffonner une histoire sur un coin de nappe de restaurant, de sortir le chéquier, et de laisser deux stars en roue libre jouer comme elles le sentent. La pré-production et les repérages (95 endroits ont été utilisés dans Los Angeles, certains sont quasiment devenus des lieux de pèlerinage touristique comme le diner où a lieu la discussion Pacino-DeNiro) ont pris des mois, Mann a passé des semaines avec le chef de la police du LAPD (qui est présent dans une scène, c’est lui le réceptionniste de l’hôtel où McCauley vient traquer Waingro à la fin), tout le casting a été envoyé au contact de vrais taulards (notamment à San Quentin et Folsom, la pire de toutes les prisons californiennes, c’est là que Mann a rencontré un dur de dur, Eddy Bunker, devenu depuis écrivain et conférencier, et à l’origine du personnage joué dans le film par John Voight), et entraîné au tir à balles réelles par des instructeurs militaires (anecdote, le superviseur montrait aux bidasses d’élite en formation le passage où en pleine baston, Val Kilmer recharge son fusil mitrailleur, manière de montrer les bons gestes et la vitesse à acquérir). Aussi fort, l’identification criminelle et les légistes sur la scène du braquage du fourgon blindé sont de vrais flics spécialisés, l’infirmière aux urgences quand la belle-fille de Hanna (la toute jeune Natalie Portman) a tenté de se suicider est la vraie chef infirmière du service des urgences … Et la plupart des personnages du film, s’ils n’appartiennent pas à l’histoire initiale Adamson – McCauley sont issus de gens ayant réellement existé (les personnages de Val Kilmer, Ashley Judd, Waingro, …). Encore plus fort (ou plus fou), Mann pour les acteurs principaux (une bonne dizaine), a rédigé leur biographie (d’où ils viennent, leur « palmarès », combien d’années de taule, comment ils se sont connus, combien de mariages, de divorces, d’enfants, etc …), ce qui sera en partie l’objet du bouquin « Heat 2 » qu’il écrira, en même temps prequel et sequel (narrant par exemple ce qu’est devenu Chris Shiherlis, le personnage joué par Val Kilmer) de l’histoire racontée dans le film …

Willie Nelson ? Non, John Voight

Quand sur le générique qui défile, on entend Moby,ce qui entre parenthèses est une partie d’un choix musical pointu à l’époque, où le technoïde chauve vegan côtoie Brian Eno, le Kronos Quartet, Lisa Gerrard, William Orbit…, (et parmi les petits rôles, on a le punker hardcore Henri Rollins et le rappeur Tone-Loc…), on est devant l’écran depuis deux heures cinquante. « Heat » est un film-somme, et surtout pas un affrontement à réduire à celui de ses deux acteurs principaux. Tous les seconds rôles ont leur histoire, et pas pour meubler. « Heat » est affaire de détails. La somme de tous ces détails, tous ces grains de sable qui à un moment viennent enrayer une mécanique imparable (un surnom lâché par le dingue Waingro lors du premier braquage sanglant permettra à Hanna de remonter la filière, un mouvement brusque d’un flic en planque dans un fourgon fera avorter une opération de flagrant délit, …).

« Heat » fonctionne à tous les niveaux. On peut se contenter du basique, le polar énergique où le gendarme course le voleur, si on veut aller plus loin mater le jeu en parallèle des deux stars du générique, ou encore aller au tréfonds des personnages secondaires. Avec un personnage principal non cité au générique, la mégalopole de Los Angeles de tous les plans, surtout de nuit, avec des moyens conséquents pour la filmer (trois hélicos).

Les gendarmes

L’histoire de « Heat », c’est celle d’une bande de braqueurs « expérimentés » multirécidivistes et multi-emprisonnés aussi. Leur cerveau, c’est Neil McCauley, maniaque de l’organisation détaillée et qui a construit sa vie de façon quasi philosophique par rapport à son métier. Il habite un superbe appart, mais juste meublé avec le minimum vital, un lit, une table, une paire de chaises, une cafetière, un frigo, parce qu’il a théorisé son métier en fonction des risques qu’il prend (aucune relation affective, aucune liaison féminine durable, et il se fait fort en trente secondes de tout lâcher et fuir hors de portée des flics). Le seul pour qui il témoigne un peu d’affection, est le plus jeune de la bande (excellement joué par Val Kilmer, plus crédible là qu’en chanteur des Doors), dont il essaye tant bien que mal de sauver le couple (Ashley Judd joue sa femme, ils ont un bambin) plus ou moins à la dérive (ils s’engueulent souvent, elle a des amants). Manque de bol, un de la bande se retrouve en fauteuil roulant au moment de faire un gros coup (le braquage de titres au porteur dans un convoi de fonds), et un fêlé impulsif (Waingro) est recruté au pied-levé. Le nouvel arrivant de la bande ne va rien trouver de mieux que de buter sans raison un convoyeur, entraînant un carnage (deux autres morts). Ce sont ces trois macchabées qui vont faire que le chef de la brigade criminelle, l’inspecteur Vincent Hanna va se retrouver sur l’affaire. Dès lors, il va tout mettre en œuvre pour retrouver la bande de braqueurs et la mettre hors d’état de nuire, aidé malgré eux par le narcotrafiquant à qui on a piqué les titres au porteur et le taré suprématiste Waingro (là, faut avoir l’œil, on l’aperçoit bedaine à l’air dans une chambre d’hôtel, il a parmi de nombreux tatouages une croix gammée sur le nombril, quand je vous disais que Mann est un maniaque …).

Waingro

« Heat », en plus de proposer une traque flic-délinquant classique, va se centrer sur les personnalités du flic et du braqueur. Là où dans l’immense majorité des films la vie personnelle des protagonistes ne sert qu’à remplir des bobines entre deux scènes d’action, elle est ici le cœur de l’histoire. McCauley va tomber amoureux d’une provinciale venue bosser dans une bibliothèque où il se rend souvent, s’informant en permanence des dernières nouveautés en matière d’explosifs, de métaux, etc … Dès lors, le solitaire va se retrouver « attaché » et la rigueur de son raisonnement va s’en trouver affecté. De son côté Hanna en est à son troisième mariage (sa femme aussi) et il doit gérer sa belle-fille, une gamine à tendance dépressive, déboussolée par le mode de vie du couple.

A première vue, dans « Heat », DeNiro et Pacino, c’est le ying et le yang, l’un est d’une austérité rigide, l’autre un excité impulsif fonctionnant à l’instinct (l’interrogatoire des indics, l’extraordinaire scène quand rentrant chez lui à pas d’heure il trouve l’amant de sa femme affalé sur le canapé et matant « sa » télé). DeNiro est sobre comme rarement, ce qui en soi est un exploit et Pacino crève par contraste l’écran. Ce n’est suggéré nulle part dans le film, mais quand il a lu le script et « visionné » son personnage, il est allé trouver Mann et lui a dit que Hanna serait le plus souvent sous coke. En fait, McCauley et Hanna fonctionnent de la même façon, avec un professionnalisme à toute épreuve et des principes stricts. Ce que l’on voit lors de la fameuse scène où ils prennent un café ensemble. On a beaucoup écrit sur cette scène. Invraisemblable, oui, mais elle a réellement eu lieu dans l’histoire originelle à Chicago, à peu près dans les mêmes conditions et les mêmes termes. Certains (qui n’ont pas compris grand-chose aux personnages) ont même dit qu’elle avait été rajoutée in extremis, Mann voulant un dialogue entre les deux stars, le premier de leur carrière face caméra. Ridicule, cette scène est le cœur du film, explique ce qui précède et ce qui va suivre. Une autre rumeur a été plus insistante et plus plausible. Durant tout le dialogue, il y a deux caméras, une derrière chaque acteur, et on n’a que des champs – contre-champs, beaucoup en ont déduit que pour des raisons mystérieuses, Pacino et DeNiro n’avaient pas joué ensemble. Faux, il y avait une troisième caméra qui les prenait ensemble de profil, mais au montage, Mann a décidé de ne pas utiliser ces images. De nombreuses photos en témoignent, il y en avait plein le mur du (vrai) restau où la scène a été tournée, les gens réservant la mythique table des semaines à l’avance, et conséquence qu’ils ne prévoyaient pas, passaient tout le repas à se faire photographier par les autres clients … A noter que Mann, Pacino et DeNiro, d’un commun accord, ont décidé de ne pas répéter la scène, l’essentiel de ce qui a été monté venant de la onzième prise (selon les différents participants, treize, dix-huit ou dix-neuf prises auraient été mises en boîte).

DeNiro & Kilmer

« Heat » est sorti en 1995. Sacré millésime pour les polars, puisque sont sortis la même « Usual suspects », « Casino » et « Seven ». Rien que ça …

Je conseille la version 2 Blu-ray du film, qui présente of course des heures de suppléments bien utiles pour écrire cette chronique, avec notamment à l’occasion du vingtième anniversaire de la sortie du film, une discussion réunissant Mann, DeNiro et Pacino animée par Christopher Nolan. C’est pas la partie des bonus la plus intéressante par les propos, mais avouez que c’est un sacré casting autour de la table …

Une dernière anecdote qui montre à quel point ce film est mythique et rentré dans la culture populaire. Dans la villa sur immenses pilotis où se fait tabasser et laisser pour mort par Waingro et les hommes de main du narcotrafiquant le chicano chauffeur de la bande de braqueurs, McCauley-DeNiro retrouve son pote baignant dans une mare de sang. La villa avait été mise en vente et louée pour tourner la scène. Faut croire que les petites mains de l’équipe étaient moins méticuleuses que Mann, quand les nouveaux propriétaires sont arrivés (l’agent immobilier les ayant évidemment avertis qu’elle avait servi au tournage du film, ce qui constituait un sacré argument commercial) ils ont retrouvé sur le parquet la tache de faux sang très mal nettoyée. Cette tache est maintenant planquée sous un tapis et conservée comme une relique …

Immense film culte je vous dis …


FRANCOIS TRUFFAUT - LE DERNIER METRO (1980)

 

Le meilleur vers la fin ...

J’ai un point commun avec Depardieu … enfin, presque deux … j’aime bien le (bon) pinard, sans trop de modération, mais dans des proportions nettement moins pantagruéliques que le Gégé. Ce qui m’évite par exemple d’avoir des réflexions avinées sur la supposée humidité de l’entrejambe de cavalières nord-coréennes de dix ans … bon, je fais comme lui, je m’égare …

Revenons donc au point commun cinématographique avec le Gégé. Il avoue d’entrée, dans les bonus du Blu-ray du « Dernier métro », que quand Truffaut lui a proposé le rôle principal, il a pas sauté au plafond. Depardieu, il reconnaît du talent (et de l’importance) à Truffaut, mais toute sa filmo, qu’il s’agisse des « historiques » des débuts ou des années 60, ou des autres plus récents, ça le laissait assez froid. Perso, je pense que « Le dernier métro » est d’assez loin ce que Truffaut a fait de mieux. Pour plein de raisons, mais je vais pas comparer à ceux d’avant, je vais m’en tenir à celui-là …

Depardieu, Deneuve & Truffaut

« Le dernier métro », il fonctionne à plein de niveaux.

C’est un film sur les relations humaines, c’est un film sur les acteurs, c’est un film sur l’Occupation. Et quel que soit le côté de la lorgnette par lequel on l’appréhende, ou dans sa globalité, ça confine à la copie parfaite.

Mais avant le premier tour de manivelle (dans une usine désaffectée de la région parisienne transformée en studio), faut du boulot en amont. Un scénario dans lequel Truffaut s’est énormément impliqué, Paris occupé, il l’a connu dans son enfance (il est né en 1932). Il a mis son propre fric dans la production, il s’est entouré de proches (Delerue pour la musique, Jean-Louis Richard et Marcel Berbert, habitués de ses génériques, pour des seconds rôles). Et surtout, il a pris en tête d’affiche les deux meilleurs acteurs de l’époque, en voie d’icônisation. Deneuve est déjà la star féminine du cinéma français depuis presque deux décennies, et Depardieu depuis quelques années n’en finit plus de signer de grandes performances (dans l’année qui précède « Le dernier métro », on l’a vu dans des rôles principaux dans « Buffet froid » de Blier, « Mon oncle d’Amérique » de Resnais et « Loulou » de Pialat, rien que ça …). Le reste du casting est composé de « valeurs sûres » de l’époque (Andréa Ferréol, Jean Poiret, Paulette Dubost, Maurice Risch, et les petits « nouveaux », Sabine Haudepin, et une paire de scènes pour Richard Bohringer). J’ai pas cité (volontairement) dans la liste ci-dessus Heinz Bennent, pourtant troisième rôle majeur du film (Lucas Steiner), dont le personnage est plutôt passif et sous-employé, et pas interprété d’une façon transcendante.

Depardieu, Poiret, Deneuve & Haudepin

« Le dernier métro » c’est un film sur un triangle amoureux. Steiner et sa femme Marion (Deneuve), pourtant unis dans l’adversité, vont voir leur couple mis à mal avec l’arrivée de Bernard Granger (Depardieu). De regards fugaces en gênes réciproques, on voit les braises qui couvent se transformer en brasier, les baisers rapides, les gifles monumentales, avant l’aveu réciproque. Et un final équivoque, qui renvoie à Jules et Jim (le dernier plan), alors que Truffaut s’est déjà auto-cité (des répliques issues de « La sirène du Mississippi » sont la conclusion de la pièce de théâtre). Mais l’amour ne concerne pas que les acteurs principaux, les seconds rôles ont aussi leur vie affective (Andréa Ferréol est homosexuelle, occasionnellement en couple avec Sabine Haudepin, Jean Poiret est aussi homo, Maurice Risch aimerait se taper des gonzesses, il ne réussit qu’à se faire vamper par une voleuse qui en pince pour les beaux uniformes allemands, …).

« Le dernier métro », c’est un film sur les acteurs. Les acteurs de théâtre et leur « monde ». On ne compte plus déjà à l’époque les films sur le cinéma. Ceux sur le théâtre sont plus rares, et le parallèle (pour de multiples raisons) avec le Lubitsch de « To be or not to be » (« Jeux dangereux » en V.F.) est le plus évident. « Le dernier métro » nous montre tout le processus de création, de mise en scène, de répétitions, de gestion des espèces sonnantes et trébuchantes, … et aussi des égos qui se retrouvent et parfois s’affrontent en coulisses. Ce qui implique que les acteurs doivent jouer différemment dans le monde « réel » du film et ensuite sur les planches du théâtre, parfois à la suite dans la même scène. A ce jeu-là, Depardieu est impressionnant, et Deneuve, qui a une peur panique du théâtre et n’a jamais joué dans une seule pièce, s’en tire plus que bien. Le tout dans un contexte particulier, celui du Paris de 1942-1943, sous l’Occupation allemande.

Deneuve & Bennent

Et c’est à ce niveau-là que « Le dernier métro » est le meilleur. Les personnages principaux du film n’ont pas existé, la pièce qu’ils montent non plus, mais certaines scènes qu’ils jouent sont vraies et reposent sur des faits ou anecdotes historiques certifiées. Eléments validés (à une paire de détails mineurs près) dans les bonus par un historien (Jean-Pierre Azéma) spécialiste du Paris occupé . Le personnage historique central est Daxiat (interprété par Jean-Louis Richard), rédacteur en chef du journal pro-nazi « Je suis partout ». Ce journal (crée par Brasillach et quelques autres extême-droitards dans les années 30), a réellement existé et Daxiat est un pseudo juridique pour Alain Laubreaux (rédacteur omnipotent des pages culture, aux nombreuses accointances avec les miliciens, les gestapistes et la Wehrmacht, exilé en Espagne au moment du tournage et condamné à mort en France par contumace). Et la scène où Daxiat est pris à partie par Depardieu et finit par se faire rosser avec sa propre canne, est le copier-coller d’une vraie rouste infligée par Jean Marais à Laubreaux qui venait de dégommer dans « Je suis partout » la dernière pièce de Cocteau. Autre exemple de souci maniaque du détail, quand Marion Steiner se rend au QG des Allemands et demande à voir un officier supérieur, elle finit par apprendre qu’il vient de se suicider. L’historien, au vu des dates, a le vrai nom du type … ça, c’est pour le cours d’Histoire de haut niveau. Truffaut situe aussi tous ses personnages dans le Paris occupé des années 1942-1943, et nous montre tous les cas de figure. Ceux qui sont Résistants ou vont rejoindre la Résistance (Depardieu), les Juifs pourchassés (Lucas Steiner), et les retombées pour leur famille (Marion Steiner), les collabos (Daxiat), les débrouillards (Maurice Risch), les arrivistes (Sabine Haudepin, la copine de Risch), ceux qui ménagent la chèvre et le chou (Poiret), les miliciens (Bohringer), …

Le tout dans le contexte de l’époque (le dernier métro qui donne son titre au film, c’est la rame vers laquelle on se précipite avant minuit, heure du couvre-feu), avec le marché noir, les tickets de rationnement, les coupures d’électricité, les alertes de bombardement par les Anglais, … et puis, dans le milieu artistique bourgeois et friqué, ces virées toute la nuit (faut juste pas être dans la rue entre minuit et six heures du matin) dans les clubs chicos au milieu des denrées inaccessibles au vulgum pecus (champagne à volonté) et des gradés allemands …


Toute la réussite du « Dernier Métro », est due à son accessibilité (la lecture peut se faire à plusieurs niveaux, mais au premier degré, ça fonctionne déjà parfaitement), et Truffaut, novateur rétrograde, académiste révolutionnaire, signe ce qui est pour moi sa masterpiece. Depardieu, méfiant au début, est bluffé, se donne à fond, passe du queutard entreprenant de la première scène à l’amoureux sans espoir de sa partenaire tout en risquant gros avec ses machines infernales qu’il bricole et son engagement dans la Résistance. Truffaut décidera d’en faire son acteur fétiche, multipliera les projets pour lui, la maladie en décidera autrement, seule « La femme d’à côté » paraîtra. Deneuve, au sommet de sa beauté, trouve là un de ses meilleurs rôles, toute en incandescence glaciale, dans un personnage à la « Belle de jour ». Hormis Bennent, le reste du casting fait ce qu’il peut pour se hisser au niveau de ces deux grosses prestations.

Juste un (petit) reproche : la dernière scène (celle de l’hôpital) hésite (volontairement, on peut pas laisser passer de tels pains au montage) entre réel (quand Deneuve entre dans la salle commune, il y a un arrière plan « vivant », les gens se déplacent, fument dans le bâtiment derrière les fenêtres) et théâtre (quand elle rejoint Depardieu, l’arrière-plan est un décor), du coup le twist final perd un peu son effet …

« Le dernier métro » est le recordman absolu des César (dix). Ce qui ne veut pas forcément dire que c’est le meilleur film des quarante dernières années, mais que c’est tout de même un très grand film …


Du même sur ce blog : 

Tirez Sur Le Pianiste




CLAUDE CHABROL - UNE AFFAIRE DE FEMMES (1988)

 

Robert et Simone ...

Badinter et Veil … tous deux ont marqué le premier trimestre 2024. L’un parce qu’il est claqué et qu’on a rappelé à l’occasion que c’est lui qui avait mené le combat législatif pour l’abolition de la peine de mort. L’autre parce qu’elle aussi a mené une bataille législative pour légaliser l’IVG, gravée maintenant dans le marbre de la Constitution.

Chabrol et Huppert

De peine de mort et d’avortement, et aussi du Vichy de Pétain, il en est question dans « Une affaire de femmes » de Claude Chabrol. Qui signe là un de ses meilleurs films, voire peut-être son meilleur. Sans rien changer à sa méthode. Au moins un film par an et « en famille ». Que ce soit la sienne propre (sa femme Aurore au script, son fils Matthieu à la musique), où celle du milieu cinématographique qui l’accompagne régulièrement sur ses tournages (Isabelle Huppert son actrice fétiche, Marin Karmitz à la production, plein de « petites mains » genre machinistes, techniciens, …). Et pourtant chez Chabrol, les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets. Il se laisse parfois aller à de « l’alimentaire », bâcle ses prises parce qu’il lui tarde d’aller au bon restau du coin où l’attendent force victuailles et bonnes bouteilles.

Le fait que « Une affaire de femmes » ait été tourné à Dieppe (une fois que t’es à Dieppe, la préoccupation principale c’est de t’en aller au plus vite) n’est même pas un handicap. Parce que le vieux gaucho Chabrol a de la « matière » : des thématiques fortes (guillotine, avortement, Vichy, les collabos). Et ces thématiques sont (en partie) servies par un bouquin de l’avocat controversé Francis Szpiner concernant « l’affaire Marie-Louise Giraud », faiseuse d’anges et condamnée à mort (et exécutée) pour cela en 1943. La partie « faits divers tragique » du film est calquée sur la vie et l’œuvre de Marie-Louise Giraud, les éléments « matrimoniaux » ont été rajoutés par Chabrol.

Huppert et Cluzet, peu ravis au lit ...

Ce qui frappe avec « Une affaire de femmes », c’est sa simplicité, son évidence, malgré un sujet, voire des sujets éminemment casse-gueule. Chabrol évite les grandes envolées pamphlétaires, il raconte une histoire, celle de Marie Latour (Isabelle Huppert, excellente comme bien souvent). C’est une jeune femme ordinaire qui sous la France occupée élève comme elle peut ses deux gosses pendant que leur père a été réquisitionné au STO. Le quotidien est pas folichon, et les assiettes pas souvent bien garnies lors des repas. Marie, pour se changer les idées, s’en va de temps en temps boire un canon au troquet du coin avec sa copine Rachel, où elles partagent leurs rêves, Marie se verrait bien chanteuse. Et puis un jour, Rachel disparaît et Marie découvre tout à coup ce que c’est qu’une rafle de Juifs, elle qui vivait quelque peu hors-sol, en tout cas loin de ces considérations.

Marie est aussi pote avec sa voisine, qui est enceinte et veut pas garder le gosse. Les deux se lancent de manière empirique dans une tentative d’avortement qui finalement réussit. Dès lors Marie va (sous le manteau, l’avortement étant considéré comme un crime) se trouver une vocation, et par là même arrondir ses fins de mois. Hasard des rencontres, elle devient amie avec une jeune prostituée, Lucie (Marie Trintignant).

Huppert & Trintignant

Tout commence par aller mieux, jusqu’à ce que, sans prévenir, Paul son mari (François Cluzet) revienne d’Allemagne. Très vite, on comprend les fêlures du couple entre elle, exubérante refoulée, et ce glaçon humain, lavasse sans conviction. L’origine du fric facile dont il profite (les « talents » de Marie sont souvent demandés, le cash rentre, le couple et ses mouflets déménagent dans un appartement plus cossu, une chambre est même louée à Lucie qui y vient y faire ses passes) ne le dérange pas beaucoup, il plastronne parce qu’il a troqué ses fringues élimées contre une rutilante tenue chemise-cravate-veston. Le seul truc qu’il ne supportera pas, c’est que Marie trouve une alternative à sa virilité défaillante en s’amourachant d’un arrogant jeune collabo, « client » de Lucie. La découverte des deux amants enlacés sera le point de rupture dans l’histoire et dans le film.

Jusque-là, Chabrol nous montrait d’une façon sérieuse (« Une affaire de femmes », c’est pas « La traversée de Paris ») les tribulations de Marie dans sa ville portuaire moche, vivant sa vie, indifférente au contexte de l’époque. C’est au retour de son premier cours de chant, la tête pleine des compliments de sa professeur alors qu’elle se voit déjà triompher sur les planches des scènes parisiennes, que la réalité de 1943 va la rattraper, sous la forme de deux flics-miliciens qui viennent l’arrêter devant ses gosses en train de jouer dans la cour de l’immeuble. Là, dans le dernier quart du film, Chabrol va devenir enragé, peindre un portrait au vitriol de la France pétainiste à travers ses tribunaux, ses juges et procureurs retors, ses avocats sous pression, son milieu carcéral infect. Quand Marie comprend que ce n’est pas une banale punition qu’elle risque, mais sa tête, il est trop tard. Elle aura cette terrible tirade, les yeux embués de larmes, qui fera bien évidemment scandale : « Je vous salue Marie pleine de merde, et le fruit vos entrailles est pourri ». Les cathos intégristes vont multiplier les cris d’orfraie, manifester devant les cinémas, intenter des procédures … du classique, quoi … Bon, faut pas non plus culpabiliser à l’excès, y’a pas que ceux qui se croient « bon Français » qui ont vu rouge, les Américains avec à leur tête un Bush père fraîchement élu, ont refusé de distribuer le film chez eux, un film pourtant célébré dans nombre de festivals européens. Le producteur Marin Karmitz en sera réduit à monter sa propre société de distribution internationale, MK2, pour que le film soit visible aux States.


Le final, crispant, n’a rien à envier à celui de « Dancer in the dark » de Lars Von Trier. Chabrol, comme dans tous ses grands films (« Le boucher », « La cérémonie ») abandonne son côté bonhomme pour devenir l’observateur à l’œil aiguisé des pires travers de cette société bourgeoise bien-pensante qu’il déteste.

Un seul bémol, d’ordre purement technique. On le sait, Chabrol se prenait pas le chou avec des mouvements tarabiscotés de caméra, son obsession était de faire « simple ». « Une affaire de femmes » présente à l’origine une image assez terne, granuleuse, baveuse. Je croyais que j’allais arranger ça en achetant une version Blu-ray. Ben believe me, niveau image, c’est le pire Blu-ray que j’aie jamais vu, on se croirait devant une VHS des années 70. Pourtant l’édition vient de chez Carlotta-MK2, généralement plus « sérieux » sur les galettes qu’ils mettent en vente.

Chef-d’œuvre quand même…