20 avril 1999 à Columbine, petite ville (25 000
habitants) du Colorado. Deux lycéens de 18 ans se rendent lourdement lestés
d’armes de guerre et d’explosifs dans leur école et tirent sur tout ce qui
bouge. Bilan : treize morts, vingt et un blessés.
18 mai 2003. « Elephant » de Gus Van Sant,
« inspiré » par la tuerie est projeté au Festival de Cannes. Quelques
jours plus tard, il y recevra la Palme d’Or et le prix de la mise en scène.
Gus Van Sant Cannes 2003
Quelques mois plus tôt, un film documentaire de
Michael Moore, « Bowling for Columbine », utilisait la tuerie pour un
plaidoyer contre la libre circulation des armes aux USA.
Autant dire que ce massacre a bouleversé (un temps,
ce genre de carnage est récurrent aux States, c’est sûr ce coup-ci on va
s’attaquer au problème des ventes d’armes, vous allez voir ce que vous allez
voir, et puis on passe à autre chose) la société, pour que le monde du cinéma
s’en empare si vite et à deux reprises.
« Elephant » est le dixième film de Van
Sant, qui a accumulé succès critiques et commerciaux (« Drugstore
cowboy », « My own private Idaho », « Will Hunting »,
« Psycho » entre autres, je cite ceux-là parce que je les aime bien),
et inaugure un dyptique avec son successeur « Last days ». A savoir
que ces deux films sont très fortement inspirés par des faits réels (le suicide
de Kurt Cobain pour « Last days »), mais ne sont en aucun cas des
reconstitutions des faits évoqués, la licence poétique, ce genre de choses,
s’est justifié Van Sant, enfin certainement pour éviter procès et procédures.
« Elephant », d’abord pourquoi ce
titre ? En référence à un film anglais homonyme d’Alan Clarke (c’est là
que se pointe le fan de Bowie, Alan Clarke ayant réalisé pour la télé au début
des 80’s une adaptation de « Baal » de Bertold Bretch avec l’ex Ziggy
dans le rôle-titre, parce que le reste de ses travaux à l’Alan Clarke, ça me
dit strictement rien). Lequel film montre une série de meurtres sans motifs, et
son titre fait référence à l’expression « elephant in the room »,
littéralement, tout le monde identifie le problème bien visible, mais personne
ne cherche de solution.
Bon, c’est quoi l’éléphant dans la pièce chez Van
Sant ? Ce qu’aujourd’hui on appelle harcèlement scolaire (le plus
déterminé, le « cerveau » du carnage est brimé et rejeté par les
autres lycéens). Le libre accès aux armes, y compris de guerre. On commande sur
internet, on est livré à domicile, et c’est le jour où les deux reçoivent leur
dernier fusil d’assaut maousse qu’ils passent à l’action. Malin, Van Sant ne se
contente pas des faits établis qui ont généré le massacre de Columbine. On a
des allusions au jeux vidéo de FPS (en gros, on flingue tout ce qui bouge,
en « étant » le personnage qui tire), Van Sant avait voulu
utiliser une franchise bien connue (« Doom ») qui a mis son veto. Un
truc basique en noir et blanc vite créé par un informaticien de passage est
montré dans le film, un des deux tueurs y joue (sans conviction, il balance
assez vite son ordi portable). On a aussi en attendant le camion de livraison
qui amène le dernier flingue, un reportage, un documentaire historique sur la
montée du nazisme qui passe à la télé, mais les deux ados ne le regardent pas
vraiment, un des deux sait même pas à quoi ressemble Hitler. On a aussi la
notion de rite sacrificiel, les deux se promettent de ne pas en réchapper, et
toutes leurs frustrations d’ados rejetés se traduisent par un baiser échangé
sous la douche avant de s’équiper de treillis et de trimbaler leur arsenal dans
des sacs. Van Sant évoque de possibles et plausibles mobiles du passage à l’acte,
il n’en définit aucun comme crucial. D’ailleurs, pour brouiller les pistes, les
deux tueurs semblent (sans que cela soit explicité) deux fils de bonne famille,
le « leader » Alex vit (avec ses parents ?) dans une maison
cossue aux grands espaces, et joue bien du piano (en l’occurrence des sonates
de Beethoven qui servent de B.O. au film).
La présentation des deux tueurs (les derniers
moments avant la commission de l’acte) est située vers la fin du film, et
apparaît comme la litanie des causes pouvant générer un massacre de masse. Van
Sant n’analyse pas, il livre des éléments.
« Elephant » ne se résume pas aux derniers
préparatifs du duo d’assassins et au carnage dans le lycée, le film nous fait
vivre quelques moments de différents lycéens victimes – ou pas – du gunfight.
Avec un procédé original, la caméra suit souvent les protagonistes (donc filmés
de dos) dans l’enfilade de couloirs du lycée et nous les présente (juste leurs
prénoms) par un intertitre. Et comme certains des élèves se croisent, échangent
quelques mots, on a droit à la même scène filmée sous deux angles différents
(parfois trois même, on a le blond peroxydé et le photographe qui discutent
quelques secondes pendant que passe en courant la moche complexée) et en
faisant la plupart du temps abstraction de toute chronologie). Le contraste est
saisissant entre la banalité du train-train quotidien de lycéens (les trois
jeunettes amatrices de ragots, qui touchent à peine à leur plateau-repas par
peur de grossir avant d’aller se faire vomir dans les chiottes, ce qui se
révèlera être une bien mauvaise idée).
« Elephant », c’est aussi un casting de
jeunes amateurs (de Portland, ville fétiche de Van Sant dans laquelle il a
longtemps vécu et où ont été tournés nombre de ses films) dont bien peu ont
continué leur carrière devant la caméra. Le seul qui a vraiment fait « carrière »
(dans des rôles mineurs et souvent dans des films de seconde zone) est John Robinson
(celui qui joue John, le blond peroxydé à tee-shirt jaune imprimé d’un taureau),
Alex Frost (celui qui joue Alex, quasiment tous les acteurs ont gardé leurs
vrais prénoms) s’étant contenté de quelques rares apparitions dans des séries B).
A noter qu’une des personnes les plus impliquées dans
le projet « Elephant » est Diane Keaton, l’ex et principale égérie de
Woody Allen, qui a mis des billets pour la production du film. Lequel est un
peu à part dans la filmo de Van Sant, sorte de film « politique », « engagé »,
deux genres auxquels il ne s’est guère frotté, mis à part avec le biopic « Harvey
Milk » sur l’activiste homosexuel candidat à la mairie de San Francisco.
A noter que malgré la répétition des scènes (même si
elles sont filmées avec des angles différents), « Elephant » ne dure
même pas une heure vingt. Comme quoi on peut être concis et dire (ou sous-entendre)
beaucoup de choses.
Film crucial de Van Sant, à ranger à côté de son
autre coup de poing en images « Drugstore cowboy » …
Le Dvd que j’ai fait partie
d’une collection Warner « L’âge d’or du cinéma américain – Les grands
classiques du film noir ». J’ai aucune idée des autres titres (vu le
lettrage sur la tranche et le numéro de celui-ci – 12 – il doit y en avoir une
quinzaine sous cet intitulé) mais en ce qui concerne « Quand la ville
dort » je valide tout à fait le titre ronflant de la série. C’est un film
à voir et revoir, on ne s’en lasse pas.
A priori, rien de
révolutionnaire dans « Quand la ville dort ». L’histoire d’un casse
qui tourne mal. Et au cœur de l’histoire, une poignée de petits malfrats dans
une petit bled du Midwest jamais nommé pendant la prohibition (Angelica Huston,
dans une courte présentation du film de son père, situe l’action en 1929).
John Huston & Marilyn Monroe
A la réalisation, John Huston
donc. Pas vraiment un débutant, et pas un manchot derrière une caméra, en plus
d’être scénariste, producteur, et de se lancer à partir des années 50 dans une
carrière d’acteur. Quand il s’attelle à « Quand la ville dort »
(« The asphalt jungle » en V.O., pour une fois un titre qui claque,
que ce soit en français ou en anglais), il a remporté deux ans plus tôt une
statuette pour un film monumental, « Le trésor de la Sierra Madre »,
et il avait commencé sa carrière de réalisateur avec « Le faucon
maltais », classique de chez classique, malgré une intrigue aussi claire
que celle de « Mulholland Drive » du regretté David Lynch.
« Quand la ville dort » est tiré
d’une nouvelle de l’écrivain W.R. Burnett et grave dans le marbre les codes du
film noir, comme « Little Caesar » du même Burnett avait
« inventé » par son adaptation au cinéma le film de gangsters.
« Quand la ville dort », c’est l’histoire d’une bande de petites
frappes, avec cinquante nuances de loose. Tout se passe la nuit, sauf la scène
finale. Le pitch est simple, un prétendu as du braquage « Doc »
Riedenschneider (un immigré allemand ou autrichien, voir ou plutôt écouter son
accent teuton en VO) sort de cabane et tente illico de monter « le
coup » de sa vie (le braquage d’une bijouterie) grâce à des infos
recueillies auprès d’un autre taulard. Il se rend chez Cobby, le gérant d’un
tripot clandestin spécialisé dans les paris sur les canassons pour lui
expliquer ses besoins en logistique et en personnel. Une fine équipe locale est
recrutée (un chauffeur barman et bossu, une brute locale qui fera le ménage si
besoin, un as du perçage de coffres), et l’avocat Emmerich (Louis Calhern),
patron de fait du tripot, s’occupera du recel et de la vente du butin. Entre
« imprévus » pendant le casse (une alarme qui se déclenche dans un
immeuble voisin et va faire se rappliquer tous les flics du bled, et un vigile
qui anticipe l’heure de sa ronde) et l’avocat véreux, forcément véreux, qui va
essayer de doubler tout le monde, l’aventure se terminera mal et le plus
souvent très mal pour tous les protagonistes de l’affaire. Des films avec ce
genre de scénario, il doit en sortir trois douzaines par mois, aussitôt vus,
aussitôt oubliés. Sauf qu’avec « Quand la ville dort », on a une
œuvre majeure.
Jaffe, Hagen & Hayden
Dans le film noir, y’a toujours
une ou des nanas qui entraînent les héros vers leur perte. Ici, il y en a deux.
La première c’est la cocotte entretenue par Emmerich, jouée par la quasi
débutante devant les caméras, une certaine Marilyn Monroe (Angela). Ecervelée pas
méchante pour deux sous, mais d’une frivolité emplie de rêves qui coûtent cher
(un voyage sentimental à Cuba, en ces temps-là villégiature de vacances des
riches américains), elle provoquera l’irréparable chez Emmerich. Monroe n’est
présente que pour deux scènes, la première vêtue d’un ensemble écossais informe
à gros carreaux mais qui laisse apercevoir quand elle fait demi-tour une
silhouette callipyge promise à un bel avenir. Dans la seconde scène elle
minaude en longue robe bustier et laisse apercevoir son nucléaire potentiel
érotique. L’autre femme « tragique », c’est une jeunette qui se
trémousse sur du jazz endiablé craché par un juke-box, tout Playtex en avant
devant le Doc qui ne peut s’arracher à ce spectacle, a même remis une pièce
dans la machine, et les trois minutes que durent le titre lui seront fatales. Dans
le casting, il y a aussi deux autres femmes. May, l’épouse d’Emmerich (malade ?
infirme ?) toujours alitée, qui malgré son état de dépendance physique,
garde une emprise sur son mari, démontrant que derrière le vieux beau
affairiste et malhonnête, il n’y a qu’une lopette sans caractère. Doll (Jean Hagen),
qui semble davantage tirer ses revenus de son corps que d’un travail « honnête »,
en pince pour Dix (grandiose Sterling Hayden), voit bien qu’il file un mauvais
coton, et fera tout pour l’aider à s’en sortir.
Calhern & Monroe
Ce sont les hommes (ceux qui n’agissent
que la nuit, quand la ville dort) et leurs interactions qui sont le cœur de l’intrigue.
Huston prend du temps (indispensable, pour nous préparer à la tragédie
inéluctable qui les guide) pour nous les présenter. Un peu comme dans « Seven »,
il nous les décrit avec en filigrane leurs péchés capitaux. Le Doc (Sam Jaffe, grand
pote à Huston), c’est le besoin de luxure. Il suffit de le voir feuilleter d’un
œil gourmand, un calendrier de pinups, pour comprendre que ce besoin de chair
jeune et fraîche va être un sacré grain de sable dans sa trajectoire. Dix, c’est
le jeu. Il est redevable à Cobby (et donc Emmerich) d’un gros paquet de dollars
parce qu’il est fou de courses hippiques sur lesquelles il joue gros. Il
avouera à Doll que son rêve c’est de revenir plein aux as au pays (le Kentucky)
pour racheter la ferme de son paternel éleveur de chevaux. Un rêve qu’il
exaucera très fugacement (magnifique dernière scène, pour une fois en plein
jour, qui le verra s’effondrer au milieu de chevaux dans un enclos). Emmerich,
lui, est cupide. Il a installé Angela comme une princesse, a toujours besoin de
grosses sommes pour l’entretenir, se retrouve en faillite quand tout le monde
le croit très riche, et en vient donc à essayer de doubler les braqueurs qu’il « sponsorise ».
Cobby, c’est la lâcheté qui le perdra. Quand Dix lui demande un délai pour rembourser,
il s’écrase, et quand un flic, pourtant véreux et corrompu jusqu’à la moelle
lui file une paire de baffes, il se met à chialer comme un gosse et balance les
braqueurs. Effet domino, tomberont avec lui le chauffeur (un barman solitaire qui
préfère la compagnie des chats à celle des hommes), le perceur de coffres (rangé
des voitures, mais qui fait ce dernier coup pour pouvoir soigner son gosse
malade), Emmerich, Dix, le Doc, le flic ripou …
Ripoux contre ripoux ?
La présentation des personnages
pourrait paraître longue (le braquage intervient peu ou prou au milieu du film)
mais est essentielle pour comprendre la mécanique infernale guidée par leurs
pulsions qui va s’enclencher et les perdre. Chef-d’œuvre de mise en scène d’entrée,
la présentation de Dix. La pénombre, de grandes avenues miséreuses et désertes,
une voiture de police qui patrouille, et Dix qui se cache dans des encoignures
obscures, derrière des piliers pour ne pas se faire repérer. Sans la moindre
parole prononcée, on voit tout de suite à qui l’on va voir affaire. Cette nuit,
c’est le décor intangible du film. C’est le biotope des malfrats, alors que le
jour appartient aux honnêtes gens.
D’une certaine façon, « Quand
la ville dort » est un film moral. Les mal intentionnés finissent mal, la
loi et l’ordre peuvent triompher (voir le chef de la police qui plastronne
devant une meute de journalistes). « Quand la ville dort », j’en ai
causé au-dessus, est un film psychologique, qui dissèque ces mécaniques de l’âme
compliquées qui font dérailler les entreprises méticuleusement élaborées. Mais c’est
aussi (surtout) un vrai polar tragique, avec ses scènes pleines de suspens (les
braqueurs vont-ils s’en sortir quand les sirènes des alarmes mugissent ? comment
va se terminer le face-à-face à quatre entre Emmerich, son homme de main d’un
côté, Dix et le Doc de l’autre, et un sac plein de bijoux entre eux ? Doll
réussira t-elle à sauver Dix ? le Doc échappera t-il aux flics et atteindra-t-il
Cleveland ? …)
Parce que
« Born to run » ça peut servir de résumé en trois mots du film. Et aussi
parce que la masterpiece du Boss est la chanson qui manque dans la B.O.,
notamment quand Forrest Gump fait son marathon across the U.S.A. Question,
Springsteen serait-il plus dur en affaires pour les autorisations sur ses
titres que les rescapés et ayant-droit des Doors, qu’on entend trois fois dans
« Forrest Gump », parmi les 45 titres de la B.O. ?
Zemeckis & Hanks
Tout ça pour
dire que « Forrest Gump » est aussi un film qui s’écoute, même si les
extraits musicaux sont souvent réduits à quelques secondes, et en sourdine au
fin fond du mix sonore. Je vais vous dire, le tracklisting de la B.O. aurait pu
être celui d’un film signé Scorsese. A une exception (majeure) près : dans
« Forrest Gump » rien que des titres américains des fifties au tout
début des eighties, qui illustrent chronologiquement l’histoire (à quelques
pains temporels près, par exemple quand Forrest arrive en 67 au Vietnam, on
entend « Fortunate son » de Creedence, sorti deux ans plus tard).
C’est là tout l’a priori étrange de ce film, comment a-t-il pu être un immense
succès mondial alors que plus américain tu peux pas, l’histoire d’un simplet de
l’Alabama qui par hasard se trouve dans des situations, des endroits, en face
de personnages qui ont fait l’Histoire, Histoire qu’il influence, en initiant
Elvis à sa danse pelvienne désarticulée, en soufflant les paroles de
« Imagine » à John Lennon, en téléphonant à la police pour signaler
un cambriolage au Watergate Hotel, sans parler de
ses « rencontres » avec JFK, Lyndon Johnson, Nixon ?
« Forrest
Gump » vient d’un roman « récréatif » du même nom d’un
historien, scénarisé par Eric Roth dont ce sera la première adaptation
plébiscitée (il bossera par la suite pour des « grosses machines »
réalisées par Michael Mann, Spielberg, Fincher, Villeneuve, …). Pour
« Forrest Gump », seront portés aux nues les noms de Robert Zemeckis
et Tom Hanks. Les deux ne sont pas des débutants, le premier vient de réaliser «
… Roger Rabbit » et les deux premiers volets de « Retour vers le
futur ». Hanks a déjà beaucoup tourné, et bien souvent n’importe quoi
(avec même un Oscar pour le navrant « Big »), avant de vraiment
capter l’attention avec ses deux derniers films, « Nuits blanches à
Seattle » et « Philadelphia ». Pour Zemeckis et Hanks (premier
choix de la production), « Forrest Gump » amènera la consécration
définitive.
Hanks & Wright
Hanks est
parfait dans le rôle du simplet parfois génial, comme une version exubérante de
Hoffman dans « Rain Man », avec sa vision rousseauiste (l’homme est
naturellement bon, c’est la société qui le pervertit). Je suis généralement pas
très fan de son jeu sans aspérités et des personnages qu’il a tendance à
ramollir, affadir pour qu’ils suscitent de la pitié larmoyante, mais force est
de reconnaître que dans « Forrest Gump » toutes les récompenses et
nominations prestigieuses qu’il obtiendra sont bien méritées.
Et le reste
de la distribution se hisse à son niveau de Sally Field (la mère), à Robin
Wright (l’amour de sa vie) en passant par Gary Sinise (son supérieur au
Vietnam) ou l’extraordinaire Mykelti Williamson (Bubba, son
« jumeau » noir).
Tout ceci ne
serait pas aussi fort sans la Zemeckis touch. Il a du pognon pour tourner, et
va l’utiliser. Pas pour les extérieurs, une grosse partie du film a été tourné
dans un tout petit périmètre (à Savannah en Géorgie, et le Vietnam dans une
zone marécageuse de Caroline du Sud toute proche). Mais surtout Zemeckis va
utiliser toutes les techniques numériques de pointe. Beaucoup de scènes se
feront devant un rideau vert, notamment quand intervient Sinise amputé de ses
deux guiboles, les ordinateurs tourneront plein pot pour les effets de
mouthmorphing (faire bouger les lèvres en fonction des dialogues
« revisités » des Kennedy, Johnson, Lennon et autres), pour rajouter
des balles de ping-pong (non, Hanks n’est pas devenu un des frères Lebrun, il
ne fait qu’agiter la raquette dans le vide). Les effets spéciaux dernier cri
ont simulé des balles traçantes, des lâchages de napalm, des foules dans les
stades ou au mémorial Lincoln … Deux anecdotes. Tout n’est pas retouché,
certaines scènes historiques ont été recréées avec des figurants (il n’y avait
pas de films à bricoler, juste des photos qui témoignaient de l’événement). Une
scène très longue à tourner fut la partie de ping-pong en Chine. L’adversaire
de Hanks était un Sud Coréen parmi les tout meilleurs mondiaux. Comme il n’y
avait pas de balle, les deux devaient mimer la partie. Hanks y arrivait sans
problème, mais le pro n’arrivait pas à se synchroniser avec une balle imaginaire,
c’est à cause de lui que d’innombrables prises ont dû être faites …
Zemeckis a réussi à virer Yoko Ono ...
Visuellement,
« Forrest Gump » est à la pointe de la technologie. Mais c’est surtout un
film finement drôle. Zemeckis se tient loin des gags cartoonesques de « …
Roger Rabbit » ou de ceux plutôt lourdauds de « Retour vers le
futur ». Mentions particulières au personnage de Bubba, sa lèvre pendante
et son obsession pour la pêche aux crevettes et la façon de les cuisiner, et à
la scène devenue culte où Robin Wright chante seulement « vêtue »
d’une guitare acoustique « Blowin’ in the wind » dans un bouge à strip-tease.
Les allusions sont parfois pointues, quand Hanks pousse Sinise dans son
fauteuil roulant au milieu des taxis dans une rue enneigée de New York, c’est
un hommage-pastiche d’une scène de « Macadam cowboy » similaire avec
Dustin Hoffman et John Voight, et on y entend la même chanson
(« Everybody’s talkin’ » de Harry Nilsson) que dans le film de
Schlesinger.
Pour moi,
c’est le final de « Forrest Gump » (en gros les vingt dernières minutes)
qui est le moins réussi. Le ton change, on n’est plus dans l’ironie, on touche
à des sujets graves (le Sida), et on dérive vers le pathos larmoyant, en
rupture assez (trop ?) franche avec les deux heures précédentes. Tellement
flagrant que c’est évidemment voulu, mais que les ficelles émotionnelles sont
bien grosses. Ces dernières bobines permettent d’apercevoir dans le rôle du
fils de Forrest Gump le tout jeune Haley Joel Osment, futur premier rôle des
blockbuster « Sixième sens » et « A.I. Intelligence
Artificielle » (avant qu’il aille tourner des nanars passés sous les
radars, mais c’est une autre histoire).
Sinise, Williamson & Hanks
La plus
grosse surprise étant que « Forrest Gump » reste un film accessible
(à condition d’avoir un QI supérieur à 75) alors qu’a priori cette visite
loufoque dans l’histoire politique et sociale des sixties et seventies
américaines pourrait sembler assez hermétique. Mais tout passe, surtout si l’on
fait attention aux monologues intérieurs de Gump, bien souvent aussi drôles que
les scènes qui l’encadrent …
Ce qui fait que
« Forrest Gump » me semble faire partie des rares films qui se bonifient à
chaque nouveau visionnage …
Anecdote :
« Forrest Gump » a été un succès mondial, a gagné plein d’Oscars, et forcément,
bien des gens ont attendu une suite (ils avaient pas compris que l’histoire
était terminée). Les rumeurs sur cette suite se sont soudainement amplifiées il
y a quelques mois quand on a appris que Zemeckis tournait un film avec dans les
deux rôles principaux Tom Hanks et Robin Wright. Raté, « Here » n’est
évidemment pas la suite de « Forrest Gump » …
Peut-être (certainement ?)
parce qu’y tourner des films était plus compliqué qu’ailleurs, l’URSS a
engendré deux réalisateurs hors normes, Tarkovski et Paradjanov. Tarkovski est
parti d’une certaine forme de classicisme (« L’enfance d’Ivan ») pour
atteindre son apogée avec « Solaris » et « Stalker » où
s’enchevêtrent réel et irréel, métaphysique et mysticisme. Des films
compliqués, ardus mais qu’on peut « suivre ». Tarkovski bouscule les
thématiques habituelles, mais respecte les « codes » techniques du
cinéma.
Sergueï Paradjanov
Paradjanov, c’est à ma
connaissance un cas unique. Au moins pour ses deux films les plus connus,
chronologiquement « Les chevaux de feu » et « Sayat Nova »
(« La couleur de la grenade » en français). Ces deux films, il faut
les voir une fois dans sa vie, et on est sûr de ne jamais les oublier. Rien ne
ressemble de près ou de loin au cinéma de Paradjanov.
Vous croyez avoir tout vu sur
un écran résultant du maniage savant de caméra, ben oubliez. Oubliez Gance,
Welles, Kubrick, le tout numérique de Cameron, et tous leurs semblables …
Première scène des « Chevaux de feu ». Un enfant avance dans la
neige. Cut. Dans une forêt de pins gigantesques, un bûcheron est en train
d’abattre un arbre à la hache. Cut. Le gosse s’approche, il apporte un
casse-croûte au bûcheron. Cut. L’énorme pin vacille et s’abat. Cut. L’enfant
lève la tête et voit qu’il est sur la trajectoire de la chute. Cut. Le bûcheron
(son frère ? son oncle ?) se précipite et projette l’enfant sur le
côté. Cut. C’est lui qui se fait écraser par le pin. Cut. Cet enchaînement de
séquences a duré, quoi, trente secondes. Vous vous dites, mais Lester,
qu’est-ce que tu racontes, on a vu ça des centaines de fois. Ben non. Parce que
quand l’arbre tombe, la caméra est en haut du branchage, y’a une image
vertigineuse de la chute du pin. Et comme on est au milieu des sixties, c’est
pas du numérique avec un écran vert sur le fond. Je préfère pas savoir dans
quel état ils ont retrouvé la caméra … Et pendant l’heure et demie qui suit, on
va avoir sur l’écran des trucs totalement fous.
Et pas parce que le type qui
tient la caméra (en l’occurrence le chef-opérateur Youri Illienko) serait un
épileptique qui filmerait comme s’il était dans un wagon sur un manège de
montagnes russes. D’ailleurs les montagnes du film, elles sont pas russes, mais
ukrainiennes. Ce qui, même à l’époque, signifiait pas mal de choses. Brejnev
(pourtant natif d’Ukraine) et ses potes du Parti à chapka ont pas aimé le film,
mais alors pas du tout. Pour plusieurs raisons, parce qu’il est tourné en
ukrainien et pas en russe. Parce que la religion, le mysticisme, et à la fin la
« sorcellerie » paganique y tiennent une immense place. Et parce que
rien, même pas en filigrane, n’y exalte les glorieuses vertus du socialisme.
Paradjanov le paiera cher, il fréquentera pas mal les prisons soviétiques, et
quand il en sortira, ce sera généralement pour tourner un film qui le lui
renverra direct, en prison, sans passer par la case départ et sans toucher
vingt mille roubles …
« Les chevaux de
feu » se passe dans les Carpathes ukrainiennes, on sait pas quand, en tout
cas avant l’apparition des engins à moteur. Les Carpathes de Paradjanov, c’est
pas celles de Dracula ou de la Hammer. Ce sont les Carpathes des immensités
montagneuses perdues, où vivent des communautés villageoises hors du temps,
dominées par des rituels religieux ou mystiques (une bonne moitié du film se
passe lors d’enterrements, de mariages, de fêtes votives, …).
Unis pour la vie ?
Le gosse qui a failli se faire
écrabouiller par le sapin, il s’appelle Ivan(ko). Lors de l’enterrement de son
sauveur, il quitte la procession pour aller jouer avec une gamine, Maritchka.
Sauf que leurs familles respectives se détestent depuis des générations. Et
l’enterrement vire encore plus au drame quand le père de Maritchka tue le père
d’Ivan à coups de hache (avec, paraît-il pour la première fois à l’écran, le
sang qui ruisselle sur l’objectif de la caméra). Ce qui n’empêchera pas les enfants
devenus ados, en se planquant de leurs familles, de jouer ensemble, puis de
flirter, et de se promettre de se marier. Mais voilà, Ivan est pauvre, et avant
d’épouser Maritchka, il doit aller gagner sa vie chez un berger. Le jour prévu
de son retour, Maritchka part à sa rencontre, et en voulant sauver un agneau,
glisse d’une falaise et se noie dans un torrent. On n’en est pas à la moitié du
film.
Et on en a pris plein les yeux.
Parce qu’il y a dans « Les chevaux de feu » un énorme travail sur
l’image et les couleurs, notamment grâce aux tenues traditionnelles des paysans
lors des fêtes et cérémonies, aux couleurs vives, dominées par le rouge. Et
puis le montage qui va alterner gros plans sur les visages, dont les expressions en disent plus que de longs discours, et cadrages millimétrés sur des paysages
immenses, dans lesquels l’homme apparaît minuscule.
En fait, dès la mort de la
bien-aimée, on s’aperçoit que les couleurs vives qui tendaient même vers la
saturation, vont tout à coup disparaître. Quelques scènes au milieu du film
sont tournées en noir et blanc à gros grain, avec des contrastes très atténués,
tout semble gris … comme l’état d’esprit d’un Ivan inconsolable. Et quand les
couleurs reviennent sur l’écran, c’est parce qu’Ivan vient de rencontrer une
autre fille, Palagna. Mais les couleurs ne sont pas aussi vives qu’au début, le
souvenir de Maritchka est encore et toujours présent, il pense à elle, la voit
dans l’encadrement d’une fenêtre … La aussi, j’ai pas le souvenir d’avoir vu un
film où le traitement des couleurs est raccord avec l’état d’esprit du
personnage …Même s’ils finissent par se
marier, on sent pas Ivan très concerné par la vie matrimoniale. Palagna
aura beau l’aguicher, Ivan est « ailleurs ». Mêmedes rites païens entrepris par Palagna (dont
des déambulations nocturnes dénudées suivies de prières et d’incantations) n’y
changeront rien.
Pire, comme elle est jeune et
belle, elle va attirer l’attention d’une sorte de sorcier du village et tomber
dans ses bras. Dès lors, la tension va monter entre le mari et le mage de
pacotille, pour culminer lors d’une explication finale dans une auberge. Evidemment
à coups de hache, puisqu’on en région forestière. Bon, je spoile (quoiqu’ayant évoqué
Tristan et Iseut au début, pas besoin d’être grand devin pour savoir qui va ramasser un
coup de hache). Une fois Ivan mortellement blessé, le rouge orangé envahit l’écran
(comme le sang qui ruisselle sur le visage et devant les yeux), jusqu’à la
saturation complète de l’image. Quand les couleurs redeviennent vives, c’est
pour assister aux préparatifs de l’enterrement d’Ivan …
On est avec « Les chevaux
de feu » beaucoup plus dans l’allégorique et le symbolique (quand le
sorcier besogne la femme d’Ivan, un grand arbre isolé explose et se consume, quand Ivan pense à Maritchka, une étoile se met à beaucoup briller dans le ciel) que
dans le réalisme pur. Le film est un poème en images (très peu de dialogues,
beaucoup de musiques traditionnelles, le film s’inspire des us et coutumes d’une
petite communauté ethnique). Paradjanov jongle avec les contre-jours, multiplie
les contre-plongées (y compris dans l’eau), au milieu de mouvements de caméra
insensés (la procession filmée à travers les taillis par une caméra – ou un
cameraman – tournant à toute vitesse autour d’un axe, c’est du psychédélisme en
accéléré …), de décors naturels noyés par un brouillard très impressionniste. Quelques
plans à la Terrence Malick où des lichens sur des rochers ou des écorces d’arbres
sont filmés en très gros plans, font aussi
des « Chevaux de feu » une ode à la nature d’autant qu’il est
décomposé en douze séquences précisées par de gros intertitres, censées évoquer
la succession des douze mois (l’histoire elle se déroule sur plusieurs années).
Le film se conclut par un énigmatique plan fixe sur huit enfants qui regardent
chacun à un carreau de fenêtre …
J’en ai dit beaucoup, mais je répondrai
pas à la question ultime : pourquoi « Les chevaux de feu » ?
Un dernier conseil : j’ai écrit
plus haut qu’il faut absolument voir ce film et « Sayat Nova ». Ne
commencez pas par « Sayat Nova », au moins aussi beau, mais totalement
déroutant, « Les chevaux de feu » sont la porte d’entrée prioritaire et
la plus « simple » à l’œuvre toute particulière de Paradjanov …
Ce film est répertorié sous plusieurs titres. Aux
USA et parfois en français c’est « The 25th Hour » (« La 25ème
Heure » pour ceux qui avaient pris estonien en première langue), mais si
on veut pinailler son titre original c’est « Spike Lee’s 25th Hour ».
En fait, « 24 Heures avant la nuit » (ça,
faut avouer que c’est un titre qui claque et intrigue à la fois), c’est le
titre du bouquin qui a été adapté. Le type qui vient de publier « 24
Heures … » (mais pas trouvé le titre, c’est son éditeur qui le lui a
suggéré) est un jeune trentenaire inconnu du nom de David Benioff. Qui restera
pas trentenaire et encore moins inconnu puisque c’est lui le showrunner
(adaptation et production) derrière la série événement de ce premier quart de
siècle, « Game of Thrones ».
Norton, Hoffman & Lee
Son bouquin est typiquement newyorkais, toute
l’action s’y déroule (hormis le final du film on y reviendra), tous les
personnages sont viscéralement attachés à cette ville, que pour la plupart ils
n’ont jamais quittée. « 24 Heures … » raconte la dernière journée de
liberté de Monty Brogan qui doit le lendemain se présenter dans la prison
d’Etat d’Otisville pour y purger une peine de sept ans (vente, recel et
détention de drogues et du pognon qui va avec).
Premier intéressé par l’adaptation au cinéma, Tobey
Maguire qui souhaite produire et tenir le rôle principal. Sa participation dans
le rôle titre de la franchise Spider-Man l’empêchera de jouer dans le film mais
il restera coproducteur. Se pointe alors Spike Lee qui a lu le bouquin. Il lui
a plu, et il se doit de faire avancer le projet (selon lui, seul un réalisateur
newyorkais peut réaliser, c’est pas le style de Woody Allen, Scorsese est
occupé ailleurs, c’est donc à lui de s’y coller). Tours de table infructueux,
Lee met un peu de pognon, cherche des distributeurs et trouve un improbable
partenariat avec Disney, avec qui il faudra discutailler parce que « 24
Heures … » a peu à voir avec les histoires de Mickey … Et Lee et les
acteurs principaux le confirment, ils ont joué pour pas grand-chose (soi-disant
10% de leurs cachets habituels).
Brian Cox & Edward Norton
Avec Spike Lee derrière la caméra, on a affaire à un
réalisateur « clivant ». Une bonne part de sa filmo est plus ou moins
« communautariste » (tous ses premiers, de « Nola
Darling … » à « Malcolm X », et quelques-uns ensuite),
l’homme est adepte de déclarations parfois « embarrassantes », et ses
clashs avec notamment Tarantino et Eastwood ont secoué le petit monde du 7ème
art hollywoodien. Avec « 24 Heures … » Spike Lee va s’attacher à un
nouveau genre qu’il développera par la suite, le polar (« Inside Man »,
« BlacKkKlansman », …). Quoiqu’on pense du type Spike Lee (je suis
pas très fan), il faut reconnaître qu’il sait faire des films. Et qu’il a une
« patte », ces tics qui l’identifient immédiatement. Ici, ce sont les
faux raccords (genre le Godard de « Pierrot le Fou ») quand les
protagonistes se donnent l’accolade (embrassades doublées avec prise de vue
différente, ça dure un quart de seconde, c’est pas une erreur de montage), et
les travelling « immobiles » (l’acteur statique et la caméra sur les
rails, c’est le second plan qui bouge et s’éloigne).
Autant le dire, « 24 Heures … » est un des
meilleurs Spike Lee. D’abord, parce que contrairement à ce que pourrait laisser
penser le titre, tout se passe pas dans une journée et une nuit. Il y a
beaucoup de personnages principaux (le dealer, sa copine, son paternel, son
principal intermédiaire, ses deux amis d’enfance, une lycéenne) et donc
nécessité de quelques flashbacks pour comprendre tout ce qui va se passer dans
ces fameuses 24 heures. On est dans la tragédie, souvent cornélienne, mais pas
strictement dans la règle des trois unités.
Norton & Dawson
Le personnage principal, c’est Mont(gomer)y Brogan,
interprété par Edward Norton qui trouve là un rôle « fort », à
l’image de ceux qui l’ont révélé dans « American History X » et
« Fight Club ». Monty est un dealer « chic », bien sapé,
bel appart, jolie meuf (une Portoricaine d’origine, Naturelle Riviera jouée par
Rosario Dawson). Son meilleur pote dans ce business est un massif Ukrainien,
Kostya (le monumental Tony Siragusa, ancien lutteur et joueur pro de foot
américain, presque deux mètres et 0,15 tonne). C’est eux que l’on voit dans la
première scène du film, récupérer à l’initiative de Monty un chien bâtard
tabassé et abandonné au bord d’une rue, quelques mois (années ?) avant les
fameuses « 24 Heures … ». Le clébard, qu’on voit parfois avec Brogan
sur l’affiche du film est de plusieurs scènes, mais n’apporte rien à
l’histoire. Il est là pour souligner le côté humain de son nouveau maître. Qui
certes n'est pas dans les clous vis-à-vis de la loi, mais qui passe pas les
« limites ». Il a pas de flingue, c’est pas un violent, il est un
jeune mec smart qui « dépanne ».
Il est resté pote avec ses deux copains de lycée
voire d’avant, Frank (Barry Pepper), beau gosse trader plein aux as, et Jacob
(Philip Seymour Hoffman) prof dans le lycée qu’ils ont fréquenté, a des
relations assez conflictuelles avec son père veuf (Brian Cox), ancien
alcoolique repenti et tenancier de bar. Pour sa dernière journée (et nuit) de
liberté, Monty entend renouer avec son père et souhaite que ses deux vieux
potes l’accompagnent avec sa copine dans un bar chic et ensuite dans une boîte
tenue par ses fournisseurs de dope (des Russes forcément mafieux) qui lui ont
préparé une belle soirée …
Pepper, Hoffman & Norton
C’est pas avec ça qu’on tient plus de deux heures à
l’écran. L’intrigue principale (l’angoisse de la taule, sept ans pour la
première fois, ça travaille l’esprit et va forcément jouer sur sa relation avec
ses proches), accessoirement le pourquoi de la taule (découvrira t-il qui l’a
balancé, parce que les flics chez lui sont allés droit au canapé où étaient
planqués les billets et la dope).
Ce qui rajoute de l’intérêt à ce film, ce sont les
longues discussions entre les protagonistes (Frank et Jacob se donnent
rendez-vous chez Frank, ils vont manger un morceau dans un restau asiatique,
ils attendent avec Naturelle au bar l’arrivée de Monty, puis vont à la soirée
en boîte). Norton est très bon, dans le type au bord de l’abîme. Pepper aussi,
dans le rôle du beau gosse friqué sûr de son charme et de sa réussite sociale.
Et Philip Seymour Hoffman, comme toujours crève l’écran. Timide et complexé maladif,
on le voit en cours se faire allumer par une gamine de seize ans (belle
composition d’Anna Paquin), que pas de bol pour lui, il va retrouver par hasard
dans la soirée en boîte. Chaque apparition de Hoffman est un régal. Il faut le
voir avec ses deux potes beaux gosses tirés à quatre épingles, lui avec sa
casquette de baseball, ses binocles, ses fringues informes et son allure
rondouillarde, subissant totalement toutes les situations. Effet renforcé par
Spike Lee qui le filme le plus souvent en plongée alors que ses interlocuteurs
sont filmés en contre-plongée.
Et puis, y’a encore autre chose. « 24
Heures … » est un des premiers films (si ce n’est le premier) sorti
après le 11 Septembre et qui y fait référence à de multiples reprises. Passée
la première scène avec le chien, on a le générique sur fond de rayons lumineux
qui se croisent, puis des vues panoramiques de New York la nuit. Et quand les
immenses rayons lumineux reviennent à l’écran, on s’aperçoit avec le zoom
arrière qu’ils proviennent des gigantesques projecteurs éclairant le ciel et
situés à l’emplacement des deux tours du World Trade Center dégommées par les
terroristes kamikazes de Ben Laden. Et tout au long du film, on voit les
drapeaux américains accrochés aux fenêtres, aux murs, sur le vieux break du
paternel à Monty dont le bar est le « siège social » d’une escouade
de pompiers décimée lorsque les tours se sont effondrées. Il y a une scène
magnifique lorsque Jacob et Frank se retrouvent dans le très chic appartement
de celui-ci. Ils discutent face à une grande baie vitrée, la caméra est dans
leur dos, se rapproche, passe par-dessus leurs épaules et nous montre en plongée
les gros engins de déblaiement qui travaillent sur Ground Zero. Après de
longues minutes de discussion, fin de la scène avec un gros plan sur des hommes
avançant en ligne et balayant le terrain dégagé à la recherche du moindre
débris humain permettant grâce à l’ADN l’identification des restes de la
victime. Tout cela réalisé sans trucage, la scène a été tournée dans un
immeuble à proximité immédiate de Ground Zero …
Ground Zero
Une autre scène est indissociable du film. Il s’agit
d’un long monologue de Norton, face à un miroir (ce sont ses pensées, grâce au
numérique, il est de trois-quarts dos et parle, tandis que son reflet reste
muet), qui hurle quasiment sa colère, voire son mépris et sa haine pour tous
ceux qui défigurent, ont défiguré, en gros sont indignes d’habiter dans
« sa » ville. C’est pas nationaliste, c’est pas raciste, mais tous
ceux qui sont pas « dans l’esprit » en prennent pour leur grade (des
épiciers coréens aux chauffeurs de taxis pakistanais, en passant par les jeunes
Blacks qui jouent bêtement au basket, sans oublier Ben Laden, j’en passe et des
furieuses répliques cinglantes, ça dure bien cinq minutes). Et le dernier tête
à tête entre les trois potes à la sortie de boîte alors que le jour se lève
vaut aussi le détour …
Le scénario est millimétré, ça fait pas auberge
espagnole où on passe du coq à l’âne, il y a une grande fluidité, aucune
histoire dans l’histoire n’est oubliée. Perso, y’a juste un truc sur lequel
j’émets des doutes. Lorsque son père conduit Monty à la prison, il lui propose
de tracer la route et de disparaître à l’autre bout des States au lieu d’aller
en taule. Des scènes oniriques (tournées au Texas) nous montrent ce que seront
les décennies suivantes si Monty choisit cette option. Je trouve ça plutôt long
et maladroit, ça a surtout donné du boulot aux maquilleuses chargées de
vieillir Norton. Spike Lee y tenait à ces scènes (c’était pas dans le bouquin
de Benioff). Le dernier plan de quelques secondes nous indique le choix qu’a
fait Monty.
Grand et beau film, un des deux ou trois meilleurs
de Spike Lee, jusque dans son générique final, rythmé par une superbe version
réarrangée avec grand orchestre de « The Fuse », validée par son
auteur, remercié en tant que Bruce « Da Boss » Springsteen …
« Shéhérazade » est un premier film, fait
avec un casting d’amateurs, tourné en extérieurs à Marseille avec trois bouts
de ficelle. Sélectionné à la quinzaine des réalisateurs à Cannes, il y a été
très bien accueilli. Plutôt rare, le film a réussi à mettre d’accord Le Figaro
et Libération qui l’ont encensé. Et les César de l’année suivante ont consacré
son réalisateur et ses deux acteurs principaux (meilleur premier film, meilleur
espoir masculin et féminin).
Jean-Bernard Marlin, Kenza Fortas & Dylan Robert
Derrière la caméra, c’est Jean-Bernard Marlin, vivant
depuis son enfance à Marseille, parcours classique pour un réalisateur (études
de cinéma), auteur d’une paire de court-métrages remarqués, dont notamment
« La fugue » mettant en scène une jeune délinquante qui se barre du
tribunal qui doit rendre son jugement sur des faits graves qui lui sont
reprochés. Première immersion dans la jeunesse délinquante marseillaise, et en
quelque sorte matrice et brouillon de « Shéhérazade ». Le projet de
Marlin pour son premier film est de mettre à l’écran une histoire inspirée d’un
faits divers, l’arrestation et la condamnation d’un jeune proxénète de quinze
ans qui faisait tapiner deux filles (dont sa copine) encore plus jeunes.
Par la force des choses (no money found), le film se
fera avec les moyens du bord, et le casting se fera de façon
« sauvage », c’est-à-dire sur le terrain. L’histoire est maintenant
connue, l’acteur principal, Dylan Robert, dix-sept ans est recruté juste après
sa sortie d’une prison pour mineurs où il vient de passer trois mois. Pour la
petite histoire, dans la vraie vie, il y retournera en zonzon, est cité dans
plusieurs affaires plutôt lourdes (assassinat et tentative d’assassinat). No
comment, mais il semble que sa carrière d’acteur soit plutôt compromise.
L’autre premier rôle du film, Kenza Fortas, seize ans, est
« normale », elle aime bien tirer sur les cigarettes qui font rire et
a oublié depuis quelques temps d’aller au collège ou au lycée. Heureux hasard,
c’est sa mère qui avait été sollicitée pour un autre rôle du film, qui s’est
dégonflée et a envoyé sa fille … Depuis « Shéhérazade », Kenza Fortas
enchaîne les tournages …
Zac & Shéhérazade
« Shéhérazade », c’est l’histoire de la
rencontre entre Zac(hary) et Shéhérazade. Zac (Dylan Robert) sort d’un CEF
(Centre Educatif Fermé, sorte de pensionnat ultra rigide, dernière alternative
à la prison pour mineurs). Première déception devant la porte, il croyait y
retrouver sa mère, et au lieu de cela, c’est une éducatrice qui le prend en
charge pour l’amener dans un autre centre, en attendant de lui trouver une
place dans un établissement « de réinsertion » loin de Marseille.
Quelques minutes plus tard, Zac fait le mur et retrouve vite ses potes, qui
pour fêter son retour vont l’amener dans un quartier isolé rendre visiter aux
prostituées mineures qui y bossent. Zac choisit Shéhérazade, et comme il a pas
de fric, entend régler sa passe avec une barrette de shit. Prétextant d’aller
chercher un préservatif, la gamine se casse avec le shit, Zac la course, finit
par la retrouver, elle a déjà vendu l’herbe à un type qui bosse dans un magasin
d’articles de sport, Zac s’y pointe avec elle, fout la zone, et les deux se
cassent au plus vite non sans avoir emporté une paire de survêts (évidemment
aux couleurs de l’OM). Zac revient chez sa mère à laquelle il est profondément
attaché, elle s’est mise à la colle avec un beauf qui squatte le canapé en
matant la télé, et même si elle essaie d’y mettre les manières, elle dit à Zac
de dégager.
A la rue, le gamin atterrit dans la piaule sordide
que Shéhérazade partage avec une fille plus âgée, en permanence défoncée au
crack entre deux passes. On comprend que Zac en pince pour Shéhérazade, mais
hey, c’est un dur, il va pas tomber amoureux d’une pute, ou du moins le
montrer. Il va s’improviser « protecteur » de la bande de gamines qui
tapinent, monter sa petite entreprise de proxénétisme, la petite bande va finir
par quitter le quartier perdu pour un bout de trottoir sur les grandes artères
de Marseille gagné de haute lutte à des Bulgares, avec l’aide du frère d’un
pote à Zac, « grand frère » et accessoirement petit caïd (c’est pas
un « parrain » mais on devine qu’il dirige pas de mal de petits business
pas très légaux). Zac commence à avoir du fric, frime avec son scooter de
grosse cylindrée, Shéhérazade s’habille chic et sexy, « bosse » bien.
Sauf qu’évidemment, tout va assez vite déraper, et comme dans ce milieu, on est
toujours dans la modèle action-réaction et que Zac est un impulsif bien bourrin,
ça va plutôt mal finir pour lui et sa copine. « Shéhérazade » n’est
cependant pas un film noir et sordide sur la petite délinquance dans une grande
ville, la dernière (belle) scène, malgré les deux protagonistes principaux
plutôt cabossés et amochés (au sens propre comme au figuré), montre une jolie
note d’espoir.
L’histoire de « Shéhérazade » n’est
pas d’une originalité folle, ce serait plutôt le contraire, c’est filmé en
extérieurs, caméra à l’épaule, à l’arrache sans moyens, il est évident que les
acteurs n’ont pas passé des années à l’Actor’s Studio, et pourtant ce film est
superbe. C’est la gaucherie des personnages, leurs approximations qui les
rendent « vrais ». Ces attitudes forcées de matamore de banlieue, ces
mimiques de poupée Barbie qui tapine, ces non-dits ou ces mots dits
maladroitement, ces ados qui n’arrivent pas être à être adultes et ont gardé
leurs réflexes d’enfants (Shéhérazade suce encore son pouce en dormant, avec
ses premiers billets gagnés, Zac offre à sa mère une paire de darkshades Cardin
à trois cents balles), leurs personnages sont d’attachantes têtes à claques …
Et cette amourette adolescente qu’il faut cacher, voire
nier, est le cœur du film. C’est montré sans voyeurisme, sans utiliser de
grosses ficelles racoleuses (même s’ils dorment dans le même lit, Zac et
Shéhérazade sont-ils passés à l’acte ? on suppose, mais rien ne permet de
l’affirmer), ça a l’odeur du reportage sensationnaliste, le goût du reportage
sensationnaliste, mais ça reste un film, où les sentiments, les émotions de
deux gamins qu’on pourrait penser sans foi ni loi ni « conscience »
affleurent en permanence.
On peut trouver des parallèles de cette histoire
d’amour adolescente avec « L’Esquive » de Kéchiche. Mais aussi avec l’extraordinaire
« In the mood for love » de Wong Kar-waï, où tout repose sur le non-dit …
« Heat » est
un film comme on n’en a pas fait beaucoup et comme on n’en fera plus.
Quand il est
sorti (avant les fêtes de Noel 1995, carton commercial certifié), il réunissait
les deux plus grosses stars de l’époque, Pacino et DeNiro. Une première, même
si oui, je sais, ils avaient été à l’affiche sur « Le Parrain 2 » de
Coppola, mais l’un jouant le père de l’autre grâce à un montage tout en
flashbacks, ils n’avaient aucune scène en commun. Dans « Heat », ils
en ont une (enfin deux, avec la scène finale) au milieu du film, qui a fait
couler beaucoup d’encre et entretenu les supputations les plus folles, j’en
recauserai forcément plus bas.
Mann, Pacino & DeNiro
Mais ce n’est
pas ce tête-à-tête qui a le plus marqué les esprits. Il y a dans
« Heat » une scène de braquage suivie d’une fusillade (en tout douze
minutes) qui a scotché les spectateurs sur leurs fauteuils, fusillade à faire
passer celles de Peckinpah (dans « La horde sauvage » notamment) pour
un diner aux chandelles.
Et surtout,
parce que « Heat » est, entre autres, un film à grand spectacle,
absolument toutes les scènes sont tournées en extérieurs. Enfin, toutes sauf
une, pour des raisons visuelles. C’est la scène ou DeNiro et sa copine Eady
(Amy Brenneman) sont appuyés la nuit sur la rambarde d’une terrasse qui domine
Los Angeles. Mann explique (j’ai pas tout compris) que pour des histoires
techniques (profondeur de champ, focales, nombre d’images par seconde, …), les
acteurs avaient joué devant un rideau vert, l’immense étendue illuminée de la
ville avait été filmée du même endroit, les deux images étant ensuite
superposées au montage. Inimaginable aujourd’hui après l’affaire Alec Baldwin
que des acteurs se tirent dessus pendant dix jours (durée de la mise en boîte de
la scène de la fusillade) avec de vraies armes de guerre chargées à blanc, en
centre ville avec des dizaines de figurants et des centaines de badauds hors
champ. Inimaginable après le 11 Septembre de passer des nuits à filmer la scène
finale dans un aéroport (et pas n’importe lequel, le plus grand de L.A.), avec
des types qui jouent au chat et à la souris au milieu de vrais avions qui décollent
et atterrissent.
« Heat »
vient de loin. Du début des années 60 à Chicago. Où un flic, le chef de la
brigade criminelle de la ville, y traque le gangster number one.De tentatives ratées de flagrant délit, en
rencontre autour d’un café, où les deux se promettent un take no prisoners
s’ils se retrouvent face à face, jusqu’à un affrontement final à la sortie d’un
casse. Le truand a quarante neuf ans, dont vingt cinq passés en taule. Le flic
s’appelle Charlie Adamson, c’est devenu un pote à Michael Mann. Le truand
s’appelle Neil McCauley. Neil McCauley ? Ben oui, comme le personnage joué
par DeNiro dans le film.
Les voleurs
« Heat »
est quasiment un biopic, transposé dans le Los Angeles des années nonante. Je
devine la question du type qui suit, mais alors pourquoi le flic s’appelle
Vincent Hanna et pas Charlie Adamson ? Parce que son personnage dans
« Heat » est une compilation de trois flics qu’a côtoyés Michael
Mann. « Heat », pour Mann, c’est le film d’une vie. En pré-projet
depuis des années, il reste sa masterpiece, malgré une filmo où il n’y a pas
que de furieux navets (« Le sixième sens » « Le dernier des
Mohicans », « Collatéral », « Ali », « Miami
Vice », …). Dans « Heat », Mann produit, réalise et a écrit le
scénario, rien que ça … Et on parle pas de griffonner une histoire sur un coin
de nappe de restaurant, de sortir le chéquier, et de laisser deux stars en roue
libre jouer comme elles le sentent. La pré-production et les repérages (95
endroits ont été utilisés dans Los Angeles, certains sont quasiment devenus des
lieux de pèlerinage touristique comme le diner où a lieu la discussion
Pacino-DeNiro) ont pris des mois, Mann a passé des semaines avec le chef de la
police du LAPD (qui est présent dans une scène, c’est lui le réceptionniste de
l’hôtel où McCauley vient traquer Waingro à la fin), tout le casting a été
envoyé au contact de vrais taulards (notamment à San Quentin et Folsom, la pire
de toutes les prisons californiennes, c’est là que Mann a rencontré un dur de
dur, Eddy Bunker, devenu depuis écrivain et conférencier, et à l’origine du
personnage joué dans le film par John Voight), et entraîné au tir à balles réelles
par des instructeurs militaires (anecdote, le superviseur montrait aux bidasses
d’élite en formation le passage où en pleine baston, Val Kilmer recharge son
fusil mitrailleur, manière de montrer les bons gestes et la vitesse à
acquérir). Aussi fort, l’identification criminelle et les légistes sur la scène
du braquage du fourgon blindé sont de vrais flics spécialisés, l’infirmière aux
urgences quand la belle-fille de Hanna (la toute jeune Natalie Portman) a tenté
de se suicider est la vraie chef infirmière du service des urgences … Et la
plupart des personnages du film, s’ils n’appartiennent pas à l’histoire
initiale Adamson – McCauley sont issus de gens ayant réellement existé (les
personnages de Val Kilmer, Ashley Judd, Waingro, …). Encore plus fort (ou plus
fou), Mann pour les acteurs principaux (une bonne dizaine), a rédigé leur
biographie (d’où ils viennent, leur « palmarès », combien d’années de
taule, comment ils se sont connus, combien de mariages, de divorces, d’enfants,
etc …), ce qui sera en partie l’objet du bouquin « Heat 2 » qu’il
écrira, en même temps prequel et sequel (narrant par exemple ce qu’est devenu
Chris Shiherlis, le personnage joué par Val Kilmer) de l’histoire racontée dans
le film …
Willie Nelson ? Non, John Voight
Quand sur le
générique qui défile, on entend Moby,ce qui entre parenthèses est une partie
d’un choix musical pointu à l’époque, où le technoïde chauve vegan côtoie Brian
Eno, le Kronos Quartet, Lisa Gerrard, William Orbit…, (et parmi les petits
rôles, on a le punker hardcore Henri Rollins et le rappeur Tone-Loc…), on est
devant l’écran depuis deux heures cinquante. « Heat » est un
film-somme, et surtout pas un affrontement à réduire à celui de ses deux
acteurs principaux. Tous les seconds rôles ont leur histoire, et pas pour
meubler. « Heat » est affaire de détails. La somme de tous ces
détails, tous ces grains de sable qui à un moment viennent enrayer une
mécanique imparable (un surnom lâché par le dingue Waingro lors du premier
braquage sanglant permettra à Hanna de remonter la filière, un mouvement brusque
d’un flic en planque dans un fourgon fera avorter une opération de flagrant
délit, …).
« Heat »
fonctionne à tous les niveaux. On peut se contenter du basique, le polar
énergique où le gendarme course le voleur, si on veut aller plus loin mater le
jeu en parallèle des deux stars du générique, ou encore aller au tréfonds des
personnages secondaires. Avec un personnage principal non cité au générique, la
mégalopole de Los Angeles de tous les plans, surtout de nuit, avec des moyens
conséquents pour la filmer (trois hélicos).
Les gendarmes
L’histoire
de « Heat », c’est celle d’une bande de braqueurs
« expérimentés » multirécidivistes et multi-emprisonnés aussi. Leur
cerveau, c’est Neil McCauley, maniaque de l’organisation détaillée et qui a
construit sa vie de façon quasi philosophique par rapport à son métier. Il
habite un superbe appart, mais juste meublé avec le minimum vital, un lit, une
table, une paire de chaises, une cafetière, un frigo, parce qu’il a théorisé
son métier en fonction des risques qu’il prend (aucune relation affective, aucune
liaison féminine durable, et il se fait fort en trente secondes de tout lâcher
et fuir hors de portée des flics). Le seul pour qui il témoigne un peu
d’affection, est le plus jeune de la bande (excellement joué par Val Kilmer,
plus crédible là qu’en chanteur des Doors), dont il essaye tant bien que mal de
sauver le couple (Ashley Judd joue sa femme, ils ont un bambin) plus ou moins à
la dérive (ils s’engueulent souvent, elle a des amants). Manque de bol, un de
la bande se retrouve en fauteuil roulant au moment de faire un gros coup (le
braquage de titres au porteur dans un convoi de fonds), et un fêlé impulsif
(Waingro) est recruté au pied-levé. Le nouvel arrivant de la bande ne va rien
trouver de mieux que de buter sans raison un convoyeur, entraînant un carnage
(deux autres morts). Ce sont ces trois macchabées qui vont faire que le chef de
la brigade criminelle, l’inspecteur Vincent Hanna va se retrouver sur
l’affaire. Dès lors, il va tout mettre en œuvre pour retrouver la bande de
braqueurs et la mettre hors d’état de nuire, aidé malgré eux par le
narcotrafiquant à qui on a piqué les titres au porteur et le taré suprématiste
Waingro (là, faut avoir l’œil, on l’aperçoit bedaine à l’air dans une chambre
d’hôtel, il a parmi de nombreux tatouages une croix gammée sur le nombril,
quand je vous disais que Mann est un maniaque …).
Waingro
« Heat »,
en plus de proposer une traque flic-délinquant classique, va se centrer sur les
personnalités du flic et du braqueur. Là où dans l’immense majorité des films
la vie personnelle des protagonistes ne sert qu’à remplir des bobines entre deux
scènes d’action, elle est ici le cœur de l’histoire. McCauley va tomber
amoureux d’une provinciale venue bosser dans une bibliothèque où il se rend
souvent, s’informant en permanence des dernières nouveautés en matière
d’explosifs, de métaux, etc … Dès lors, le solitaire va se retrouver
« attaché » et la rigueur de son raisonnement va s’en trouver
affecté. De son côté Hanna en est à son troisième mariage (sa femme aussi) et
il doit gérer sa belle-fille, une gamine à tendance dépressive, déboussolée par
le mode de vie du couple.
A première
vue, dans « Heat », DeNiro et Pacino, c’est le ying et le yang, l’un
est d’une austérité rigide, l’autre un excité impulsif fonctionnant à
l’instinct (l’interrogatoire des indics, l’extraordinaire scène quand rentrant
chez lui à pas d’heure il trouve l’amant de sa femme affalé sur le canapé et
matant « sa » télé). DeNiro est sobre comme rarement, ce qui en soi
est un exploit et Pacino crève par contraste l’écran. Ce n’est suggéré nulle
part dans le film, mais quand il a lu le script et « visionné » son
personnage, il est allé trouver Mann et lui a dit que Hanna serait le plus
souvent sous coke. En fait, McCauley et Hanna fonctionnent de la même façon,
avec un professionnalisme à toute épreuve et des principes stricts. Ce que l’on
voit lors de la fameuse scène où ils prennent un café ensemble. On a beaucoup
écrit sur cette scène. Invraisemblable, oui, mais elle a réellement eu lieu
dans l’histoire originelle à Chicago, à peu près dans les mêmes conditions et
les mêmes termes. Certains (qui n’ont pas compris grand-chose aux personnages)
ont même dit qu’elle avait été rajoutée in extremis, Mann voulant un dialogue
entre les deux stars, le premier de leur carrière face caméra. Ridicule, cette
scène est le cœur du film, explique ce qui précède et ce qui va suivre. Une
autre rumeur a été plus insistante et plus plausible. Durant tout le dialogue,
il y a deux caméras, une derrière chaque acteur, et on n’a que des champs –
contre-champs, beaucoup en ont déduit que pour des raisons mystérieuses, Pacino
et DeNiro n’avaient pas joué ensemble. Faux, il y avait une troisième caméra
qui les prenait ensemble de profil, mais au montage, Mann a décidé de ne pas
utiliser ces images. De nombreuses photos en témoignent, il y en avait plein le
mur du (vrai) restau où la scène a été tournée, les gens réservant la mythique
table des semaines à l’avance, et conséquence qu’ils ne prévoyaient pas,
passaient tout le repas à se faire photographier par les autres clients … A
noter que Mann, Pacino et DeNiro, d’un commun accord, ont décidé de ne pas
répéter la scène, l’essentiel de ce qui a été monté venant de la onzième prise
(selon les différents participants, treize, dix-huit ou dix-neuf prises
auraient été mises en boîte).
DeNiro & Kilmer
« Heat »
est sorti en 1995. Sacré millésime pour les polars, puisque sont sortis la même
« Usual suspects », « Casino » et « Seven ». Rien
que ça …
Je conseille
la version 2 Blu-ray du film, qui présente of course des heures de suppléments
bien utiles pour écrire cette chronique, avec notamment à l’occasion du
vingtième anniversaire de la sortie du film, une discussion réunissant Mann,
DeNiro et Pacino animée par Christopher Nolan. C’est pas la partie des bonus la
plus intéressante par les propos, mais avouez que c’est un sacré casting autour
de la table …
Une dernière
anecdote qui montre à quel point ce film est mythique et rentré dans la culture
populaire. Dans la villa sur immenses pilotis où se fait tabasser et laisser
pour mort par Waingro et les hommes de main du narcotrafiquant le chicano
chauffeur de la bande de braqueurs, McCauley-DeNiro retrouve son pote baignant
dans une mare de sang. La villa avait été mise en vente et louée pour tourner
la scène. Faut croire que les petites mains de l’équipe étaient moins
méticuleuses que Mann, quand les nouveaux propriétaires sont arrivés (l’agent
immobilier les ayant évidemment avertis qu’elle avait servi au tournage du
film, ce qui constituait un sacré argument commercial) ils ont retrouvé sur le
parquet la tache de faux sang très mal nettoyée. Cette tache est maintenant
planquée sous un tapis et conservée comme une relique …