Nanni Moretti (surtout grâce à « Journal
intime » son gros succès qui l’a révélé) s’était créé un personnage de
barbu angoissé sur une Vespa, croisement entre Monsieur Hulot et Woody Allen.
Et comme ces deux-là, il a son nom un nombre incalculable de fois au générique
de ses films. A minima, il scénarise, co-produit, réalise et tient le rôle
principal.
Nanni Moretti & Laura Morante
Depuis quelques temps, il a envie d’incarner un
psychanalyste et de construire un film autour de ce personnage. Et le mettre
dans une situation inattendue. Et quoi de plus terrible pour celui qui écoute
les autres raconter leurs malheurs, que d’en vivre personnellement un, de
malheur, et tant qu’à faire, un de grand. C’est la genèse de ce projet
(présenté et Palme d’Or à Cannes en 2001) que tente de nous expliquer Moretti
dans une paire d’interviews en bonus. Bon, autant les films de Moretti, et plus
particulièrement celui-là se laissent regarder, Moretti en interview, c’est un
calvaire. Il débite des trucs interminables d’un ton monocorde, et même si un
journaliste tente de le titiller en évoquant le Prime Minister Berlusconi, il
esquive la question par une pirouette. Ce qu’il a à dire, Moretti le dit en
images (et au sujet de Berlusconi, il aura des choses à dire avec le pamphlet
« Le Caïman » cinq ans plus tard).
« La chambre du fils » tourne autour de la
mort accidentelle d’un ado. Un pitch assez proche de « Ordinary
people » de Robert Redford ou de « Ne vous retournez pas » de
Nicholas Roeg (les deux avec Donald Sutherland). Traité par Moretti de façon
beaucoup moins emphatique que le premier, et moins fantastique que le second.
Giovanni (Moretti) est donc psychanalyste à Ancône,
une ville moyenne portuaire. Il consulte dans un cabinet attenant à son
habitation cossue. C’est un petit bourgeois à la vie familiale sans problème.
Il est marié à une galeriste, Paola (Laura Morante), les deux vont vers la
cinquantaine, ils ont deux enfants, l’aînée (Andrea) a dix huit ans, le cadet
(Andrea) seize. Pour se nettoyer le cerveau après une semaine de rendez-vous
avec refoulés, angoissés et obsédés divers, Giovanni va faire un footing dans
la ville, parfois accompagné d’Andrea. Les deux gosses sont sportifs, la fille
joue au basket, le garçon au tennis et les parents suivent leurs matchs.
Tout baigne dans la famille, les parents ont encore
une vie de couple harmonieuse, ils sont très proches de leurs enfants dont ils
prennent systématiquement le parti (quand Andrea est accusé d’avoir volé un
fossile dans le labo de son lycée, Giovanni le soutient parce qu’il lui a dit
qu’il n’y était pour rien). Et quand la famille part en weekend en bagnole, ils
chantent tous les quatre en chœur les rengaines qui passent sur l’autoradio.
Toute cette belle vie de famille va se fracasser un
dimanche matin. Giovanni a décidé Andrea à venir courir avec lui, quand le
téléphone sonne. Un de ses patients, angoissé hypocondriaque (pléonasme),
l’appelle et veut le voir d’urgence, il est au bout du rouleau. Giovanni se
rend chez lui, le type doit passer un scanner, et donc il est certain d’avoir
un cancer et est en pleine crise d’angoisse. Pendant ce temps, Andrea privé du
footing avec son père, part faire de la plongée sous-marine. Et va se noyer.
Cataclysme. La famille va par force, faire face. Les
parents ont perdu leur fils, la sœur a perdu son frère. Passée la sidération de
la nouvelle, l’épreuve des funérailles, la vie reprend son cours. Mais tous les
ressorts sont cassés, et les scènes qui se produisent viennent en miroir de
celle du début du film (la mort d’Andrea a lieu peu ou prou au milieu du film).
Le père est « ailleurs », ses patients soit le réconfortent, soit
partent en vrille. La mère, très calme, très souriante, très posée, devient hyper
irritable. Assez rapidement, le couple ne fait plus chambre commune. Leur
gamine n’est pas en reste, intériorise beaucoup, avant un spectaculaire pétage
de plombs lors d’un match de basket. Leur rédemption viendra grâce une amie
d’Andrea dont ils ignoraient l’existence et leur reconstruction s’achèvera à
Menton après un périple autoroutier de nuit.
Moretti signe un film remarquable, très humain. Un
exercice périlleux, toujours sur la corde raide, et qu’il empêche de basculer
soit dans la mièvrerie larmoyante, soit dans le comique de situation. Le père,
qui par son travail, ne doit pas se laisser gagner par les émotions, se fissure
et se désagrège lentement mais sûrement. On sait et on voit quand même un peu
que Moretti n’est pas un acteur tragique, mais son personnage fort mentalement
n’a pas à être très expressif, et ça évite à Moretti de partir dans une
interprétation qu’il ne maîtriserait pas à la perfection. Laura Morante est une
grande et belle actrice et joue juste une partition beaucoup plus compliquée,
dommage que Moretti ait fait du personnage masculin le centre du film et ait
donné moins de scènes à celle qui joue sa femme.
A son crédit, il a trouvé une musique fabuleusement
triste, une mélodie en apesanteur de Brian Eno (« By this river » sur
l’album « Before and after science ») qui s’insère magnifiquement
dans un moment de bascule émotionnelle du film.
« La chambre du fils » est un film –
évidemment – triste mais qui évite le piège du pathos dégoulinant. Je sais pas
si comme disait Sénèque les grandes douleurs sont muettes, mais Moretti fait
preuve avec un sujet délicat d’une grande pudeur et d’une grande retenue, d’une
immense subtilité qu’il n’avait pas laissée apparaître jusque là.
« La chambre du fils » est peut-être son
meilleur film. En tout cas son plus bouleversant.
« La nuit du
Chasseur » (idem en anglais, « Night of the Hunter »), ce serait
trop facile (mais je vais pas m’en priver) de dire que des films comme ça, on
n’en tourne qu’un dans sa vie …
Charles Laughton & Lilian Gish
Et effectivement, ce sera le
seul passage de Charles Laughton derrière la caméra. Laughton, c’est un Anglais
qui a surtout travaillé aux Etats-Unis (il sera naturalisé américain en 1950).
Et c’est surtout un acteur de théâtre. Un genre exigeant, où on peut pas
tricher, refaire la prise. Faut enchaîner et être juste. Son physique « particulier » (sur lequel il a beaucoup ironisé), lui vaudront au cinéma des rôles de
méchants (l’inoubliable Capitaine Blight dans « Les révoltés du
Bounty » de Frank Lloyd) ou de sournois (Gracchus dans
« Spartacus », où à mon sens il enterre les Kirk Douglas, Laurence
Olivier et autres Peter Ustinov, pourtant pas des débutants). Laughton est
exigeant pour lui, et va devenir un maniaque derrière la caméra.
Enfin, derrière la caméra,
c’est aller un peu vite en besogne. La technique de l’image, de l’éclairage, de
la prise de vue, il n’y comprend rien. Pour « La nuit du Chasseur »,
Laughton est au sens le plus strict du terme, un metteur en scène. La caméra,
elle est confiée à Stanley Cortez, un chef opérateur de l’A.S.C. déjà remarqué
sur « La splendeur des Amberson » d’Orson Welles. Et pendant que
Laughton peaufinera son scénario avec David Grubb (l’auteur du roman « La
nuit du Chasseur »), Cortez placera ses caméras et va concevoir un
éclairage fabuleux, un noir et blanc hyper contrasté, jeux d’ombres
gigantesques et de pénombres.
Parenthèse. En 2019 est sortie
par Wild Side une version restaurée en HD du film. Des Blu-ray de vieux films,
j’en ai. Qui au niveau du film lui-même, ne présentent généralement aucun
intérêt, la haute définition ayant même tendance à amplifier les défauts
techniques de l’image d’origine. Si vous ne devez avoir qu’un vieux film en
Blu-ray, c’est « La nuit du Chasseur » qu’il vous faut. Un travail
tout bonnement extraordinaire, qui montre que Cortez avait dépassé toutes les
contingences techniques de l’époque. Et tout ça avec des moyens certainement
pas pharaoniques.
D’ailleurs, pas de noms
flamboyants en haut de l’affiche au générique. Mitchum en est la star (mais pas
le premier choix de la production). Mitchum est en 1954 lors du tournage
(trente-six jours en tout et pour tout, quasiment tout en studio, y compris la
descente de la rivière) au mieux un bon second rôle avec deux défauts majeurs,
éthylique forcené à faire passer les soirées du Rat Pack pour des séances de
yoga, et pire, plus ou moins « socialiste », ce qui aux U.S.A. à
l’époque était comparé à de la haute trahison. En gros, Mitchum est ingérable.
Laughton l’a vite compris, il organise tous les autres personnages par rapport
au sien.
Robert Mitchum
Autre parenthèse. Dans le
Blu-ray dont au sujet duquel je causais plus haut, il y a parmi les bonus plus
de deux heures et demie (soit quasiment deux fois la durée du film) de rushes
qui montrent la répétition des scènes. Avec un Laughton (à peu près toujours hors
champ) omniprésent, qui donne la réplique à tous les acteurs, jouant tous les
personnages. On voit qu’il vient du théâtre et que c’est un maniaque. Il fait
refaire d’innombrables prises parce que l’intonation d’une seule syllabe, un
clignement de paupières, un geste esquissé, un sourire trop ou pas assez
prononcé ne lui conviennent pas. Passe encore pour quelqu’un qui a fait
l’Actor’s Studio (comme Shelley Winters) mais Laughton tyrannise tout le monde
(les deux gosses - la gamine a vraiment cinq ans et craque parfois – et le
moindre figurant ou second rôle, témoin celui qui joue le vieux pote pêcheur du
gamin, qui sera éjecté au premier jour de tournage et remplacé). N’est guère
épargnée Lilian Gish (qui fut quand même dans sa jeunesse l’égérie de Griffith
et la première star féminine mondiale, avant Louise Brooks ou Marlene
Dietrich), dont on sent que derrière sa bonhommie placide, elle n’en pense pas
moins lorsqu’elle doit multiplier les prises. Il n’y a que Mitchum qui a un
traitement de faveur. Il tient même parfois tête à Laughton parce qu’il ne joue
pas, il est le Révérend Powell et tout s’organise autour de lui …
Powell, c’est le personnage qui
a fait rentrer Mitchum dans la légende du cinéma. Parce que Mitchum en fait
tellement, que ce faux curé devient tout bonnement extraordinaire. Powell joué
par Mitchum n’est plus humain, il est inhumain. La scène où Mitchum mime le
combat du Bien et du Mal avec la bataille entre ses deux mains où sont tatouées
sur les phalanges « love » et « hate » (ça, c’est de l’idée
scénaristique géniale !) repousse les limites du raisonnable, de
l’entendement et même de la folie. Et à la fin, alors qu’il vient de se faire
plomber par Lilian Gish, sa fuite à travers l’appartement, le jardin, les clôtures,
pour aller se réfugier dans la grange se fait en poussant des cris qui n’ont
rien d’humain. Le jeu de Mitchum est totalement hanté, irréel, bestial … Pas
sûr qu’au moment du tournage il ait été au mieux physiquement et mentalement,
mais le résultat est époustouflant, une performance à la Daniel Day-Lewis, sa
seule présence aux dires des témoins électrisait le plateau de tournage avant
qu’il commence à jouer ses scènes … Il y a une anecdote avec Shelley Winters.
Mitchum, sans qu’on sache très bien pourquoi, la détestait, à la limite de la
haine. Quand le pêcheur la retrouve noyée attachée à sa voiture au fond de
l’eau, c’est une prise sous-marine avec un mannequin au visage moulé sur celui
de Winters. Mitchum a fait tout un foin, exigeant de Laughton que ce soit elle
qui soit vraiment attachée à la bagnole au fond de la rivière, sinon le film
allait perdre toute sa crédibilité … Ceci explique que des années plus tard,
lors d’une interview où il revenait sur sa carrière, Mitchum tout en faisant
son Mitchum (air goguenard, énormes lunettes fumées, cigare de la taille d’un
tronc d’arbre), ait décrété que Laughton était de loin le meilleur metteur en
scène avec qui il avait travaillé (sympa pour tous les autres, il a tourné avec
le gotha des réalisateurs américains pendant quatre décennies).
Shelley Winters & Robert Mitchum
« La nuit du Chasseur »
se passe dans l’Amérique rurale (un petit bled au bord du fleuve Ohio) post Grande
Dépression. La crise économique, le chômage, la lutte quotidienne juste pour
avoir quelque chose à mettre dans l’assiette, ont profondément transformé les
gens. Ainsi, un père de famille, Ben Harper (parenthèse, c’est le vrai nom du guitariste
baba cool soporifique, donc pas un pseudo en rapport avec le film), devient un
braqueur de banques pour faire bouillir la marmite à la maison où l’attendent sa
femme Willa (Shelley Winters) et ses deux gosses John (la douzaine), et Pearl
(cinq ans). Un jour son braquage tourne mal, il tue deux types, est serré de
près par la police, et a juste le temps de remettre le butin du casse (dix
mille dollars) à ses enfants (surtout John), exigeant d’eux qu’ils le planquent
et ne révèlent la cachette à personne, même pas à leur mère.
Parenthèse (pff, encore, tu
commences à nous gonfler avec tes parenthèses). Le Ben Harper du film, qui n’a
droit qu’à quelques scènes, est joué par un second couteau, Peter Graves, qui accèdera
à la gloire mondiale en devenant des années plus tard, Jim Phelps, le chef des
agents de la cultissime série télé « Mission Impossible ».
Avant d’être pendu, Harper se
retrouve dans le même cachot que le (faux) révérend Harry Powell et manque lui
révéler en parlant dans son sommeil (fabuleuse scène lorsque Harper marmonne
son histoire et que la tête de Powell apparaît à l’envers - il est dans le lit
au-dessus -, avant que Harper se réveille, l’aperçoive, lui colle une magistrale
torgnole, avant de se mettre un mouchoir dans la bouche pour ne plus pouvoir
parler en dormant).
Powell, on l’a déjà vu au tout
début, roulant dans une voiture, ses tatouages LOVE-HATE sur les doigts, en
train de s’adresser au Seigneur, avant de se tétaniser avec un regard d’assassin
à un spectacle de strip-tease. Powell, c’est une extrapolation de tous ces
évangélistes qui dans les années 30 parcouraient le Midwest sinistré par la
crise pour ramener les âmes dans le « bon » chemin (et qui aujourd’hui
sont les farouches partisans de Trump, la loi et l’ordre, et par-dessus tout le
Seigneur qui nous guide tous). Son truc, à Powell, c’est pas de sauver les
brebis égarées, c’est de séduire les veuves qui ont un petit magot, les buter
et partir avec l’argent.
Il va donc arriver chez Willa
Harper. Autre scène fabuleuse, le petit John raconte à sa sœur une histoire de
croquemitaine, c’est la nuit, ils sont dans leur chambre à peine éclairée par
la lumière de la rue, et se dessine sur le mur l’ombre gigantesque du chapeau
que porte Powell (ces ombres démesurés, que l’on verra souvent dans le film, me
semblent être un hommage de Laughton et plus encore de Cortez au cinéma
expressionniste allemand des années 1920-1930, genre « Le cabinet du
Docteur Caligari », « M le Maudit », etc …). Le plan suivant
nous montrera sa silhouette devant la clôture de la maison, dans la lueur
blafarde des réverbères. Ça vous dit rien cette image ? Ce sera
copié-collé par Friedkin dans « L’exorciste » quand Max Von Sydow
arrivera devant la maison de Linda Blair, elle servira d’ailleurs souvent d’affiche
au film, au Blu-ray, Dvds, etc …
L'exorciste ?
Powell va courtiser la fragile
Willa, poser son emprise sur elle (autre scène folle, celle de l’expiation, où
la pauvre veuve avoue ses péchés devant les voisins, au milieu d’un cercle de torches
enflammées, sous le regard impassible du pasteur en arrière-plan), l’épouser
(autre scène énorme, celle de la nuit de noces), avant de la tuer (encore une
scène démente ponctuée d’engueulades homériques où Powell expose sa vision du
monde et des femmes, qui ne pensent qu’à la luxure alors que le Seigneur ne les
a mises sur Terre que pour procréer, ‘tain, on croirait entendre l’agité du
bocage de Villiers). Ne lui reste dès lors plus qu’à faire avouer aux gosses où
est le magot (nous, on le sait, il est dans la poupée de chiffons que ne quitte
pas la petite fille).
La gamine se laisserait embobiner,
son frangin est beaucoup plus méfiant, et les deux s’enfuient en barque sur le
fleuve, chassés par Powell (un autre plan à montrer dans les écoles de cinéma,
les deux gosses réfugiés dans une grange, avec au loin au soleil levant, la
silhouette menaçante de Powell sur son cheval au pas qui se détache sur l’horizon).
C’est à ce moment-là, le moment de la chasse, qu’on passe du thriller haut de
gamme à autre chose. Finies pour un temps les confrontations et les dialogues
chiadés, on suit la barque qui descend le fleuve filmée depuis la rive avec au
premier plan des lapins, des toiles d’araignée, des hiboux, des tortues, des
crapauds. Comme une relaxation alanguie qui remplace la tension. Un procédé qui
sera repris et sublimé par Malick au point de devenir sa trademark (je sais pas
s’il s’est inspiré de Laughton) qui interrompt l’action pour nous montrer des
rochers moussus, un petit ruisseau, des animaux, du vent qui agite des champs
de blé ou des feuilles dans les branches, …
Le final de « La nuit du
Chasseur » n’est pas celui d’un thriller. Ou si peu. Les enfants échouent
(dans tous les sens du terme) chez une vieille dame, Mme Cooper (extraordinaire
Lilian Gish) qui recueille des enfants abandonnés. Et plutôt que l’action
(quasi inexistante), Laughton choisit de nous nous montrer le combat de deux
esprits qui se revendiquent du même Seigneur. Parce que Powell n’a pas inventé
son personnage de pasteur, il se croit réellement investi d’une mission, sauver
le monde de la perdition, même si ça doit passer par quelques meurtres et en
récupérant du fric au passage. Mme Cooper, elle, veut faire le bien de ses
prochains tout en respectant scrupuleusement les Saintes Ecritures. La scène
clé du film (et une des plus extraordinaires qu’il soit donné à voir sur un
écran), c’est ce face-à-face nocturne devant la maison de Mme Cooper où Powell
et elle se livrent un combat qui se veut définitif par chants religieux
interposés, chacun chantant le sien pour couvrir la voix de l’autre.
« La nuit du Chasseur »
est une œuvre unique, inclassable, où se mélangent poésie, mysticisme, polar,
suspense, humour (noir). En fait la vraie direction du film nous est donnée dès
la première scène, où Lilian Gish récite, façon lecture d’une page des Evangiles,
ce qu’est l’histoire que nous allons voir et sa morale. « La nuit du
Chasseur », c’est une fable biblique …
« La nuit du Chasseur »
a été un bide lors de sa sortie, et Laughton (mort en 62) n’aura plus jamais
les moyens (si tant est qu’il en ait eu l’envie) d’en tourner un autre. Chef-d’œuvre
définitif, il est aujourd’hui très justement toujours cité comme un des plus
grands films de tous les temps …
« Amarcord », ça veut
dire quelque chose entre « il était une fois » et « je me
souviens » dans le dialecte de la région de Rimini. Rimini étant comme par
hasard la ville où est né et a grandi Fellini.
Et le Maestro déroule avec
« Amarcord » le dernier volet de ce qu’on a qualifié de trilogie
mémorielle. Après le faux documentaire « Les clowns » (Fellini a
toujours été attiré par le cirque et les bohémiens, voir son insurpassable
« La Strada »), et « Fellini Roma » sur ses années romaines
(où le génial côtoie le foutraque complet), Fellini centre
« Amarcord » sur son adolescence boutonneuse à Rimini.
Fellini et son harem ...
Enfin, à Rimini, façon de
parler. Tout a été tourné aux studios Cinecitta à Rome. L’histoire se déroule
sur une année, du printemps au printemps. Et parler d’histoire est aussi un
non-sens. Comme un peintre, Fellini joue sur les impressions, les couches
superposées. Il l’a dit et répété, bien peu de son film repose sur des faits
réels et avérés, un souvenir fugace amène une scène. Et s’il y a une
chronologie, des personnages récurrents, il n’y a pas d’histoire, au sens
scénaristique du terme.
Le personnage central de
« Amarcord » est Titta (un ersatz de Fellini donc), joué par le jeune
débutant Bruno Zanin. Qui ne fera guère parler de lui par la suite, Fellini recherchant
pour ses personnages des « gueules » plutôt que des stars. Au milieu
de cette brochette d’anonymes, un second rôle qu’il a déjà fait tourner à deux
reprises est attribué à Magali Noël (celle qui a chanté les joies du SM avec
« Fais moi mal Johnny », paroles de Boris Vian). Elle sera la
Gradisca, femme du coiffeur et pin up locale qui affole tous les mâles de la
ville. Et parmi tous les personnages « felliniens » du casting, une
aura son quart d’heure warholien de gloire, Maria Antonietta Beluzzi (la buraliste
à la poitrine démesurée dans laquelle finira par se perdre le jeune Titta).
Repas de famille ...
Il y a dans
« Amarcord » toute la démesure de Fellini qui voisine avec
l’intimisme de la cellule familiale, tendrement caricaturée (le père maçon, le
grand-père pétomane et lubrique, l’oncle silencieux et fourbe, un autre qu’on
sortira de l’asile pour un pique-nique homérique, la mère qui essaie d’arrondir
les angles, la bonne qu’à peu près tous les mâles de la maison essaient de
tripoter, …).
Dans ces polaroids de la fin
des années 30, Fellini nous montre avec tendresse cette sorte d’interzone (on
n’est pas à la campagne, mais pas non plus dans une grande ville), en butte
avec ses traditions (on commence par un feu de joie pour fêter l’arrivée du
printemps, rite païen, mais les curetons veillent et font la loi dans les âmes,
voir la libidineuse séquence de confessions à la chaîne), mais rattrapée par
l’histoire qui s’écrit ailleurs (la montée du fascisme, ses parades grotesques,
mais aussi ses arrestations arbitraires et ses interrogatoires
« musclés »).
Dans cette petite ville de
province, tout ce qui sort de l’ordinaire devient – lapalissade –
extraordinaire. On voit tout le village s’embarquer sur de frêles rafiots pour
attendre au large le passage du Rex (paquebot gigantesque mis en chantier et
symbole de la puissance économique de Benito et ses sbires, Fellini a fait
construire pour cette seule scène une maquette de cent mètres, on est pas loin
de Cameron et « Titanic »), on voit tous les hommes du village suivre
avec des yeux gourmands, forcément gourmands, le dernier arrivage de
« beautés » à destination du bordel de la ville.
Magali Noel, la Gradisca
On sent toute la tendresse de
Fellini pour cette Italie « d’en bas ». Le sourire est bonhomme. Que
ce soit pour décrire la misère sexuelle des collégiens et leurs concours de
branlette, leur fascination pour le derrière moulant et rebondi de la Gradisca
ou l’hypertrophie mammaire de la buraliste. Que ce soit pour les fantasmes de
la Gradisca, férue de cinéma et qui rêve de donner la réplique à Gary Cooper.
Que ce soit le narrateur du film, bourgeois distingué et précieux qui n’est en
fait qu’un mytho affabulateur. Que ce soit les dimensions imposantes du Grand
Hotel, fierté touristique de la ville, et les évènements fantasmatiques qui y
ont eu lieu (la Gradisca y aurait été la maîtresse d’une nuit d’un prince de
passage, le simplet du village y aurait honoré tout le harem d’un sultan, qui
donne lieu à une scène pastiche des ballets aquatiques des Ziegfield Folies).
Les simplets sont montrés avec compassion (la souillonne prostituée, le tonton
aliéné qui monte tout en haut d’un arbre immense et réclame une femme, …).
Par contre, comme Indiana Jones
qui n’aime pas les nazis, on peut pas dire que Fellini porte les fascistes dans
son cœur. Mise en scène grandiose et caricaturale lors d’une parade des leaders
locaux du parti dans un village tout acquis à leur cause avec scènes d’hystérie
à la Beatlemania devant les deux chefs (un nain et un paralytique !) et
leurs affidés qui défilent en trottinant avant qu’une immense composition
florale à l’effigie du Benito se mette à parler. Un grotesque compensé quand un
type joue « L’Internationale » à la clarinette du haut du clocher du
village. Le père de Titta (ancien ouvrier maçon donc « forcément »
communiste aux yeux des fascistes) est arrêté, menacé, et subit un
interrogatoire « musclé » à base de larges rasades d’eau de ricin. Ces
séquences de Fellini sont peut-être ce qui s’est fait de mieux en matière de
dénonciation par la farce des régimes dictatoriaux nationalistes de l’époque.
Zanin et Beluzzi
Collaborateur attitré de longue
date du Maestro, Nino Rotta livre dans « Amarcord » ce que beaucoup (dont
Alexandre Desplat) considèrent comme sa meilleure B.O.
Avec « Amarcord », Fellini,
quelque peu empêtré dans la surenchère symbolique démesurée depuis quelques
années (au hasard « Satyricon ») signe son dernier grand chef-d’œuvre.
Deux films acclamés par la suite lui doivent beaucoup. « Le tambour »
de Volker Schlöndorff (un faux biopic, la frustration sexuelle, un nain comme
dignitaire nazi, …) et peut-être plus encore « Underground » de
Kusturica. Avec ses personnages en vase clos, la musique de Bregovic plus Rotta
tu peux pas, et sa dernière scène (le mariage sur l’île qui dérive du Serbe,
celui de la Gradisca dans un bord de mer triste chez Fellini).
S’il fallait n’en retenir qu’une
poignée de Fellini, « Amarcord » en fait partie (allez comme je suis
de bonne humeur je vous fais mon Top 5 du Federico, les quatre sont dans le
désordre « La Strada », « Les nuits de Cabiria », « Huit
et demi », « La dolce vita », et « Juliette des esprits ».
Oh, ducon, ça fait six… Ben oui, en plus d’être de bonne humeur, je suis
généreux …
20 avril 1999 à Columbine, petite ville (25 000
habitants) du Colorado. Deux lycéens de 18 ans se rendent lourdement lestés
d’armes de guerre et d’explosifs dans leur école et tirent sur tout ce qui
bouge. Bilan : treize morts, vingt et un blessés.
18 mai 2003. « Elephant » de Gus Van Sant,
« inspiré » par la tuerie est projeté au Festival de Cannes. Quelques
jours plus tard, il y recevra la Palme d’Or et le prix de la mise en scène.
Gus Van Sant Cannes 2003
Quelques mois plus tôt, un film documentaire de
Michael Moore, « Bowling for Columbine », utilisait la tuerie pour un
plaidoyer contre la libre circulation des armes aux USA.
Autant dire que ce massacre a bouleversé (un temps,
ce genre de carnage est récurrent aux States, c’est sûr ce coup-ci on va
s’attaquer au problème des ventes d’armes, vous allez voir ce que vous allez
voir, et puis on passe à autre chose) la société, pour que le monde du cinéma
s’en empare si vite et à deux reprises.
« Elephant » est le dixième film de Van
Sant, qui a accumulé succès critiques et commerciaux (« Drugstore
cowboy », « My own private Idaho », « Will Hunting »,
« Psycho » entre autres, je cite ceux-là parce que je les aime bien),
et inaugure un dyptique avec son successeur « Last days ». A savoir
que ces deux films sont très fortement inspirés par des faits réels (le suicide
de Kurt Cobain pour « Last days »), mais ne sont en aucun cas des
reconstitutions des faits évoqués, la licence poétique, ce genre de choses,
s’est justifié Van Sant, enfin certainement pour éviter procès et procédures.
« Elephant », d’abord pourquoi ce
titre ? En référence à un film anglais homonyme d’Alan Clarke (c’est là
que se pointe le fan de Bowie, Alan Clarke ayant réalisé pour la télé au début
des 80’s une adaptation de « Baal » de Bertold Bretch avec l’ex Ziggy
dans le rôle-titre, parce que le reste de ses travaux à l’Alan Clarke, ça me
dit strictement rien). Lequel film montre une série de meurtres sans motifs, et
son titre fait référence à l’expression « elephant in the room »,
littéralement, tout le monde identifie le problème bien visible, mais personne
ne cherche de solution.
Bon, c’est quoi l’éléphant dans la pièce chez Van
Sant ? Ce qu’aujourd’hui on appelle harcèlement scolaire (le plus
déterminé, le « cerveau » du carnage est brimé et rejeté par les
autres lycéens). Le libre accès aux armes, y compris de guerre. On commande sur
internet, on est livré à domicile, et c’est le jour où les deux reçoivent leur
dernier fusil d’assaut maousse qu’ils passent à l’action. Malin, Van Sant ne se
contente pas des faits établis qui ont généré le massacre de Columbine. On a
des allusions au jeux vidéo de FPS (en gros, on flingue tout ce qui bouge,
en « étant » le personnage qui tire), Van Sant avait voulu
utiliser une franchise bien connue (« Doom ») qui a mis son veto. Un
truc basique en noir et blanc vite créé par un informaticien de passage est
montré dans le film, un des deux tueurs y joue (sans conviction, il balance
assez vite son ordi portable). On a aussi en attendant le camion de livraison
qui amène le dernier flingue, un reportage, un documentaire historique sur la
montée du nazisme qui passe à la télé, mais les deux ados ne le regardent pas
vraiment, un des deux sait même pas à quoi ressemble Hitler. On a aussi la
notion de rite sacrificiel, les deux se promettent de ne pas en réchapper, et
toutes leurs frustrations d’ados rejetés se traduisent par un baiser échangé
sous la douche avant de s’équiper de treillis et de trimbaler leur arsenal dans
des sacs. Van Sant évoque de possibles et plausibles mobiles du passage à l’acte,
il n’en définit aucun comme crucial. D’ailleurs, pour brouiller les pistes, les
deux tueurs semblent (sans que cela soit explicité) deux fils de bonne famille,
le « leader » Alex vit (avec ses parents ?) dans une maison
cossue aux grands espaces, et joue bien du piano (en l’occurrence des sonates
de Beethoven qui servent de B.O. au film).
La présentation des deux tueurs (les derniers
moments avant la commission de l’acte) est située vers la fin du film, et
apparaît comme la litanie des causes pouvant générer un massacre de masse. Van
Sant n’analyse pas, il livre des éléments.
« Elephant » ne se résume pas aux derniers
préparatifs du duo d’assassins et au carnage dans le lycée, le film nous fait
vivre quelques moments de différents lycéens victimes – ou pas – du gunfight.
Avec un procédé original, la caméra suit souvent les protagonistes (donc filmés
de dos) dans l’enfilade de couloirs du lycée et nous les présente (juste leurs
prénoms) par un intertitre. Et comme certains des élèves se croisent, échangent
quelques mots, on a droit à la même scène filmée sous deux angles différents
(parfois trois même, on a le blond peroxydé et le photographe qui discutent
quelques secondes pendant que passe en courant la moche complexée) et en
faisant la plupart du temps abstraction de toute chronologie). Le contraste est
saisissant entre la banalité du train-train quotidien de lycéens (les trois
jeunettes amatrices de ragots, qui touchent à peine à leur plateau-repas par
peur de grossir avant d’aller se faire vomir dans les chiottes, ce qui se
révèlera être une bien mauvaise idée).
« Elephant », c’est aussi un casting de
jeunes amateurs (de Portland, ville fétiche de Van Sant dans laquelle il a
longtemps vécu et où ont été tournés nombre de ses films) dont bien peu ont
continué leur carrière devant la caméra. Le seul qui a vraiment fait « carrière »
(dans des rôles mineurs et souvent dans des films de seconde zone) est John Robinson
(celui qui joue John, le blond peroxydé à tee-shirt jaune imprimé d’un taureau),
Alex Frost (celui qui joue Alex, quasiment tous les acteurs ont gardé leurs
vrais prénoms) s’étant contenté de quelques rares apparitions dans des séries B).
A noter qu’une des personnes les plus impliquées dans
le projet « Elephant » est Diane Keaton, l’ex et principale égérie de
Woody Allen, qui a mis des billets pour la production du film. Lequel est un
peu à part dans la filmo de Van Sant, sorte de film « politique », « engagé »,
deux genres auxquels il ne s’est guère frotté, mis à part avec le biopic « Harvey
Milk » sur l’activiste homosexuel candidat à la mairie de San Francisco.
A noter que malgré la répétition des scènes (même si
elles sont filmées avec des angles différents), « Elephant » ne dure
même pas une heure vingt. Comme quoi on peut être concis et dire (ou sous-entendre)
beaucoup de choses.
Film crucial de Van Sant, à ranger à côté de son
autre coup de poing en images « Drugstore cowboy » …
Le Dvd que j’ai fait partie
d’une collection Warner « L’âge d’or du cinéma américain – Les grands
classiques du film noir ». J’ai aucune idée des autres titres (vu le
lettrage sur la tranche et le numéro de celui-ci – 12 – il doit y en avoir une
quinzaine sous cet intitulé) mais en ce qui concerne « Quand la ville
dort » je valide tout à fait le titre ronflant de la série. C’est un film
à voir et revoir, on ne s’en lasse pas.
A priori, rien de
révolutionnaire dans « Quand la ville dort ». L’histoire d’un casse
qui tourne mal. Et au cœur de l’histoire, une poignée de petits malfrats dans
une petit bled du Midwest jamais nommé pendant la prohibition (Angelica Huston,
dans une courte présentation du film de son père, situe l’action en 1929).
John Huston & Marilyn Monroe
A la réalisation, John Huston
donc. Pas vraiment un débutant, et pas un manchot derrière une caméra, en plus
d’être scénariste, producteur, et de se lancer à partir des années 50 dans une
carrière d’acteur. Quand il s’attelle à « Quand la ville dort »
(« The asphalt jungle » en V.O., pour une fois un titre qui claque,
que ce soit en français ou en anglais), il a remporté deux ans plus tôt une
statuette pour un film monumental, « Le trésor de la Sierra Madre »,
et il avait commencé sa carrière de réalisateur avec « Le faucon
maltais », classique de chez classique, malgré une intrigue aussi claire
que celle de « Mulholland Drive » du regretté David Lynch.
« Quand la ville dort » est tiré
d’une nouvelle de l’écrivain W.R. Burnett et grave dans le marbre les codes du
film noir, comme « Little Caesar » du même Burnett avait
« inventé » par son adaptation au cinéma le film de gangsters.
« Quand la ville dort », c’est l’histoire d’une bande de petites
frappes, avec cinquante nuances de loose. Tout se passe la nuit, sauf la scène
finale. Le pitch est simple, un prétendu as du braquage « Doc »
Riedenschneider (un immigré allemand ou autrichien, voir ou plutôt écouter son
accent teuton en VO) sort de cabane et tente illico de monter « le
coup » de sa vie (le braquage d’une bijouterie) grâce à des infos
recueillies auprès d’un autre taulard. Il se rend chez Cobby, le gérant d’un
tripot clandestin spécialisé dans les paris sur les canassons pour lui
expliquer ses besoins en logistique et en personnel. Une fine équipe locale est
recrutée (un chauffeur barman et bossu, une brute locale qui fera le ménage si
besoin, un as du perçage de coffres), et l’avocat Emmerich (Louis Calhern),
patron de fait du tripot, s’occupera du recel et de la vente du butin. Entre
« imprévus » pendant le casse (une alarme qui se déclenche dans un
immeuble voisin et va faire se rappliquer tous les flics du bled, et un vigile
qui anticipe l’heure de sa ronde) et l’avocat véreux, forcément véreux, qui va
essayer de doubler tout le monde, l’aventure se terminera mal et le plus
souvent très mal pour tous les protagonistes de l’affaire. Des films avec ce
genre de scénario, il doit en sortir trois douzaines par mois, aussitôt vus,
aussitôt oubliés. Sauf qu’avec « Quand la ville dort », on a une
œuvre majeure.
Jaffe, Hagen & Hayden
Dans le film noir, y’a toujours
une ou des nanas qui entraînent les héros vers leur perte. Ici, il y en a deux.
La première c’est la cocotte entretenue par Emmerich, jouée par la quasi
débutante devant les caméras, une certaine Marilyn Monroe (Angela). Ecervelée pas
méchante pour deux sous, mais d’une frivolité emplie de rêves qui coûtent cher
(un voyage sentimental à Cuba, en ces temps-là villégiature de vacances des
riches américains), elle provoquera l’irréparable chez Emmerich. Monroe n’est
présente que pour deux scènes, la première vêtue d’un ensemble écossais informe
à gros carreaux mais qui laisse apercevoir quand elle fait demi-tour une
silhouette callipyge promise à un bel avenir. Dans la seconde scène elle
minaude en longue robe bustier et laisse apercevoir son nucléaire potentiel
érotique. L’autre femme « tragique », c’est une jeunette qui se
trémousse sur du jazz endiablé craché par un juke-box, tout Playtex en avant
devant le Doc qui ne peut s’arracher à ce spectacle, a même remis une pièce
dans la machine, et les trois minutes que durent le titre lui seront fatales. Dans
le casting, il y a aussi deux autres femmes. May, l’épouse d’Emmerich (malade ?
infirme ?) toujours alitée, qui malgré son état de dépendance physique,
garde une emprise sur son mari, démontrant que derrière le vieux beau
affairiste et malhonnête, il n’y a qu’une lopette sans caractère. Doll (Jean Hagen),
qui semble davantage tirer ses revenus de son corps que d’un travail « honnête »,
en pince pour Dix (grandiose Sterling Hayden), voit bien qu’il file un mauvais
coton, et fera tout pour l’aider à s’en sortir.
Calhern & Monroe
Ce sont les hommes (ceux qui n’agissent
que la nuit, quand la ville dort) et leurs interactions qui sont le cœur de l’intrigue.
Huston prend du temps (indispensable, pour nous préparer à la tragédie
inéluctable qui les guide) pour nous les présenter. Un peu comme dans « Seven »,
il nous les décrit avec en filigrane leurs péchés capitaux. Le Doc (Sam Jaffe, grand
pote à Huston), c’est le besoin de luxure. Il suffit de le voir feuilleter d’un
œil gourmand, un calendrier de pinups, pour comprendre que ce besoin de chair
jeune et fraîche va être un sacré grain de sable dans sa trajectoire. Dix, c’est
le jeu. Il est redevable à Cobby (et donc Emmerich) d’un gros paquet de dollars
parce qu’il est fou de courses hippiques sur lesquelles il joue gros. Il
avouera à Doll que son rêve c’est de revenir plein aux as au pays (le Kentucky)
pour racheter la ferme de son paternel éleveur de chevaux. Un rêve qu’il
exaucera très fugacement (magnifique dernière scène, pour une fois en plein
jour, qui le verra s’effondrer au milieu de chevaux dans un enclos). Emmerich,
lui, est cupide. Il a installé Angela comme une princesse, a toujours besoin de
grosses sommes pour l’entretenir, se retrouve en faillite quand tout le monde
le croit très riche, et en vient donc à essayer de doubler les braqueurs qu’il « sponsorise ».
Cobby, c’est la lâcheté qui le perdra. Quand Dix lui demande un délai pour rembourser,
il s’écrase, et quand un flic, pourtant véreux et corrompu jusqu’à la moelle
lui file une paire de baffes, il se met à chialer comme un gosse et balance les
braqueurs. Effet domino, tomberont avec lui le chauffeur (un barman solitaire qui
préfère la compagnie des chats à celle des hommes), le perceur de coffres (rangé
des voitures, mais qui fait ce dernier coup pour pouvoir soigner son gosse
malade), Emmerich, Dix, le Doc, le flic ripou …
Ripoux contre ripoux ?
La présentation des personnages
pourrait paraître longue (le braquage intervient peu ou prou au milieu du film)
mais est essentielle pour comprendre la mécanique infernale guidée par leurs
pulsions qui va s’enclencher et les perdre. Chef-d’œuvre de mise en scène d’entrée,
la présentation de Dix. La pénombre, de grandes avenues miséreuses et désertes,
une voiture de police qui patrouille, et Dix qui se cache dans des encoignures
obscures, derrière des piliers pour ne pas se faire repérer. Sans la moindre
parole prononcée, on voit tout de suite à qui l’on va voir affaire. Cette nuit,
c’est le décor intangible du film. C’est le biotope des malfrats, alors que le
jour appartient aux honnêtes gens.
D’une certaine façon, « Quand
la ville dort » est un film moral. Les mal intentionnés finissent mal, la
loi et l’ordre peuvent triompher (voir le chef de la police qui plastronne
devant une meute de journalistes). « Quand la ville dort », j’en ai
causé au-dessus, est un film psychologique, qui dissèque ces mécaniques de l’âme
compliquées qui font dérailler les entreprises méticuleusement élaborées. Mais c’est
aussi (surtout) un vrai polar tragique, avec ses scènes pleines de suspens (les
braqueurs vont-ils s’en sortir quand les sirènes des alarmes mugissent ? comment
va se terminer le face-à-face à quatre entre Emmerich, son homme de main d’un
côté, Dix et le Doc de l’autre, et un sac plein de bijoux entre eux ? Doll
réussira t-elle à sauver Dix ? le Doc échappera t-il aux flics et atteindra-t-il
Cleveland ? …)
Parce que
« Born to run » ça peut servir de résumé en trois mots du film. Et aussi
parce que la masterpiece du Boss est la chanson qui manque dans la B.O.,
notamment quand Forrest Gump fait son marathon across the U.S.A. Question,
Springsteen serait-il plus dur en affaires pour les autorisations sur ses
titres que les rescapés et ayant-droit des Doors, qu’on entend trois fois dans
« Forrest Gump », parmi les 45 titres de la B.O. ?
Zemeckis & Hanks
Tout ça pour
dire que « Forrest Gump » est aussi un film qui s’écoute, même si les
extraits musicaux sont souvent réduits à quelques secondes, et en sourdine au
fin fond du mix sonore. Je vais vous dire, le tracklisting de la B.O. aurait pu
être celui d’un film signé Scorsese. A une exception (majeure) près : dans
« Forrest Gump » rien que des titres américains des fifties au tout
début des eighties, qui illustrent chronologiquement l’histoire (à quelques
pains temporels près, par exemple quand Forrest arrive en 67 au Vietnam, on
entend « Fortunate son » de Creedence, sorti deux ans plus tard).
C’est là tout l’a priori étrange de ce film, comment a-t-il pu être un immense
succès mondial alors que plus américain tu peux pas, l’histoire d’un simplet de
l’Alabama qui par hasard se trouve dans des situations, des endroits, en face
de personnages qui ont fait l’Histoire, Histoire qu’il influence, en initiant
Elvis à sa danse pelvienne désarticulée, en soufflant les paroles de
« Imagine » à John Lennon, en téléphonant à la police pour signaler
un cambriolage au Watergate Hotel, sans parler de
ses « rencontres » avec JFK, Lyndon Johnson, Nixon ?
« Forrest
Gump » vient d’un roman « récréatif » du même nom d’un
historien, scénarisé par Eric Roth dont ce sera la première adaptation
plébiscitée (il bossera par la suite pour des « grosses machines »
réalisées par Michael Mann, Spielberg, Fincher, Villeneuve, …). Pour
« Forrest Gump », seront portés aux nues les noms de Robert Zemeckis
et Tom Hanks. Les deux ne sont pas des débutants, le premier vient de réaliser «
… Roger Rabbit » et les deux premiers volets de « Retour vers le
futur ». Hanks a déjà beaucoup tourné, et bien souvent n’importe quoi
(avec même un Oscar pour le navrant « Big »), avant de vraiment
capter l’attention avec ses deux derniers films, « Nuits blanches à
Seattle » et « Philadelphia ». Pour Zemeckis et Hanks (premier
choix de la production), « Forrest Gump » amènera la consécration
définitive.
Hanks & Wright
Hanks est
parfait dans le rôle du simplet parfois génial, comme une version exubérante de
Hoffman dans « Rain Man », avec sa vision rousseauiste (l’homme est
naturellement bon, c’est la société qui le pervertit). Je suis généralement pas
très fan de son jeu sans aspérités et des personnages qu’il a tendance à
ramollir, affadir pour qu’ils suscitent de la pitié larmoyante, mais force est
de reconnaître que dans « Forrest Gump » toutes les récompenses et
nominations prestigieuses qu’il obtiendra sont bien méritées.
Et le reste
de la distribution se hisse à son niveau de Sally Field (la mère), à Robin
Wright (l’amour de sa vie) en passant par Gary Sinise (son supérieur au
Vietnam) ou l’extraordinaire Mykelti Williamson (Bubba, son
« jumeau » noir).
Tout ceci ne
serait pas aussi fort sans la Zemeckis touch. Il a du pognon pour tourner, et
va l’utiliser. Pas pour les extérieurs, une grosse partie du film a été tourné
dans un tout petit périmètre (à Savannah en Géorgie, et le Vietnam dans une
zone marécageuse de Caroline du Sud toute proche). Mais surtout Zemeckis va
utiliser toutes les techniques numériques de pointe. Beaucoup de scènes se
feront devant un rideau vert, notamment quand intervient Sinise amputé de ses
deux guiboles, les ordinateurs tourneront plein pot pour les effets de
mouthmorphing (faire bouger les lèvres en fonction des dialogues
« revisités » des Kennedy, Johnson, Lennon et autres), pour rajouter
des balles de ping-pong (non, Hanks n’est pas devenu un des frères Lebrun, il
ne fait qu’agiter la raquette dans le vide). Les effets spéciaux dernier cri
ont simulé des balles traçantes, des lâchages de napalm, des foules dans les
stades ou au mémorial Lincoln … Deux anecdotes. Tout n’est pas retouché,
certaines scènes historiques ont été recréées avec des figurants (il n’y avait
pas de films à bricoler, juste des photos qui témoignaient de l’événement). Une
scène très longue à tourner fut la partie de ping-pong en Chine. L’adversaire
de Hanks était un Sud Coréen parmi les tout meilleurs mondiaux. Comme il n’y
avait pas de balle, les deux devaient mimer la partie. Hanks y arrivait sans
problème, mais le pro n’arrivait pas à se synchroniser avec une balle imaginaire,
c’est à cause de lui que d’innombrables prises ont dû être faites …
Zemeckis a réussi à virer Yoko Ono ...
Visuellement,
« Forrest Gump » est à la pointe de la technologie. Mais c’est surtout un
film finement drôle. Zemeckis se tient loin des gags cartoonesques de « …
Roger Rabbit » ou de ceux plutôt lourdauds de « Retour vers le
futur ». Mentions particulières au personnage de Bubba, sa lèvre pendante
et son obsession pour la pêche aux crevettes et la façon de les cuisiner, et à
la scène devenue culte où Robin Wright chante seulement « vêtue »
d’une guitare acoustique « Blowin’ in the wind » dans un bouge à strip-tease.
Les allusions sont parfois pointues, quand Hanks pousse Sinise dans son
fauteuil roulant au milieu des taxis dans une rue enneigée de New York, c’est
un hommage-pastiche d’une scène de « Macadam cowboy » similaire avec
Dustin Hoffman et John Voight, et on y entend la même chanson
(« Everybody’s talkin’ » de Harry Nilsson) que dans le film de
Schlesinger.
Pour moi,
c’est le final de « Forrest Gump » (en gros les vingt dernières minutes)
qui est le moins réussi. Le ton change, on n’est plus dans l’ironie, on touche
à des sujets graves (le Sida), et on dérive vers le pathos larmoyant, en
rupture assez (trop ?) franche avec les deux heures précédentes. Tellement
flagrant que c’est évidemment voulu, mais que les ficelles émotionnelles sont
bien grosses. Ces dernières bobines permettent d’apercevoir dans le rôle du
fils de Forrest Gump le tout jeune Haley Joel Osment, futur premier rôle des
blockbuster « Sixième sens » et « A.I. Intelligence
Artificielle » (avant qu’il aille tourner des nanars passés sous les
radars, mais c’est une autre histoire).
Sinise, Williamson & Hanks
La plus
grosse surprise étant que « Forrest Gump » reste un film accessible
(à condition d’avoir un QI supérieur à 75) alors qu’a priori cette visite
loufoque dans l’histoire politique et sociale des sixties et seventies
américaines pourrait sembler assez hermétique. Mais tout passe, surtout si l’on
fait attention aux monologues intérieurs de Gump, bien souvent aussi drôles que
les scènes qui l’encadrent …
Ce qui fait que
« Forrest Gump » me semble faire partie des rares films qui se bonifient à
chaque nouveau visionnage …
Anecdote :
« Forrest Gump » a été un succès mondial, a gagné plein d’Oscars, et forcément,
bien des gens ont attendu une suite (ils avaient pas compris que l’histoire
était terminée). Les rumeurs sur cette suite se sont soudainement amplifiées il
y a quelques mois quand on a appris que Zemeckis tournait un film avec dans les
deux rôles principaux Tom Hanks et Robin Wright. Raté, « Here » n’est
évidemment pas la suite de « Forrest Gump » …
Peut-être (certainement ?)
parce qu’y tourner des films était plus compliqué qu’ailleurs, l’URSS a
engendré deux réalisateurs hors normes, Tarkovski et Paradjanov. Tarkovski est
parti d’une certaine forme de classicisme (« L’enfance d’Ivan ») pour
atteindre son apogée avec « Solaris » et « Stalker » où
s’enchevêtrent réel et irréel, métaphysique et mysticisme. Des films
compliqués, ardus mais qu’on peut « suivre ». Tarkovski bouscule les
thématiques habituelles, mais respecte les « codes » techniques du
cinéma.
Sergueï Paradjanov
Paradjanov, c’est à ma
connaissance un cas unique. Au moins pour ses deux films les plus connus,
chronologiquement « Les chevaux de feu » et « Sayat Nova »
(« La couleur de la grenade » en français). Ces deux films, il faut
les voir une fois dans sa vie, et on est sûr de ne jamais les oublier. Rien ne
ressemble de près ou de loin au cinéma de Paradjanov.
Vous croyez avoir tout vu sur
un écran résultant du maniage savant de caméra, ben oubliez. Oubliez Gance,
Welles, Kubrick, le tout numérique de Cameron, et tous leurs semblables …
Première scène des « Chevaux de feu ». Un enfant avance dans la
neige. Cut. Dans une forêt de pins gigantesques, un bûcheron est en train
d’abattre un arbre à la hache. Cut. Le gosse s’approche, il apporte un
casse-croûte au bûcheron. Cut. L’énorme pin vacille et s’abat. Cut. L’enfant
lève la tête et voit qu’il est sur la trajectoire de la chute. Cut. Le bûcheron
(son frère ? son oncle ?) se précipite et projette l’enfant sur le
côté. Cut. C’est lui qui se fait écraser par le pin. Cut. Cet enchaînement de
séquences a duré, quoi, trente secondes. Vous vous dites, mais Lester,
qu’est-ce que tu racontes, on a vu ça des centaines de fois. Ben non. Parce que
quand l’arbre tombe, la caméra est en haut du branchage, y’a une image
vertigineuse de la chute du pin. Et comme on est au milieu des sixties, c’est
pas du numérique avec un écran vert sur le fond. Je préfère pas savoir dans
quel état ils ont retrouvé la caméra … Et pendant l’heure et demie qui suit, on
va avoir sur l’écran des trucs totalement fous.
Et pas parce que le type qui
tient la caméra (en l’occurrence le chef-opérateur Youri Illienko) serait un
épileptique qui filmerait comme s’il était dans un wagon sur un manège de
montagnes russes. D’ailleurs les montagnes du film, elles sont pas russes, mais
ukrainiennes. Ce qui, même à l’époque, signifiait pas mal de choses. Brejnev
(pourtant natif d’Ukraine) et ses potes du Parti à chapka ont pas aimé le film,
mais alors pas du tout. Pour plusieurs raisons, parce qu’il est tourné en
ukrainien et pas en russe. Parce que la religion, le mysticisme, et à la fin la
« sorcellerie » paganique y tiennent une immense place. Et parce que
rien, même pas en filigrane, n’y exalte les glorieuses vertus du socialisme.
Paradjanov le paiera cher, il fréquentera pas mal les prisons soviétiques, et
quand il en sortira, ce sera généralement pour tourner un film qui le lui
renverra direct, en prison, sans passer par la case départ et sans toucher
vingt mille roubles …
« Les chevaux de
feu » se passe dans les Carpathes ukrainiennes, on sait pas quand, en tout
cas avant l’apparition des engins à moteur. Les Carpathes de Paradjanov, c’est
pas celles de Dracula ou de la Hammer. Ce sont les Carpathes des immensités
montagneuses perdues, où vivent des communautés villageoises hors du temps,
dominées par des rituels religieux ou mystiques (une bonne moitié du film se
passe lors d’enterrements, de mariages, de fêtes votives, …).
Unis pour la vie ?
Le gosse qui a failli se faire
écrabouiller par le sapin, il s’appelle Ivan(ko). Lors de l’enterrement de son
sauveur, il quitte la procession pour aller jouer avec une gamine, Maritchka.
Sauf que leurs familles respectives se détestent depuis des générations. Et
l’enterrement vire encore plus au drame quand le père de Maritchka tue le père
d’Ivan à coups de hache (avec, paraît-il pour la première fois à l’écran, le
sang qui ruisselle sur l’objectif de la caméra). Ce qui n’empêchera pas les enfants
devenus ados, en se planquant de leurs familles, de jouer ensemble, puis de
flirter, et de se promettre de se marier. Mais voilà, Ivan est pauvre, et avant
d’épouser Maritchka, il doit aller gagner sa vie chez un berger. Le jour prévu
de son retour, Maritchka part à sa rencontre, et en voulant sauver un agneau,
glisse d’une falaise et se noie dans un torrent. On n’en est pas à la moitié du
film.
Et on en a pris plein les yeux.
Parce qu’il y a dans « Les chevaux de feu » un énorme travail sur
l’image et les couleurs, notamment grâce aux tenues traditionnelles des paysans
lors des fêtes et cérémonies, aux couleurs vives, dominées par le rouge. Et
puis le montage qui va alterner gros plans sur les visages, dont les expressions en disent plus que de longs discours, et cadrages millimétrés sur des paysages
immenses, dans lesquels l’homme apparaît minuscule.
En fait, dès la mort de la
bien-aimée, on s’aperçoit que les couleurs vives qui tendaient même vers la
saturation, vont tout à coup disparaître. Quelques scènes au milieu du film
sont tournées en noir et blanc à gros grain, avec des contrastes très atténués,
tout semble gris … comme l’état d’esprit d’un Ivan inconsolable. Et quand les
couleurs reviennent sur l’écran, c’est parce qu’Ivan vient de rencontrer une
autre fille, Palagna. Mais les couleurs ne sont pas aussi vives qu’au début, le
souvenir de Maritchka est encore et toujours présent, il pense à elle, la voit
dans l’encadrement d’une fenêtre … La aussi, j’ai pas le souvenir d’avoir vu un
film où le traitement des couleurs est raccord avec l’état d’esprit du
personnage …Même s’ils finissent par se
marier, on sent pas Ivan très concerné par la vie matrimoniale. Palagna
aura beau l’aguicher, Ivan est « ailleurs ». Mêmedes rites païens entrepris par Palagna (dont
des déambulations nocturnes dénudées suivies de prières et d’incantations) n’y
changeront rien.
Pire, comme elle est jeune et
belle, elle va attirer l’attention d’une sorte de sorcier du village et tomber
dans ses bras. Dès lors, la tension va monter entre le mari et le mage de
pacotille, pour culminer lors d’une explication finale dans une auberge. Evidemment
à coups de hache, puisqu’on en région forestière. Bon, je spoile (quoiqu’ayant évoqué
Tristan et Iseut au début, pas besoin d’être grand devin pour savoir qui va ramasser un
coup de hache). Une fois Ivan mortellement blessé, le rouge orangé envahit l’écran
(comme le sang qui ruisselle sur le visage et devant les yeux), jusqu’à la
saturation complète de l’image. Quand les couleurs redeviennent vives, c’est
pour assister aux préparatifs de l’enterrement d’Ivan …
On est avec « Les chevaux
de feu » beaucoup plus dans l’allégorique et le symbolique (quand le
sorcier besogne la femme d’Ivan, un grand arbre isolé explose et se consume, quand Ivan pense à Maritchka, une étoile se met à beaucoup briller dans le ciel) que
dans le réalisme pur. Le film est un poème en images (très peu de dialogues,
beaucoup de musiques traditionnelles, le film s’inspire des us et coutumes d’une
petite communauté ethnique). Paradjanov jongle avec les contre-jours, multiplie
les contre-plongées (y compris dans l’eau), au milieu de mouvements de caméra
insensés (la procession filmée à travers les taillis par une caméra – ou un
cameraman – tournant à toute vitesse autour d’un axe, c’est du psychédélisme en
accéléré …), de décors naturels noyés par un brouillard très impressionniste. Quelques
plans à la Terrence Malick où des lichens sur des rochers ou des écorces d’arbres
sont filmés en très gros plans, font aussi
des « Chevaux de feu » une ode à la nature d’autant qu’il est
décomposé en douze séquences précisées par de gros intertitres, censées évoquer
la succession des douze mois (l’histoire elle se déroule sur plusieurs années).
Le film se conclut par un énigmatique plan fixe sur huit enfants qui regardent
chacun à un carreau de fenêtre …
J’en ai dit beaucoup, mais je répondrai
pas à la question ultime : pourquoi « Les chevaux de feu » ?
Un dernier conseil : j’ai écrit
plus haut qu’il faut absolument voir ce film et « Sayat Nova ». Ne
commencez pas par « Sayat Nova », au moins aussi beau, mais totalement
déroutant, « Les chevaux de feu » sont la porte d’entrée prioritaire et
la plus « simple » à l’œuvre toute particulière de Paradjanov …