Tristan et Iseut revisited ...
Peut-être (certainement ?) parce qu’y tourner des films était plus compliqué qu’ailleurs, l’URSS a engendré deux réalisateurs hors normes, Tarkovski et Paradjanov. Tarkovski est parti d’une certaine forme de classicisme (« L’enfance d’Ivan ») pour atteindre son apogée avec « Solaris » et « Stalker » où s’enchevêtrent réel et irréel, métaphysique et mysticisme. Des films compliqués, ardus mais qu’on peut « suivre ». Tarkovski bouscule les thématiques habituelles, mais respecte les « codes » techniques du cinéma.
Sergueï Paradjanov |
Paradjanov, c’est à ma
connaissance un cas unique. Au moins pour ses deux films les plus connus,
chronologiquement « Les chevaux de feu » et « Sayat Nova »
(« La couleur de la grenade » en français). Ces deux films, il faut
les voir une fois dans sa vie, et on est sûr de ne jamais les oublier. Rien ne
ressemble de près ou de loin au cinéma de Paradjanov.
Vous croyez avoir tout vu sur un écran résultant du maniage savant de caméra, ben oubliez. Oubliez Gance, Welles, Kubrick, le tout numérique de Cameron, et tous leurs semblables … Première scène des « Chevaux de feu ». Un enfant avance dans la neige. Cut. Dans une forêt de pins gigantesques, un bûcheron est en train d’abattre un arbre à la hache. Cut. Le gosse s’approche, il apporte un casse-croûte au bûcheron. Cut. L’énorme pin vacille et s’abat. Cut. L’enfant lève la tête et voit qu’il est sur la trajectoire de la chute. Cut. Le bûcheron (son frère ? son oncle ?) se précipite et projette l’enfant sur le côté. Cut. C’est lui qui se fait écraser par le pin. Cut. Cet enchaînement de séquences a duré, quoi, trente secondes. Vous vous dites, mais Lester, qu’est-ce que tu racontes, on a vu ça des centaines de fois. Ben non. Parce que quand l’arbre tombe, la caméra est en haut du branchage, y’a une image vertigineuse de la chute du pin. Et comme on est au milieu des sixties, c’est pas du numérique avec un écran vert sur le fond. Je préfère pas savoir dans quel état ils ont retrouvé la caméra … Et pendant l’heure et demie qui suit, on va avoir sur l’écran des trucs totalement fous.
Et pas parce que le type qui
tient la caméra (en l’occurrence le chef-opérateur Youri Illienko) serait un
épileptique qui filmerait comme s’il était dans un wagon sur un manège de
montagnes russes. D’ailleurs les montagnes du film, elles sont pas russes, mais
ukrainiennes. Ce qui, même à l’époque, signifiait pas mal de choses. Brejnev
(pourtant natif d’Ukraine) et ses potes du Parti à chapka ont pas aimé le film,
mais alors pas du tout. Pour plusieurs raisons, parce qu’il est tourné en
ukrainien et pas en russe. Parce que la religion, le mysticisme, et à la fin la
« sorcellerie » paganique y tiennent une immense place. Et parce que
rien, même pas en filigrane, n’y exalte les glorieuses vertus du socialisme.
Paradjanov le paiera cher, il fréquentera pas mal les prisons soviétiques, et
quand il en sortira, ce sera généralement pour tourner un film qui le lui
renverra direct, en prison, sans passer par la case départ et sans toucher
vingt mille roubles …
« Les chevaux de feu » se passe dans les Carpathes ukrainiennes, on sait pas quand, en tout cas avant l’apparition des engins à moteur. Les Carpathes de Paradjanov, c’est pas celles de Dracula ou de la Hammer. Ce sont les Carpathes des immensités montagneuses perdues, où vivent des communautés villageoises hors du temps, dominées par des rituels religieux ou mystiques (une bonne moitié du film se passe lors d’enterrements, de mariages, de fêtes votives, …).
Unis pour la vie ? |
Le gosse qui a failli se faire
écrabouiller par le sapin, il s’appelle Ivan(ko). Lors de l’enterrement de son
sauveur, il quitte la procession pour aller jouer avec une gamine, Maritchka.
Sauf que leurs familles respectives se détestent depuis des générations. Et
l’enterrement vire encore plus au drame quand le père de Maritchka tue le père
d’Ivan à coups de hache (avec, paraît-il pour la première fois à l’écran, le
sang qui ruisselle sur l’objectif de la caméra). Ce qui n’empêchera pas les enfants
devenus ados, en se planquant de leurs familles, de jouer ensemble, puis de
flirter, et de se promettre de se marier. Mais voilà, Ivan est pauvre, et avant
d’épouser Maritchka, il doit aller gagner sa vie chez un berger. Le jour prévu
de son retour, Maritchka part à sa rencontre, et en voulant sauver un agneau,
glisse d’une falaise et se noie dans un torrent. On n’en est pas à la moitié du
film.
Et on en a pris plein les yeux.
Parce qu’il y a dans « Les chevaux de feu » un énorme travail sur
l’image et les couleurs, notamment grâce aux tenues traditionnelles des paysans
lors des fêtes et cérémonies, aux couleurs vives, dominées par le rouge. Et
puis le montage qui va alterner gros plans sur les visages, dont les expressions en disent plus que de longs discours, et cadrages millimétrés sur des paysages
immenses, dans lesquels l’homme apparaît minuscule.
En fait, dès la mort de la
bien-aimée, on s’aperçoit que les couleurs vives qui tendaient même vers la
saturation, vont tout à coup disparaître. Quelques scènes au milieu du film
sont tournées en noir et blanc à gros grain, avec des contrastes très atténués,
tout semble gris … comme l’état d’esprit d’un Ivan inconsolable. Et quand les
couleurs reviennent sur l’écran, c’est parce qu’Ivan vient de rencontrer une
autre fille, Palagna. Mais les couleurs ne sont pas aussi vives qu’au début, le
souvenir de Maritchka est encore et toujours présent, il pense à elle, la voit
dans l’encadrement d’une fenêtre … La aussi, j’ai pas le souvenir d’avoir vu un
film où le traitement des couleurs est raccord avec l’état d’esprit du
personnage … Même s’ils finissent par se
marier, on sent pas Ivan très concerné par la vie matrimoniale. Palagna
aura beau l’aguicher, Ivan est « ailleurs ». Même des rites païens entrepris par Palagna (dont
des déambulations nocturnes dénudées suivies de prières et d’incantations) n’y
changeront rien.
Pire, comme elle est jeune et belle, elle va attirer l’attention d’une sorte de sorcier du village et tomber dans ses bras. Dès lors, la tension va monter entre le mari et le mage de pacotille, pour culminer lors d’une explication finale dans une auberge. Evidemment à coups de hache, puisqu’on en région forestière. Bon, je spoile (quoiqu’ayant évoqué Tristan et Iseut au début, pas besoin d’être grand devin pour savoir qui va ramasser un coup de hache). Une fois Ivan mortellement blessé, le rouge orangé envahit l’écran (comme le sang qui ruisselle sur le visage et devant les yeux), jusqu’à la saturation complète de l’image. Quand les couleurs redeviennent vives, c’est pour assister aux préparatifs de l’enterrement d’Ivan …
On est avec « Les chevaux de feu » beaucoup plus dans l’allégorique et le symbolique (quand le sorcier besogne la femme d’Ivan, un grand arbre isolé explose et se consume, quand Ivan pense à Maritchka, une étoile se met à beaucoup briller dans le ciel) que dans le réalisme pur. Le film est un poème en images (très peu de dialogues, beaucoup de musiques traditionnelles, le film s’inspire des us et coutumes d’une petite communauté ethnique). Paradjanov jongle avec les contre-jours, multiplie les contre-plongées (y compris dans l’eau), au milieu de mouvements de caméra insensés (la procession filmée à travers les taillis par une caméra – ou un cameraman – tournant à toute vitesse autour d’un axe, c’est du psychédélisme en accéléré …), de décors naturels noyés par un brouillard très impressionniste. Quelques plans à la Terrence Malick où des lichens sur des rochers ou des écorces d’arbres sont filmés en très gros plans, font aussi des « Chevaux de feu » une ode à la nature d’autant qu’il est décomposé en douze séquences précisées par de gros intertitres, censées évoquer la succession des douze mois (l’histoire elle se déroule sur plusieurs années). Le film se conclut par un énigmatique plan fixe sur huit enfants qui regardent chacun à un carreau de fenêtre …
J’en ai dit beaucoup, mais je répondrai
pas à la question ultime : pourquoi « Les chevaux de feu » ?
Un dernier conseil : j’ai écrit
plus haut qu’il faut absolument voir ce film et « Sayat Nova ». Ne
commencez pas par « Sayat Nova », au moins aussi beau, mais totalement
déroutant, « Les chevaux de feu » sont la porte d’entrée prioritaire et
la plus « simple » à l’œuvre toute particulière de Paradjanov …
Je ne connais pas. Tu aiguises mon appétit...
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