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CHARLES LAUGHTON - LA NUIT DU CHASSEUR (1955)

 

Love and Hate ...

« La nuit du Chasseur » (idem en anglais, « Night of the Hunter »), ce serait trop facile (mais je vais pas m’en priver) de dire que des films comme ça, on n’en tourne qu’un dans sa vie …

Charles Laughton & Lilian Gish

Et effectivement, ce sera le seul passage de Charles Laughton derrière la caméra. Laughton, c’est un Anglais qui a surtout travaillé aux Etats-Unis (il sera naturalisé américain en 1950). Et c’est surtout un acteur de théâtre. Un genre exigeant, où on peut pas tricher, refaire la prise. Faut enchaîner et être juste. Son physique « particulier » (sur lequel il a beaucoup ironisé), lui vaudront au cinéma des rôles de méchants (l’inoubliable Capitaine Blight dans « Les révoltés du Bounty » de Frank Lloyd) ou de sournois (Gracchus dans « Spartacus », où à mon sens il enterre les Kirk Douglas, Laurence Olivier et autres Peter Ustinov, pourtant pas des débutants). Laughton est exigeant pour lui, et va devenir un maniaque derrière la caméra.

Enfin, derrière la caméra, c’est aller un peu vite en besogne. La technique de l’image, de l’éclairage, de la prise de vue, il n’y comprend rien. Pour « La nuit du Chasseur », Laughton est au sens le plus strict du terme, un metteur en scène. La caméra, elle est confiée à Stanley Cortez, un chef opérateur de l’A.S.C. déjà remarqué sur « La splendeur des Amberson » d’Orson Welles. Et pendant que Laughton peaufinera son scénario avec David Grubb (l’auteur du roman « La nuit du Chasseur »), Cortez placera ses caméras et va concevoir un éclairage fabuleux, un noir et blanc hyper contrasté, jeux d’ombres gigantesques et de pénombres.

Parenthèse. En 2019 est sortie par Wild Side une version restaurée en HD du film. Des Blu-ray de vieux films, j’en ai. Qui au niveau du film lui-même, ne présentent généralement aucun intérêt, la haute définition ayant même tendance à amplifier les défauts techniques de l’image d’origine. Si vous ne devez avoir qu’un vieux film en Blu-ray, c’est « La nuit du Chasseur » qu’il vous faut. Un travail tout bonnement extraordinaire, qui montre que Cortez avait dépassé toutes les contingences techniques de l’époque. Et tout ça avec des moyens certainement pas pharaoniques.

D’ailleurs, pas de noms flamboyants en haut de l’affiche au générique. Mitchum en est la star (mais pas le premier choix de la production). Mitchum est en 1954 lors du tournage (trente-six jours en tout et pour tout, quasiment tout en studio, y compris la descente de la rivière) au mieux un bon second rôle avec deux défauts majeurs, éthylique forcené à faire passer les soirées du Rat Pack pour des séances de yoga, et pire, plus ou moins « socialiste », ce qui aux U.S.A. à l’époque était comparé à de la haute trahison. En gros, Mitchum est ingérable. Laughton l’a vite compris, il organise tous les autres personnages par rapport au sien.

Robert Mitchum

Autre parenthèse. Dans le Blu-ray dont au sujet duquel je causais plus haut, il y a parmi les bonus plus de deux heures et demie (soit quasiment deux fois la durée du film) de rushes qui montrent la répétition des scènes. Avec un Laughton (à peu près toujours hors champ) omniprésent, qui donne la réplique à tous les acteurs, jouant tous les personnages. On voit qu’il vient du théâtre et que c’est un maniaque. Il fait refaire d’innombrables prises parce que l’intonation d’une seule syllabe, un clignement de paupières, un geste esquissé, un sourire trop ou pas assez prononcé ne lui conviennent pas. Passe encore pour quelqu’un qui a fait l’Actor’s Studio (comme Shelley Winters) mais Laughton tyrannise tout le monde (les deux gosses - la gamine a vraiment cinq ans et craque parfois – et le moindre figurant ou second rôle, témoin celui qui joue le vieux pote pêcheur du gamin, qui sera éjecté au premier jour de tournage et remplacé). N’est guère épargnée Lilian Gish (qui fut quand même dans sa jeunesse l’égérie de Griffith et la première star féminine mondiale, avant Louise Brooks ou Marlene Dietrich), dont on sent que derrière sa bonhommie placide, elle n’en pense pas moins lorsqu’elle doit multiplier les prises. Il n’y a que Mitchum qui a un traitement de faveur. Il tient même parfois tête à Laughton parce qu’il ne joue pas, il est le Révérend Powell et tout s’organise autour de lui …

Powell, c’est le personnage qui a fait rentrer Mitchum dans la légende du cinéma. Parce que Mitchum en fait tellement, que ce faux curé devient tout bonnement extraordinaire. Powell joué par Mitchum n’est plus humain, il est inhumain. La scène où Mitchum mime le combat du Bien et du Mal avec la bataille entre ses deux mains où sont tatouées sur les phalanges « love » et « hate » (ça, c’est de l’idée scénaristique géniale !) repousse les limites du raisonnable, de l’entendement et même de la folie. Et à la fin, alors qu’il vient de se faire plomber par Lilian Gish, sa fuite à travers l’appartement, le jardin, les clôtures, pour aller se réfugier dans la grange se fait en poussant des cris qui n’ont rien d’humain. Le jeu de Mitchum est totalement hanté, irréel, bestial … Pas sûr qu’au moment du tournage il ait été au mieux physiquement et mentalement, mais le résultat est époustouflant, une performance à la Daniel Day-Lewis, sa seule présence aux dires des témoins électrisait le plateau de tournage avant qu’il commence à jouer ses scènes … Il y a une anecdote avec Shelley Winters. Mitchum, sans qu’on sache très bien pourquoi, la détestait, à la limite de la haine. Quand le pêcheur la retrouve noyée attachée à sa voiture au fond de l’eau, c’est une prise sous-marine avec un mannequin au visage moulé sur celui de Winters. Mitchum a fait tout un foin, exigeant de Laughton que ce soit elle qui soit vraiment attachée à la bagnole au fond de la rivière, sinon le film allait perdre toute sa crédibilité … Ceci explique que des années plus tard, lors d’une interview où il revenait sur sa carrière, Mitchum tout en faisant son Mitchum (air goguenard, énormes lunettes fumées, cigare de la taille d’un tronc d’arbre), ait décrété que Laughton était de loin le meilleur metteur en scène avec qui il avait travaillé (sympa pour tous les autres, il a tourné avec le gotha des réalisateurs américains pendant quatre décennies).

Shelley Winters & Robert Mitchum

« La nuit du Chasseur » se passe dans l’Amérique rurale (un petit bled au bord du fleuve Ohio) post Grande Dépression. La crise économique, le chômage, la lutte quotidienne juste pour avoir quelque chose à mettre dans l’assiette, ont profondément transformé les gens. Ainsi, un père de famille, Ben Harper (parenthèse, c’est le vrai nom du guitariste baba cool soporifique, donc pas un pseudo en rapport avec le film), devient un braqueur de banques pour faire bouillir la marmite à la maison où l’attendent sa femme Willa (Shelley Winters) et ses deux gosses John (la douzaine), et Pearl (cinq ans). Un jour son braquage tourne mal, il tue deux types, est serré de près par la police, et a juste le temps de remettre le butin du casse (dix mille dollars) à ses enfants (surtout John), exigeant d’eux qu’ils le planquent et ne révèlent la cachette à personne, même pas à leur mère.

Parenthèse (pff, encore, tu commences à nous gonfler avec tes parenthèses). Le Ben Harper du film, qui n’a droit qu’à quelques scènes, est joué par un second couteau, Peter Graves, qui accèdera à la gloire mondiale en devenant des années plus tard, Jim Phelps, le chef des agents de la cultissime série télé « Mission Impossible ».

Avant d’être pendu, Harper se retrouve dans le même cachot que le (faux) révérend Harry Powell et manque lui révéler en parlant dans son sommeil (fabuleuse scène lorsque Harper marmonne son histoire et que la tête de Powell apparaît à l’envers - il est dans le lit au-dessus -, avant que Harper se réveille, l’aperçoive, lui colle une magistrale torgnole, avant de se mettre un mouchoir dans la bouche pour ne plus pouvoir parler en dormant).

Powell, on l’a déjà vu au tout début, roulant dans une voiture, ses tatouages LOVE-HATE sur les doigts, en train de s’adresser au Seigneur, avant de se tétaniser avec un regard d’assassin à un spectacle de strip-tease. Powell, c’est une extrapolation de tous ces évangélistes qui dans les années 30 parcouraient le Midwest sinistré par la crise pour ramener les âmes dans le « bon » chemin (et qui aujourd’hui sont les farouches partisans de Trump, la loi et l’ordre, et par-dessus tout le Seigneur qui nous guide tous). Son truc, à Powell, c’est pas de sauver les brebis égarées, c’est de séduire les veuves qui ont un petit magot, les buter et partir avec l’argent.

Il va donc arriver chez Willa Harper. Autre scène fabuleuse, le petit John raconte à sa sœur une histoire de croquemitaine, c’est la nuit, ils sont dans leur chambre à peine éclairée par la lumière de la rue, et se dessine sur le mur l’ombre gigantesque du chapeau que porte Powell (ces ombres démesurés, que l’on verra souvent dans le film, me semblent être un hommage de Laughton et plus encore de Cortez au cinéma expressionniste allemand des années 1920-1930, genre « Le cabinet du Docteur Caligari », « M le Maudit », etc …). Le plan suivant nous montrera sa silhouette devant la clôture de la maison, dans la lueur blafarde des réverbères. Ça vous dit rien cette image ? Ce sera copié-collé par Friedkin dans « L’exorciste » quand Max Von Sydow arrivera devant la maison de Linda Blair, elle servira d’ailleurs souvent d’affiche au film, au Blu-ray, Dvds, etc …

L'exorciste ?

Powell va courtiser la fragile Willa, poser son emprise sur elle (autre scène folle, celle de l’expiation, où la pauvre veuve avoue ses péchés devant les voisins, au milieu d’un cercle de torches enflammées, sous le regard impassible du pasteur en arrière-plan), l’épouser (autre scène énorme, celle de la nuit de noces), avant de la tuer (encore une scène démente ponctuée d’engueulades homériques où Powell expose sa vision du monde et des femmes, qui ne pensent qu’à la luxure alors que le Seigneur ne les a mises sur Terre que pour procréer, ‘tain, on croirait entendre l’agité du bocage de Villiers). Ne lui reste dès lors plus qu’à faire avouer aux gosses où est le magot (nous, on le sait, il est dans la poupée de chiffons que ne quitte pas la petite fille).

La gamine se laisserait embobiner, son frangin est beaucoup plus méfiant, et les deux s’enfuient en barque sur le fleuve, chassés par Powell (un autre plan à montrer dans les écoles de cinéma, les deux gosses réfugiés dans une grange, avec au loin au soleil levant, la silhouette menaçante de Powell sur son cheval au pas qui se détache sur l’horizon). C’est à ce moment-là, le moment de la chasse, qu’on passe du thriller haut de gamme à autre chose. Finies pour un temps les confrontations et les dialogues chiadés, on suit la barque qui descend le fleuve filmée depuis la rive avec au premier plan des lapins, des toiles d’araignée, des hiboux, des tortues, des crapauds. Comme une relaxation alanguie qui remplace la tension. Un procédé qui sera repris et sublimé par Malick au point de devenir sa trademark (je sais pas s’il s’est inspiré de Laughton) qui interrompt l’action pour nous montrer des rochers moussus, un petit ruisseau, des animaux, du vent qui agite des champs de blé ou des feuilles dans les branches, …


Le final de « La nuit du Chasseur » n’est pas celui d’un thriller. Ou si peu. Les enfants échouent (dans tous les sens du terme) chez une vieille dame, Mme Cooper (extraordinaire Lilian Gish) qui recueille des enfants abandonnés. Et plutôt que l’action (quasi inexistante), Laughton choisit de nous nous montrer le combat de deux esprits qui se revendiquent du même Seigneur. Parce que Powell n’a pas inventé son personnage de pasteur, il se croit réellement investi d’une mission, sauver le monde de la perdition, même si ça doit passer par quelques meurtres et en récupérant du fric au passage. Mme Cooper, elle, veut faire le bien de ses prochains tout en respectant scrupuleusement les Saintes Ecritures. La scène clé du film (et une des plus extraordinaires qu’il soit donné à voir sur un écran), c’est ce face-à-face nocturne devant la maison de Mme Cooper où Powell et elle se livrent un combat qui se veut définitif par chants religieux interposés, chacun chantant le sien pour couvrir la voix de l’autre.

« La nuit du Chasseur » est une œuvre unique, inclassable, où se mélangent poésie, mysticisme, polar, suspense, humour (noir). En fait la vraie direction du film nous est donnée dès la première scène, où Lilian Gish récite, façon lecture d’une page des Evangiles, ce qu’est l’histoire que nous allons voir et sa morale. « La nuit du Chasseur », c’est une fable biblique …

« La nuit du Chasseur » a été un bide lors de sa sortie, et Laughton (mort en 62) n’aura plus jamais les moyens (si tant est qu’il en ait eu l’envie) d’en tourner un autre. Chef-d’œuvre définitif, il est aujourd’hui très justement toujours cité comme un des plus grands films de tous les temps …




FEDERICO FELLINI - AMARCORD (1973)

 

Auto-biopic ...

« Amarcord », ça veut dire quelque chose entre « il était une fois » et « je me souviens » dans le dialecte de la région de Rimini. Rimini étant comme par hasard la ville où est né et a grandi Fellini.

Et le Maestro déroule avec « Amarcord » le dernier volet de ce qu’on a qualifié de trilogie mémorielle. Après le faux documentaire « Les clowns » (Fellini a toujours été attiré par le cirque et les bohémiens, voir son insurpassable « La Strada »), et « Fellini Roma » sur ses années romaines (où le génial côtoie le foutraque complet), Fellini centre « Amarcord » sur son adolescence boutonneuse à Rimini.

Fellini et son harem ...

Enfin, à Rimini, façon de parler. Tout a été tourné aux studios Cinecitta à Rome. L’histoire se déroule sur une année, du printemps au printemps. Et parler d’histoire est aussi un non-sens. Comme un peintre, Fellini joue sur les impressions, les couches superposées. Il l’a dit et répété, bien peu de son film repose sur des faits réels et avérés, un souvenir fugace amène une scène. Et s’il y a une chronologie, des personnages récurrents, il n’y a pas d’histoire, au sens scénaristique du terme.

Le personnage central de « Amarcord » est Titta (un ersatz de Fellini donc), joué par le jeune débutant Bruno Zanin. Qui ne fera guère parler de lui par la suite, Fellini recherchant pour ses personnages des « gueules » plutôt que des stars. Au milieu de cette brochette d’anonymes, un second rôle qu’il a déjà fait tourner à deux reprises est attribué à Magali Noël (celle qui a chanté les joies du SM avec « Fais moi mal Johnny », paroles de Boris Vian). Elle sera la Gradisca, femme du coiffeur et pin up locale qui affole tous les mâles de la ville. Et parmi tous les personnages « felliniens » du casting, une aura son quart d’heure warholien de gloire, Maria Antonietta Beluzzi (la buraliste à la poitrine démesurée dans laquelle finira par se perdre le jeune Titta).

Repas de famille ...

Il y a dans « Amarcord » toute la démesure de Fellini qui voisine avec l’intimisme de la cellule familiale, tendrement caricaturée (le père maçon, le grand-père pétomane et lubrique, l’oncle silencieux et fourbe, un autre qu’on sortira de l’asile pour un pique-nique homérique, la mère qui essaie d’arrondir les angles, la bonne qu’à peu près tous les mâles de la maison essaient de tripoter, …).

Dans ces polaroids de la fin des années 30, Fellini nous montre avec tendresse cette sorte d’interzone (on n’est pas à la campagne, mais pas non plus dans une grande ville), en butte avec ses traditions (on commence par un feu de joie pour fêter l’arrivée du printemps, rite païen, mais les curetons veillent et font la loi dans les âmes, voir la libidineuse séquence de confessions à la chaîne), mais rattrapée par l’histoire qui s’écrit ailleurs (la montée du fascisme, ses parades grotesques, mais aussi ses arrestations arbitraires et ses interrogatoires « musclés »).

Dans cette petite ville de province, tout ce qui sort de l’ordinaire devient – lapalissade – extraordinaire. On voit tout le village s’embarquer sur de frêles rafiots pour attendre au large le passage du Rex (paquebot gigantesque mis en chantier et symbole de la puissance économique de Benito et ses sbires, Fellini a fait construire pour cette seule scène une maquette de cent mètres, on est pas loin de Cameron et « Titanic »), on voit tous les hommes du village suivre avec des yeux gourmands, forcément gourmands, le dernier arrivage de « beautés » à destination du bordel de la ville.

Magali Noel, la Gradisca

On sent toute la tendresse de Fellini pour cette Italie « d’en bas ». Le sourire est bonhomme. Que ce soit pour décrire la misère sexuelle des collégiens et leurs concours de branlette, leur fascination pour le derrière moulant et rebondi de la Gradisca ou l’hypertrophie mammaire de la buraliste. Que ce soit pour les fantasmes de la Gradisca, férue de cinéma et qui rêve de donner la réplique à Gary Cooper. Que ce soit le narrateur du film, bourgeois distingué et précieux qui n’est en fait qu’un mytho affabulateur. Que ce soit les dimensions imposantes du Grand Hotel, fierté touristique de la ville, et les évènements fantasmatiques qui y ont eu lieu (la Gradisca y aurait été la maîtresse d’une nuit d’un prince de passage, le simplet du village y aurait honoré tout le harem d’un sultan, qui donne lieu à une scène pastiche des ballets aquatiques des Ziegfield Folies). Les simplets sont montrés avec compassion (la souillonne prostituée, le tonton aliéné qui monte tout en haut d’un arbre immense et réclame une femme, …).

Par contre, comme Indiana Jones qui n’aime pas les nazis, on peut pas dire que Fellini porte les fascistes dans son cœur. Mise en scène grandiose et caricaturale lors d’une parade des leaders locaux du parti dans un village tout acquis à leur cause avec scènes d’hystérie à la Beatlemania devant les deux chefs (un nain et un paralytique !) et leurs affidés qui défilent en trottinant avant qu’une immense composition florale à l’effigie du Benito se mette à parler. Un grotesque compensé quand un type joue « L’Internationale » à la clarinette du haut du clocher du village. Le père de Titta (ancien ouvrier maçon donc « forcément » communiste aux yeux des fascistes) est arrêté, menacé, et subit un interrogatoire « musclé » à base de larges rasades d’eau de ricin. Ces séquences de Fellini sont peut-être ce qui s’est fait de mieux en matière de dénonciation par la farce des régimes dictatoriaux nationalistes de l’époque.

Zanin et Beluzzi 

Collaborateur attitré de longue date du Maestro, Nino Rotta livre dans « Amarcord » ce que beaucoup (dont Alexandre Desplat) considèrent comme sa meilleure B.O.

Avec « Amarcord », Fellini, quelque peu empêtré dans la surenchère symbolique démesurée depuis quelques années (au hasard « Satyricon ») signe son dernier grand chef-d’œuvre. Deux films acclamés par la suite lui doivent beaucoup. « Le tambour » de Volker Schlöndorff (un faux biopic, la frustration sexuelle, un nain comme dignitaire nazi, …) et peut-être plus encore « Underground » de Kusturica. Avec ses personnages en vase clos, la musique de Bregovic plus Rotta tu peux pas, et sa dernière scène (le mariage sur l’île qui dérive du Serbe, celui de la Gradisca dans un bord de mer triste chez Fellini).

S’il fallait n’en retenir qu’une poignée de Fellini, « Amarcord » en fait partie (allez comme je suis de bonne humeur je vous fais mon Top 5 du Federico, les quatre sont dans le désordre « La Strada », « Les nuits de Cabiria », « Huit et demi », « La dolce vita », et « Juliette des esprits ». Oh, ducon, ça fait six… Ben oui, en plus d’être de bonne humeur, je suis généreux …


Du même sur ce blog : 


GUS VAN SANT - ELEPHANT (2003)

 

Bowling for Columbine ...

20 avril 1999 à Columbine, petite ville (25 000 habitants) du Colorado. Deux lycéens de 18 ans se rendent lourdement lestés d’armes de guerre et d’explosifs dans leur école et tirent sur tout ce qui bouge. Bilan : treize morts, vingt et un blessés.

18 mai 2003. « Elephant » de Gus Van Sant, « inspiré » par la tuerie est projeté au Festival de Cannes. Quelques jours plus tard, il y recevra la Palme d’Or et le prix de la mise en scène.

Gus Van Sant Cannes 2003

Quelques mois plus tôt, un film documentaire de Michael Moore, « Bowling for Columbine », utilisait la tuerie pour un plaidoyer contre la libre circulation des armes aux USA.

Autant dire que ce massacre a bouleversé (un temps, ce genre de carnage est récurrent aux States, c’est sûr ce coup-ci on va s’attaquer au problème des ventes d’armes, vous allez voir ce que vous allez voir, et puis on passe à autre chose) la société, pour que le monde du cinéma s’en empare si vite et à deux reprises.

« Elephant » est le dixième film de Van Sant, qui a accumulé succès critiques et commerciaux (« Drugstore cowboy », « My own private Idaho », « Will Hunting », « Psycho » entre autres, je cite ceux-là parce que je les aime bien), et inaugure un dyptique avec son successeur « Last days ». A savoir que ces deux films sont très fortement inspirés par des faits réels (le suicide de Kurt Cobain pour « Last days »), mais ne sont en aucun cas des reconstitutions des faits évoqués, la licence poétique, ce genre de choses, s’est justifié Van Sant, enfin certainement pour éviter procès et procédures.


« Elephant », d’abord pourquoi ce titre ? En référence à un film anglais homonyme d’Alan Clarke (c’est là que se pointe le fan de Bowie, Alan Clarke ayant réalisé pour la télé au début des 80’s une adaptation de « Baal » de Bertold Bretch avec l’ex Ziggy dans le rôle-titre, parce que le reste de ses travaux à l’Alan Clarke, ça me dit strictement rien). Lequel film montre une série de meurtres sans motifs, et son titre fait référence à l’expression « elephant in the room », littéralement, tout le monde identifie le problème bien visible, mais personne ne cherche de solution.

Bon, c’est quoi l’éléphant dans la pièce chez Van Sant ? Ce qu’aujourd’hui on appelle harcèlement scolaire (le plus déterminé, le « cerveau » du carnage est brimé et rejeté par les autres lycéens). Le libre accès aux armes, y compris de guerre. On commande sur internet, on est livré à domicile, et c’est le jour où les deux reçoivent leur dernier fusil d’assaut maousse qu’ils passent à l’action. Malin, Van Sant ne se contente pas des faits établis qui ont généré le massacre de Columbine. On a des allusions au jeux vidéo de FPS (en gros, on flingue tout ce qui bouge, en « étant » le personnage qui tire), Van Sant avait voulu utiliser une franchise bien connue (« Doom ») qui a mis son veto. Un truc basique en noir et blanc vite créé par un informaticien de passage est montré dans le film, un des deux tueurs y joue (sans conviction, il balance assez vite son ordi portable). On a aussi en attendant le camion de livraison qui amène le dernier flingue, un reportage, un documentaire historique sur la montée du nazisme qui passe à la télé, mais les deux ados ne le regardent pas vraiment, un des deux sait même pas à quoi ressemble Hitler. On a aussi la notion de rite sacrificiel, les deux se promettent de ne pas en réchapper, et toutes leurs frustrations d’ados rejetés se traduisent par un baiser échangé sous la douche avant de s’équiper de treillis et de trimbaler leur arsenal dans des sacs. Van Sant évoque de possibles et plausibles mobiles du passage à l’acte, il n’en définit aucun comme crucial. D’ailleurs, pour brouiller les pistes, les deux tueurs semblent (sans que cela soit explicité) deux fils de bonne famille, le « leader » Alex vit (avec ses parents ?) dans une maison cossue aux grands espaces, et joue bien du piano (en l’occurrence des sonates de Beethoven qui servent de B.O. au film).


La présentation des deux tueurs (les derniers moments avant la commission de l’acte) est située vers la fin du film, et apparaît comme la litanie des causes pouvant générer un massacre de masse. Van Sant n’analyse pas, il livre des éléments.

« Elephant » ne se résume pas aux derniers préparatifs du duo d’assassins et au carnage dans le lycée, le film nous fait vivre quelques moments de différents lycéens victimes – ou pas – du gunfight. Avec un procédé original, la caméra suit souvent les protagonistes (donc filmés de dos) dans l’enfilade de couloirs du lycée et nous les présente (juste leurs prénoms) par un intertitre. Et comme certains des élèves se croisent, échangent quelques mots, on a droit à la même scène filmée sous deux angles différents (parfois trois même, on a le blond peroxydé et le photographe qui discutent quelques secondes pendant que passe en courant la moche complexée) et en faisant la plupart du temps abstraction de toute chronologie). Le contraste est saisissant entre la banalité du train-train quotidien de lycéens (les trois jeunettes amatrices de ragots, qui touchent à peine à leur plateau-repas par peur de grossir avant d’aller se faire vomir dans les chiottes, ce qui se révèlera être une bien mauvaise idée).


« Elephant », c’est aussi un casting de jeunes amateurs (de Portland, ville fétiche de Van Sant dans laquelle il a longtemps vécu et où ont été tournés nombre de ses films) dont bien peu ont continué leur carrière devant la caméra. Le seul qui a vraiment fait « carrière » (dans des rôles mineurs et souvent dans des films de seconde zone) est John Robinson (celui qui joue John, le blond peroxydé à tee-shirt jaune imprimé d’un taureau), Alex Frost (celui qui joue Alex, quasiment tous les acteurs ont gardé leurs vrais prénoms) s’étant contenté de quelques rares apparitions dans des séries B).

A noter qu’une des personnes les plus impliquées dans le projet « Elephant » est Diane Keaton, l’ex et principale égérie de Woody Allen, qui a mis des billets pour la production du film. Lequel est un peu à part dans la filmo de Van Sant, sorte de film « politique », « engagé », deux genres auxquels il ne s’est guère frotté, mis à part avec le biopic « Harvey Milk » sur l’activiste homosexuel candidat à la mairie de San Francisco.

A noter que malgré la répétition des scènes (même si elles sont filmées avec des angles différents), « Elephant » ne dure même pas une heure vingt. Comme quoi on peut être concis et dire (ou sous-entendre) beaucoup de choses.

Film crucial de Van Sant, à ranger à côté de son autre coup de poing en images « Drugstore cowboy » …


Du même sur ce blog :

Last Days



JOHN HUSTON - QUAND LA VILLE DORT (1950)

 

Le crime était presque parfait ...

Le Dvd que j’ai fait partie d’une collection Warner « L’âge d’or du cinéma américain – Les grands classiques du film noir ». J’ai aucune idée des autres titres (vu le lettrage sur la tranche et le numéro de celui-ci – 12 – il doit y en avoir une quinzaine sous cet intitulé) mais en ce qui concerne « Quand la ville dort » je valide tout à fait le titre ronflant de la série. C’est un film à voir et revoir, on ne s’en lasse pas.

A priori, rien de révolutionnaire dans « Quand la ville dort ». L’histoire d’un casse qui tourne mal. Et au cœur de l’histoire, une poignée de petits malfrats dans une petit bled du Midwest jamais nommé pendant la prohibition (Angelica Huston, dans une courte présentation du film de son père, situe l’action en 1929).

John Huston & Marilyn Monroe

A la réalisation, John Huston donc. Pas vraiment un débutant, et pas un manchot derrière une caméra, en plus d’être scénariste, producteur, et de se lancer à partir des années 50 dans une carrière d’acteur. Quand il s’attelle à « Quand la ville dort » (« The asphalt jungle » en V.O., pour une fois un titre qui claque, que ce soit en français ou en anglais), il a remporté deux ans plus tôt une statuette pour un film monumental, « Le trésor de la Sierra Madre », et il avait commencé sa carrière de réalisateur avec « Le faucon maltais », classique de chez classique, malgré une intrigue aussi claire que celle de « Mulholland Drive » du regretté David Lynch.

 « Quand la ville dort » est tiré d’une nouvelle de l’écrivain W.R. Burnett et grave dans le marbre les codes du film noir, comme « Little Caesar » du même Burnett avait « inventé » par son adaptation au cinéma le film de gangsters. « Quand la ville dort », c’est l’histoire d’une bande de petites frappes, avec cinquante nuances de loose. Tout se passe la nuit, sauf la scène finale. Le pitch est simple, un prétendu as du braquage « Doc » Riedenschneider (un immigré allemand ou autrichien, voir ou plutôt écouter son accent teuton en VO) sort de cabane et tente illico de monter « le coup » de sa vie (le braquage d’une bijouterie) grâce à des infos recueillies auprès d’un autre taulard. Il se rend chez Cobby, le gérant d’un tripot clandestin spécialisé dans les paris sur les canassons pour lui expliquer ses besoins en logistique et en personnel. Une fine équipe locale est recrutée (un chauffeur barman et bossu, une brute locale qui fera le ménage si besoin, un as du perçage de coffres), et l’avocat Emmerich (Louis Calhern), patron de fait du tripot, s’occupera du recel et de la vente du butin. Entre « imprévus » pendant le casse (une alarme qui se déclenche dans un immeuble voisin et va faire se rappliquer tous les flics du bled, et un vigile qui anticipe l’heure de sa ronde) et l’avocat véreux, forcément véreux, qui va essayer de doubler tout le monde, l’aventure se terminera mal et le plus souvent très mal pour tous les protagonistes de l’affaire. Des films avec ce genre de scénario, il doit en sortir trois douzaines par mois, aussitôt vus, aussitôt oubliés. Sauf qu’avec « Quand la ville dort », on a une œuvre majeure.

Jaffe, Hagen & Hayden

Dans le film noir, y’a toujours une ou des nanas qui entraînent les héros vers leur perte. Ici, il y en a deux. La première c’est la cocotte entretenue par Emmerich, jouée par la quasi débutante devant les caméras, une certaine Marilyn Monroe (Angela). Ecervelée pas méchante pour deux sous, mais d’une frivolité emplie de rêves qui coûtent cher (un voyage sentimental à Cuba, en ces temps-là villégiature de vacances des riches américains), elle provoquera l’irréparable chez Emmerich. Monroe n’est présente que pour deux scènes, la première vêtue d’un ensemble écossais informe à gros carreaux mais qui laisse apercevoir quand elle fait demi-tour une silhouette callipyge promise à un bel avenir. Dans la seconde scène elle minaude en longue robe bustier et laisse apercevoir son nucléaire potentiel érotique. L’autre femme « tragique », c’est une jeunette qui se trémousse sur du jazz endiablé craché par un juke-box, tout Playtex en avant devant le Doc qui ne peut s’arracher à ce spectacle, a même remis une pièce dans la machine, et les trois minutes que durent le titre lui seront fatales. Dans le casting, il y a aussi deux autres femmes. May, l’épouse d’Emmerich (malade ? infirme ?) toujours alitée, qui malgré son état de dépendance physique, garde une emprise sur son mari, démontrant que derrière le vieux beau affairiste et malhonnête, il n’y a qu’une lopette sans caractère. Doll (Jean Hagen), qui semble davantage tirer ses revenus de son corps que d’un travail « honnête », en pince pour Dix (grandiose Sterling Hayden), voit bien qu’il file un mauvais coton, et fera tout pour l’aider à s’en sortir.

Calhern & Monroe

Ce sont les hommes (ceux qui n’agissent que la nuit, quand la ville dort) et leurs interactions qui sont le cœur de l’intrigue. Huston prend du temps (indispensable, pour nous préparer à la tragédie inéluctable qui les guide) pour nous les présenter. Un peu comme dans « Seven », il nous les décrit avec en filigrane leurs péchés capitaux. Le Doc (Sam Jaffe, grand pote à Huston), c’est le besoin de luxure. Il suffit de le voir feuilleter d’un œil gourmand, un calendrier de pinups, pour comprendre que ce besoin de chair jeune et fraîche va être un sacré grain de sable dans sa trajectoire. Dix, c’est le jeu. Il est redevable à Cobby (et donc Emmerich) d’un gros paquet de dollars parce qu’il est fou de courses hippiques sur lesquelles il joue gros. Il avouera à Doll que son rêve c’est de revenir plein aux as au pays (le Kentucky) pour racheter la ferme de son paternel éleveur de chevaux. Un rêve qu’il exaucera très fugacement (magnifique dernière scène, pour une fois en plein jour, qui le verra s’effondrer au milieu de chevaux dans un enclos). Emmerich, lui, est cupide. Il a installé Angela comme une princesse, a toujours besoin de grosses sommes pour l’entretenir, se retrouve en faillite quand tout le monde le croit très riche, et en vient donc à essayer de doubler les braqueurs qu’il « sponsorise ». Cobby, c’est la lâcheté qui le perdra. Quand Dix lui demande un délai pour rembourser, il s’écrase, et quand un flic, pourtant véreux et corrompu jusqu’à la moelle lui file une paire de baffes, il se met à chialer comme un gosse et balance les braqueurs. Effet domino, tomberont avec lui le chauffeur (un barman solitaire qui préfère la compagnie des chats à celle des hommes), le perceur de coffres (rangé des voitures, mais qui fait ce dernier coup pour pouvoir soigner son gosse malade), Emmerich, Dix, le Doc, le flic ripou …

Ripoux contre ripoux ?

La présentation des personnages pourrait paraître longue (le braquage intervient peu ou prou au milieu du film) mais est essentielle pour comprendre la mécanique infernale guidée par leurs pulsions qui va s’enclencher et les perdre. Chef-d’œuvre de mise en scène d’entrée, la présentation de Dix. La pénombre, de grandes avenues miséreuses et désertes, une voiture de police qui patrouille, et Dix qui se cache dans des encoignures obscures, derrière des piliers pour ne pas se faire repérer. Sans la moindre parole prononcée, on voit tout de suite à qui l’on va voir affaire. Cette nuit, c’est le décor intangible du film. C’est le biotope des malfrats, alors que le jour appartient aux honnêtes gens.

D’une certaine façon, « Quand la ville dort » est un film moral. Les mal intentionnés finissent mal, la loi et l’ordre peuvent triompher (voir le chef de la police qui plastronne devant une meute de journalistes). « Quand la ville dort », j’en ai causé au-dessus, est un film psychologique, qui dissèque ces mécaniques de l’âme compliquées qui font dérailler les entreprises méticuleusement élaborées. Mais c’est aussi (surtout) un vrai polar tragique, avec ses scènes pleines de suspens (les braqueurs vont-ils s’en sortir quand les sirènes des alarmes mugissent ? comment va se terminer le face-à-face à quatre entre Emmerich, son homme de main d’un côté, Dix et le Doc de l’autre, et un sac plein de bijoux entre eux ? Doll réussira t-elle à sauver Dix ? le Doc échappera t-il aux flics et atteindra-t-il Cleveland ? …)

Chef-d’œuvre essentiel …



Du même sur ce blog :

Gens De Dublin / The Dead


ROBERT ZEMECKIS - FORREST GUMP (1994)

 

Born to run ...

Parce que « Born to run » ça peut servir de résumé en trois mots du film. Et aussi parce que la masterpiece du Boss est la chanson qui manque dans la B.O., notamment quand Forrest Gump fait son marathon across the U.S.A. Question, Springsteen serait-il plus dur en affaires pour les autorisations sur ses titres que les rescapés et ayant-droit des Doors, qu’on entend trois fois dans « Forrest Gump », parmi les 45 titres de la B.O. ?

Zemeckis & Hanks

Tout ça pour dire que « Forrest Gump » est aussi un film qui s’écoute, même si les extraits musicaux sont souvent réduits à quelques secondes, et en sourdine au fin fond du mix sonore. Je vais vous dire, le tracklisting de la B.O. aurait pu être celui d’un film signé Scorsese. A une exception (majeure) près : dans « Forrest Gump » rien que des titres américains des fifties au tout début des eighties, qui illustrent chronologiquement l’histoire (à quelques pains temporels près, par exemple quand Forrest arrive en 67 au Vietnam, on entend « Fortunate son » de Creedence, sorti deux ans plus tard). C’est là tout l’a priori étrange de ce film, comment a-t-il pu être un immense succès mondial alors que plus américain tu peux pas, l’histoire d’un simplet de l’Alabama qui par hasard se trouve dans des situations, des endroits, en face de personnages qui ont fait l’Histoire, Histoire qu’il influence, en initiant Elvis à sa danse pelvienne désarticulée, en soufflant les paroles de « Imagine » à John Lennon, en téléphonant à la police pour signaler un cambriolage au Watergate Hotel, sans parler de ses « rencontres » avec JFK, Lyndon Johnson, Nixon ?

« Forrest Gump » vient d’un roman « récréatif » du même nom d’un historien, scénarisé par Eric Roth dont ce sera la première adaptation plébiscitée (il bossera par la suite pour des « grosses machines » réalisées par Michael Mann, Spielberg, Fincher, Villeneuve, …). Pour « Forrest Gump », seront portés aux nues les noms de Robert Zemeckis et Tom Hanks. Les deux ne sont pas des débutants, le premier vient de réaliser « … Roger Rabbit » et les deux premiers volets de « Retour vers le futur ». Hanks a déjà beaucoup tourné, et bien souvent n’importe quoi (avec même un Oscar pour le navrant « Big »), avant de vraiment capter l’attention avec ses deux derniers films, « Nuits blanches à Seattle » et « Philadelphia ». Pour Zemeckis et Hanks (premier choix de la production), « Forrest Gump » amènera la consécration définitive.

Hanks & Wright

Hanks est parfait dans le rôle du simplet parfois génial, comme une version exubérante de Hoffman dans « Rain Man », avec sa vision rousseauiste (l’homme est naturellement bon, c’est la société qui le pervertit). Je suis généralement pas très fan de son jeu sans aspérités et des personnages qu’il a tendance à ramollir, affadir pour qu’ils suscitent de la pitié larmoyante, mais force est de reconnaître que dans « Forrest Gump » toutes les récompenses et nominations prestigieuses qu’il obtiendra sont bien méritées.

Et le reste de la distribution se hisse à son niveau de Sally Field (la mère), à Robin Wright (l’amour de sa vie) en passant par Gary Sinise (son supérieur au Vietnam) ou l’extraordinaire Mykelti Williamson (Bubba, son « jumeau » noir).

Tout ceci ne serait pas aussi fort sans la Zemeckis touch. Il a du pognon pour tourner, et va l’utiliser. Pas pour les extérieurs, une grosse partie du film a été tourné dans un tout petit périmètre (à Savannah en Géorgie, et le Vietnam dans une zone marécageuse de Caroline du Sud toute proche). Mais surtout Zemeckis va utiliser toutes les techniques numériques de pointe. Beaucoup de scènes se feront devant un rideau vert, notamment quand intervient Sinise amputé de ses deux guiboles, les ordinateurs tourneront plein pot pour les effets de mouthmorphing (faire bouger les lèvres en fonction des dialogues « revisités » des Kennedy, Johnson, Lennon et autres), pour rajouter des balles de ping-pong (non, Hanks n’est pas devenu un des frères Lebrun, il ne fait qu’agiter la raquette dans le vide). Les effets spéciaux dernier cri ont simulé des balles traçantes, des lâchages de napalm, des foules dans les stades ou au mémorial Lincoln … Deux anecdotes. Tout n’est pas retouché, certaines scènes historiques ont été recréées avec des figurants (il n’y avait pas de films à bricoler, juste des photos qui témoignaient de l’événement). Une scène très longue à tourner fut la partie de ping-pong en Chine. L’adversaire de Hanks était un Sud Coréen parmi les tout meilleurs mondiaux. Comme il n’y avait pas de balle, les deux devaient mimer la partie. Hanks y arrivait sans problème, mais le pro n’arrivait pas à se synchroniser avec une balle imaginaire, c’est à cause de lui que d’innombrables prises ont dû être faites …

Zemeckis a réussi à virer Yoko Ono ...

Visuellement, « Forrest Gump » est à la pointe de la technologie. Mais c’est surtout un film finement drôle. Zemeckis se tient loin des gags cartoonesques de « … Roger Rabbit » ou de ceux plutôt lourdauds de « Retour vers le futur ». Mentions particulières au personnage de Bubba, sa lèvre pendante et son obsession pour la pêche aux crevettes et la façon de les cuisiner, et à la scène devenue culte où Robin Wright chante seulement « vêtue » d’une guitare acoustique « Blowin’ in the wind » dans un bouge à strip-tease. Les allusions sont parfois pointues, quand Hanks pousse Sinise dans son fauteuil roulant au milieu des taxis dans une rue enneigée de New York, c’est un hommage-pastiche d’une scène de « Macadam cowboy » similaire avec Dustin Hoffman et John Voight, et on y entend la même chanson (« Everybody’s talkin’ » de Harry Nilsson) que dans le film de Schlesinger.

Pour moi, c’est le final de « Forrest Gump » (en gros les vingt dernières minutes) qui est le moins réussi. Le ton change, on n’est plus dans l’ironie, on touche à des sujets graves (le Sida), et on dérive vers le pathos larmoyant, en rupture assez (trop ?) franche avec les deux heures précédentes. Tellement flagrant que c’est évidemment voulu, mais que les ficelles émotionnelles sont bien grosses. Ces dernières bobines permettent d’apercevoir dans le rôle du fils de Forrest Gump le tout jeune Haley Joel Osment, futur premier rôle des blockbuster « Sixième sens » et « A.I. Intelligence Artificielle » (avant qu’il aille tourner des nanars passés sous les radars, mais c’est une autre histoire).

Sinise, Williamson & Hanks

La plus grosse surprise étant que « Forrest Gump » reste un film accessible (à condition d’avoir un QI supérieur à 75) alors qu’a priori cette visite loufoque dans l’histoire politique et sociale des sixties et seventies américaines pourrait sembler assez hermétique. Mais tout passe, surtout si l’on fait attention aux monologues intérieurs de Gump, bien souvent aussi drôles que les scènes qui l’encadrent …

Ce qui fait que « Forrest Gump » me semble faire partie des rares films qui se bonifient à chaque nouveau visionnage …

Anecdote : « Forrest Gump » a été un succès mondial, a gagné plein d’Oscars, et forcément, bien des gens ont attendu une suite (ils avaient pas compris que l’histoire était terminée). Les rumeurs sur cette suite se sont soudainement amplifiées il y a quelques mois quand on a appris que Zemeckis tournait un film avec dans les deux rôles principaux Tom Hanks et Robin Wright. Raté, « Here » n’est évidemment pas la suite de « Forrest Gump » …


SERGUEÏ PARADJANOV - LES CHEVAUX DE FEU (1965)

 

Tristan et Iseut revisited ...

Peut-être (certainement ?) parce qu’y tourner des films était plus compliqué qu’ailleurs, l’URSS a engendré deux réalisateurs hors normes, Tarkovski et Paradjanov. Tarkovski est parti d’une certaine forme de classicisme (« L’enfance d’Ivan ») pour atteindre son apogée avec « Solaris » et « Stalker » où s’enchevêtrent réel et irréel, métaphysique et mysticisme. Des films compliqués, ardus mais qu’on peut « suivre ». Tarkovski bouscule les thématiques habituelles, mais respecte les « codes » techniques du cinéma.

Sergueï Paradjanov

Paradjanov, c’est à ma connaissance un cas unique. Au moins pour ses deux films les plus connus, chronologiquement « Les chevaux de feu » et « Sayat Nova » (« La couleur de la grenade » en français). Ces deux films, il faut les voir une fois dans sa vie, et on est sûr de ne jamais les oublier. Rien ne ressemble de près ou de loin au cinéma de Paradjanov.

Vous croyez avoir tout vu sur un écran résultant du maniage savant de caméra, ben oubliez. Oubliez Gance, Welles, Kubrick, le tout numérique de Cameron, et tous leurs semblables … Première scène des « Chevaux de feu ». Un enfant avance dans la neige. Cut. Dans une forêt de pins gigantesques, un bûcheron est en train d’abattre un arbre à la hache. Cut. Le gosse s’approche, il apporte un casse-croûte au bûcheron. Cut. L’énorme pin vacille et s’abat. Cut. L’enfant lève la tête et voit qu’il est sur la trajectoire de la chute. Cut. Le bûcheron (son frère ? son oncle ?) se précipite et projette l’enfant sur le côté. Cut. C’est lui qui se fait écraser par le pin. Cut. Cet enchaînement de séquences a duré, quoi, trente secondes. Vous vous dites, mais Lester, qu’est-ce que tu racontes, on a vu ça des centaines de fois. Ben non. Parce que quand l’arbre tombe, la caméra est en haut du branchage, y’a une image vertigineuse de la chute du pin. Et comme on est au milieu des sixties, c’est pas du numérique avec un écran vert sur le fond. Je préfère pas savoir dans quel état ils ont retrouvé la caméra … Et pendant l’heure et demie qui suit, on va avoir sur l’écran des trucs totalement fous.


Et pas parce que le type qui tient la caméra (en l’occurrence le chef-opérateur Youri Illienko) serait un épileptique qui filmerait comme s’il était dans un wagon sur un manège de montagnes russes. D’ailleurs les montagnes du film, elles sont pas russes, mais ukrainiennes. Ce qui, même à l’époque, signifiait pas mal de choses. Brejnev (pourtant natif d’Ukraine) et ses potes du Parti à chapka ont pas aimé le film, mais alors pas du tout. Pour plusieurs raisons, parce qu’il est tourné en ukrainien et pas en russe. Parce que la religion, le mysticisme, et à la fin la « sorcellerie » paganique y tiennent une immense place. Et parce que rien, même pas en filigrane, n’y exalte les glorieuses vertus du socialisme. Paradjanov le paiera cher, il fréquentera pas mal les prisons soviétiques, et quand il en sortira, ce sera généralement pour tourner un film qui le lui renverra direct, en prison, sans passer par la case départ et sans toucher vingt mille roubles …

« Les chevaux de feu » se passe dans les Carpathes ukrainiennes, on sait pas quand, en tout cas avant l’apparition des engins à moteur. Les Carpathes de Paradjanov, c’est pas celles de Dracula ou de la Hammer. Ce sont les Carpathes des immensités montagneuses perdues, où vivent des communautés villageoises hors du temps, dominées par des rituels religieux ou mystiques (une bonne moitié du film se passe lors d’enterrements, de mariages, de fêtes votives, …).

Unis pour la vie ?

Le gosse qui a failli se faire écrabouiller par le sapin, il s’appelle Ivan(ko). Lors de l’enterrement de son sauveur, il quitte la procession pour aller jouer avec une gamine, Maritchka. Sauf que leurs familles respectives se détestent depuis des générations. Et l’enterrement vire encore plus au drame quand le père de Maritchka tue le père d’Ivan à coups de hache (avec, paraît-il pour la première fois à l’écran, le sang qui ruisselle sur l’objectif de la caméra). Ce qui n’empêchera pas les enfants devenus ados, en se planquant de leurs familles, de jouer ensemble, puis de flirter, et de se promettre de se marier. Mais voilà, Ivan est pauvre, et avant d’épouser Maritchka, il doit aller gagner sa vie chez un berger. Le jour prévu de son retour, Maritchka part à sa rencontre, et en voulant sauver un agneau, glisse d’une falaise et se noie dans un torrent. On n’en est pas à la moitié du film.

Et on en a pris plein les yeux. Parce qu’il y a dans « Les chevaux de feu » un énorme travail sur l’image et les couleurs, notamment grâce aux tenues traditionnelles des paysans lors des fêtes et cérémonies, aux couleurs vives, dominées par le rouge. Et puis le montage qui va alterner gros plans sur les visages, dont les expressions en disent plus que de longs discours, et cadrages millimétrés sur des paysages immenses, dans lesquels l’homme apparaît minuscule.

En fait, dès la mort de la bien-aimée, on s’aperçoit que les couleurs vives qui tendaient même vers la saturation, vont tout à coup disparaître. Quelques scènes au milieu du film sont tournées en noir et blanc à gros grain, avec des contrastes très atténués, tout semble gris … comme l’état d’esprit d’un Ivan inconsolable. Et quand les couleurs reviennent sur l’écran, c’est parce qu’Ivan vient de rencontrer une autre fille, Palagna. Mais les couleurs ne sont pas aussi vives qu’au début, le souvenir de Maritchka est encore et toujours présent, il pense à elle, la voit dans l’encadrement d’une fenêtre … La aussi, j’ai pas le souvenir d’avoir vu un film où le traitement des couleurs est raccord avec l’état d’esprit du personnage …  Même s’ils finissent par se marier, on sent pas Ivan très concerné par la vie matrimoniale. Palagna aura beau l’aguicher, Ivan est « ailleurs ». Même  des rites païens entrepris par Palagna (dont des déambulations nocturnes dénudées suivies de prières et d’incantations) n’y changeront rien.

Pire, comme elle est jeune et belle, elle va attirer l’attention d’une sorte de sorcier du village et tomber dans ses bras. Dès lors, la tension va monter entre le mari et le mage de pacotille, pour culminer lors d’une explication finale dans une auberge. Evidemment à coups de hache, puisqu’on en région forestière. Bon, je spoile (quoiqu’ayant évoqué Tristan et Iseut au début, pas besoin d’être grand devin pour savoir qui va ramasser un coup de hache). Une fois Ivan mortellement blessé, le rouge orangé envahit l’écran (comme le sang qui ruisselle sur le visage et devant les yeux), jusqu’à la saturation complète de l’image. Quand les couleurs redeviennent vives, c’est pour assister aux préparatifs de l’enterrement d’Ivan …


On est avec « Les chevaux de feu » beaucoup plus dans l’allégorique et le symbolique (quand le sorcier besogne la femme d’Ivan, un grand arbre isolé explose et se consume, quand Ivan pense à Maritchka, une étoile se met à beaucoup briller dans le ciel) que dans le réalisme pur. Le film est un poème en images (très peu de dialogues, beaucoup de musiques traditionnelles, le film s’inspire des us et coutumes d’une petite communauté ethnique). Paradjanov jongle avec les contre-jours, multiplie les contre-plongées (y compris dans l’eau), au milieu de mouvements de caméra insensés (la procession filmée à travers les taillis par une caméra – ou un cameraman – tournant à toute vitesse autour d’un axe, c’est du psychédélisme en accéléré …), de décors naturels noyés par un brouillard très impressionniste. Quelques plans à la Terrence Malick où des lichens sur des rochers ou des écorces d’arbres sont filmés en très gros plans, font aussi des « Chevaux de feu » une ode à la nature d’autant qu’il est décomposé en douze séquences précisées par de gros intertitres, censées évoquer la succession des douze mois (l’histoire elle se déroule sur plusieurs années). Le film se conclut par un énigmatique plan fixe sur huit enfants qui regardent chacun à un carreau de fenêtre …

J’en ai dit beaucoup, mais je répondrai pas à la question ultime : pourquoi « Les chevaux de feu » ?

Un dernier conseil : j’ai écrit plus haut qu’il faut absolument voir ce film et « Sayat Nova ». Ne commencez pas par « Sayat Nova », au moins aussi beau, mais totalement déroutant, « Les chevaux de feu » sont la porte d’entrée prioritaire et la plus « simple » à l’œuvre toute particulière de Paradjanov …


SPIKE LEE - 24 HEURES AVANT LA NUIT (2002)

 

Demain dès l'aube ...

Ce film est répertorié sous plusieurs titres. Aux USA et parfois en français c’est « The 25th Hour » (« La 25ème Heure » pour ceux qui avaient pris estonien en première langue), mais si on veut pinailler son titre original c’est « Spike Lee’s 25th Hour ».

En fait, « 24 Heures avant la nuit » (ça, faut avouer que c’est un titre qui claque et intrigue à la fois), c’est le titre du bouquin qui a été adapté. Le type qui vient de publier « 24 Heures … » (mais pas trouvé le titre, c’est son éditeur qui le lui a suggéré) est un jeune trentenaire inconnu du nom de David Benioff. Qui restera pas trentenaire et encore moins inconnu puisque c’est lui le showrunner (adaptation et production) derrière la série événement de ce premier quart de siècle, « Game of Thrones ».

Norton, Hoffman & Lee

Son bouquin est typiquement newyorkais, toute l’action s’y déroule (hormis le final du film on y reviendra), tous les personnages sont viscéralement attachés à cette ville, que pour la plupart ils n’ont jamais quittée. « 24 Heures … » raconte la dernière journée de liberté de Monty Brogan qui doit le lendemain se présenter dans la prison d’Etat d’Otisville pour y purger une peine de sept ans (vente, recel et détention de drogues et du pognon qui va avec).

Premier intéressé par l’adaptation au cinéma, Tobey Maguire qui souhaite produire et tenir le rôle principal. Sa participation dans le rôle titre de la franchise Spider-Man l’empêchera de jouer dans le film mais il restera coproducteur. Se pointe alors Spike Lee qui a lu le bouquin. Il lui a plu, et il se doit de faire avancer le projet (selon lui, seul un réalisateur newyorkais peut réaliser, c’est pas le style de Woody Allen, Scorsese est occupé ailleurs, c’est donc à lui de s’y coller). Tours de table infructueux, Lee met un peu de pognon, cherche des distributeurs et trouve un improbable partenariat avec Disney, avec qui il faudra discutailler parce que « 24 Heures … » a peu à voir avec les histoires de Mickey … Et Lee et les acteurs principaux le confirment, ils ont joué pour pas grand-chose (soi-disant 10% de leurs cachets habituels).

Brian Cox & Edward Norton

Avec Spike Lee derrière la caméra, on a affaire à un réalisateur « clivant ». Une bonne part de sa filmo est plus ou moins « communautariste » (tous ses premiers, de « Nola Darling … » à « Malcolm X », et quelques-uns ensuite), l’homme est adepte de déclarations parfois « embarrassantes », et ses clashs avec notamment Tarantino et Eastwood ont secoué le petit monde du 7ème art hollywoodien. Avec « 24 Heures … » Spike Lee va s’attacher à un nouveau genre qu’il développera par la suite, le polar (« Inside Man », « BlacKkKlansman », …). Quoiqu’on pense du type Spike Lee (je suis pas très fan), il faut reconnaître qu’il sait faire des films. Et qu’il a une « patte », ces tics qui l’identifient immédiatement. Ici, ce sont les faux raccords (genre le Godard de « Pierrot le Fou ») quand les protagonistes se donnent l’accolade (embrassades doublées avec prise de vue différente, ça dure un quart de seconde, c’est pas une erreur de montage), et les travelling « immobiles » (l’acteur statique et la caméra sur les rails, c’est le second plan qui bouge et s’éloigne).

Autant le dire, « 24 Heures … » est un des meilleurs Spike Lee. D’abord, parce que contrairement à ce que pourrait laisser penser le titre, tout se passe pas dans une journée et une nuit. Il y a beaucoup de personnages principaux (le dealer, sa copine, son paternel, son principal intermédiaire, ses deux amis d’enfance, une lycéenne) et donc nécessité de quelques flashbacks pour comprendre tout ce qui va se passer dans ces fameuses 24 heures. On est dans la tragédie, souvent cornélienne, mais pas strictement dans la règle des trois unités.

Norton & Dawson

Le personnage principal, c’est Mont(gomer)y Brogan, interprété par Edward Norton qui trouve là un rôle « fort », à l’image de ceux qui l’ont révélé dans « American History X » et « Fight Club ». Monty est un dealer « chic », bien sapé, bel appart, jolie meuf (une Portoricaine d’origine, Naturelle Riviera jouée par Rosario Dawson). Son meilleur pote dans ce business est un massif Ukrainien, Kostya (le monumental Tony Siragusa, ancien lutteur et joueur pro de foot américain, presque deux mètres et 0,15 tonne). C’est eux que l’on voit dans la première scène du film, récupérer à l’initiative de Monty un chien bâtard tabassé et abandonné au bord d’une rue, quelques mois (années ?) avant les fameuses « 24 Heures … ». Le clébard, qu’on voit parfois avec Brogan sur l’affiche du film est de plusieurs scènes, mais n’apporte rien à l’histoire. Il est là pour souligner le côté humain de son nouveau maître. Qui certes n'est pas dans les clous vis-à-vis de la loi, mais qui passe pas les « limites ». Il a pas de flingue, c’est pas un violent, il est un jeune mec smart qui « dépanne ».

Il est resté pote avec ses deux copains de lycée voire d’avant, Frank (Barry Pepper), beau gosse trader plein aux as, et Jacob (Philip Seymour Hoffman) prof dans le lycée qu’ils ont fréquenté, a des relations assez conflictuelles avec son père veuf (Brian Cox), ancien alcoolique repenti et tenancier de bar. Pour sa dernière journée (et nuit) de liberté, Monty entend renouer avec son père et souhaite que ses deux vieux potes l’accompagnent avec sa copine dans un bar chic et ensuite dans une boîte tenue par ses fournisseurs de dope (des Russes forcément mafieux) qui lui ont préparé une belle soirée …

Pepper, Hoffman & Norton

C’est pas avec ça qu’on tient plus de deux heures à l’écran. L’intrigue principale (l’angoisse de la taule, sept ans pour la première fois, ça travaille l’esprit et va forcément jouer sur sa relation avec ses proches), accessoirement le pourquoi de la taule (découvrira t-il qui l’a balancé, parce que les flics chez lui sont allés droit au canapé où étaient planqués les billets et la dope).

Ce qui rajoute de l’intérêt à ce film, ce sont les longues discussions entre les protagonistes (Frank et Jacob se donnent rendez-vous chez Frank, ils vont manger un morceau dans un restau asiatique, ils attendent avec Naturelle au bar l’arrivée de Monty, puis vont à la soirée en boîte). Norton est très bon, dans le type au bord de l’abîme. Pepper aussi, dans le rôle du beau gosse friqué sûr de son charme et de sa réussite sociale. Et Philip Seymour Hoffman, comme toujours crève l’écran. Timide et complexé maladif, on le voit en cours se faire allumer par une gamine de seize ans (belle composition d’Anna Paquin), que pas de bol pour lui, il va retrouver par hasard dans la soirée en boîte. Chaque apparition de Hoffman est un régal. Il faut le voir avec ses deux potes beaux gosses tirés à quatre épingles, lui avec sa casquette de baseball, ses binocles, ses fringues informes et son allure rondouillarde, subissant totalement toutes les situations. Effet renforcé par Spike Lee qui le filme le plus souvent en plongée alors que ses interlocuteurs sont filmés en contre-plongée.

Et puis, y’a encore autre chose. « 24 Heures … » est un des premiers films (si ce n’est le premier) sorti après le 11 Septembre et qui y fait référence à de multiples reprises. Passée la première scène avec le chien, on a le générique sur fond de rayons lumineux qui se croisent, puis des vues panoramiques de New York la nuit. Et quand les immenses rayons lumineux reviennent à l’écran, on s’aperçoit avec le zoom arrière qu’ils proviennent des gigantesques projecteurs éclairant le ciel et situés à l’emplacement des deux tours du World Trade Center dégommées par les terroristes kamikazes de Ben Laden. Et tout au long du film, on voit les drapeaux américains accrochés aux fenêtres, aux murs, sur le vieux break du paternel à Monty dont le bar est le « siège social » d’une escouade de pompiers décimée lorsque les tours se sont effondrées. Il y a une scène magnifique lorsque Jacob et Frank se retrouvent dans le très chic appartement de celui-ci. Ils discutent face à une grande baie vitrée, la caméra est dans leur dos, se rapproche, passe par-dessus leurs épaules et nous montre en plongée les gros engins de déblaiement qui travaillent sur Ground Zero. Après de longues minutes de discussion, fin de la scène avec un gros plan sur des hommes avançant en ligne et balayant le terrain dégagé à la recherche du moindre débris humain permettant grâce à l’ADN l’identification des restes de la victime. Tout cela réalisé sans trucage, la scène a été tournée dans un immeuble à proximité immédiate de Ground Zero …

Ground Zero

Une autre scène est indissociable du film. Il s’agit d’un long monologue de Norton, face à un miroir (ce sont ses pensées, grâce au numérique, il est de trois-quarts dos et parle, tandis que son reflet reste muet), qui hurle quasiment sa colère, voire son mépris et sa haine pour tous ceux qui défigurent, ont défiguré, en gros sont indignes d’habiter dans « sa » ville. C’est pas nationaliste, c’est pas raciste, mais tous ceux qui sont pas « dans l’esprit » en prennent pour leur grade (des épiciers coréens aux chauffeurs de taxis pakistanais, en passant par les jeunes Blacks qui jouent bêtement au basket, sans oublier Ben Laden, j’en passe et des furieuses répliques cinglantes, ça dure bien cinq minutes). Et le dernier tête à tête entre les trois potes à la sortie de boîte alors que le jour se lève vaut aussi le détour …

Le scénario est millimétré, ça fait pas auberge espagnole où on passe du coq à l’âne, il y a une grande fluidité, aucune histoire dans l’histoire n’est oubliée. Perso, y’a juste un truc sur lequel j’émets des doutes. Lorsque son père conduit Monty à la prison, il lui propose de tracer la route et de disparaître à l’autre bout des States au lieu d’aller en taule. Des scènes oniriques (tournées au Texas) nous montrent ce que seront les décennies suivantes si Monty choisit cette option. Je trouve ça plutôt long et maladroit, ça a surtout donné du boulot aux maquilleuses chargées de vieillir Norton. Spike Lee y tenait à ces scènes (c’était pas dans le bouquin de Benioff). Le dernier plan de quelques secondes nous indique le choix qu’a fait Monty.

Grand et beau film, un des deux ou trois meilleurs de Spike Lee, jusque dans son générique final, rythmé par une superbe version réarrangée avec grand orchestre de « The Fuse », validée par son auteur, remercié en tant que Bruce « Da Boss » Springsteen …


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