Ascenseur pour l'échafaud ?
Canned Heat … J’ai arrêté de compter le nombre de fois où je les ai cités (souvent en compagnie de Status Quo) pour décrire d’une façon compréhensive par tous quelque chose de pénible et répétitif. Un truc bien ianch, quoi … Les Canned Heat, c’est malheur et misère à tous les étages. Les deux leaders et fondateurs du groupe claqués bien jeunes, ce qui n’empêche pas Canned Heat de bientôt entamer sa sixième décennie d’existence. Au répertoire, une litanie immuable de boogies monotones (dans tous les sens du terme), étirés pendant une demi-heure (voire plus) sur scène. Le tout d’un rigorisme et d’un ascétisme virant à l’idée fixe, à la trademark…
Vestine, Wilson, Hite, Taylor, De La Parra : Canned Heat 1968 |
Vous imaginez sans peine ce qui va suivre avec ce
« Boogie with Canned Heat » …
Bon, vous vous trompez. Derrière le titre pléonastique,
se cache un bon disque. Qu’il ne viendra certes à l’idée de personne de classer
parmi les grandes œuvres des 60’s-70’s, mais s’il fallait en retenir un du
Heat, c’est celui-là. Parce que durant leur période « royale », le
groupe n’en a sorti qu’une poignée, et celui-ci dépasse de loin tous les autres.
Et aussi et surtout, parce qu’il n’y a pas que des boogies, il y a aussi des
blues (du boogie, du blues, il doit plus rester grand-monde, la plupart des lecteurs
sont à ce stade retournés jouer en ligne, où voir si une blonde vulgaire, la
quarantaine pas farouche, n’était pas venue consulter leur profil Tinder).
Mais pas que. « Boogie … » est le disque le plus varié, le plus
subtil de Canned Heat.
L’histoire commence à Westwood, quartier (celui de l’UCLA entre autres) de Los Angeles. Dans un magasin de disques consacré aux vieilles rondelles de blues, bosse le dénommé Bob Hite, pilosité néanderthalienne et carrure massive (son surnom « The Bear » n’a pas nécessité beaucoup d’imagination). Hite en plus d’être vendeur, est un collectionneur compulsif de ces préhistoriques galettes rustiques (mais pas un gestionnaire, il se séparera de ses dizaines de milliers de vinyles pour cause de faillite personnelle). Un de ses clients est Alan Wilson, redoutable bigleux (pour lui aussi, le surnom « Blind Owl » sera une évidence) toujours à la recherche d’une pièce rare en 78T ou en acétate. Le binoclard emmènera un jour sa guitare, le gros poussera la chansonnette, et après le long périple habituel des va-et-vient de personnel, des galères et des premiers concerts et enregistrements, une formation se stabilise, se professionnalise plus ou moins sous le nom de Canned Heat (en référence à une chanson d’un antique bluesman dont j’ai pas envie de rechercher le nom).
Bob Hite |
Un premier album éponyme (quand je vous disais que Canned
Heat et imagination ça rime pas) voit le jour début 67, et il est uniquement
composé de reprises (de blues) et comme on le dit en termes diplomatiques, ne
trouve pas vraiment son public. La rotation du personnel continue, et au trio
en lice au début d’année (Hite, Wilson et le bassiste Larry Taylor), viendront
s’ajouter le guitariste Henry Vestine (venu de la galaxie Frank Zappa) et le
batteur Fito De La Parra rejoindra le groupe en studio qui enregistre ce qui
deviendra « Boogie with Canned Heat ».
Sauf que … accident industriel. Durant l’été, le groupe en tournée (et en goguette) s’est fait serrer par les keufs, poches lestées d’herbe qui rend nigaud. En ces temps-là, période psychédélique ou pas, flics et justice rigolent pas avec la drogue, surtout quand ça concerne des corniauds de seconde zone. Le type qui leur sert vaguement de manager (Dick Taylor, rien à voir avec le bassiste) profitera de l’occasion. Il payera la caution pour faire sortir du poste (Vestine, qui jouait avec Zappa - lequel virait immédiatement tout musicien en possession ou ayant consommé des substances – avait esquivé la rafle) les quatre nigauds, moyennant la moitié des droits d’auteur sur leurs chansons et disques à venir. Autrement dit, fini les albums 100% reprises, le groupe allait devoir composer. Conséquence immédiate, une demi-douzaine de reprises déjà mises en boîte seront écartées, et paraîtront plus tard en bonus sur des rééditions (j’y reviendrai plus bas … si j’y pense). Mais, comme beaucoup à l’époque (Led Zeppelin sur son premier album), Canned Heat va enregistrer des reprises dont ils « oublieront » de créditer les auteurs.
Alan Wilson |
Cas d’école, le dernier titre de l’album, « Fried
Hockey Boogie », onze minutes au chrono. Ecoutez l’intro. Note pour note
la même que celle de … « La Grange » de ZZ Top, sorti cinq ans plus
tard. Etonnant ? Ben non, le Heat et les Texans ont pompé sans vergogne le
« Boogie Chillun » de John Lee Hooker, qui lui-même avait repiqué un
riff que son beau-père lui avait appris, et qui venait de la tradition musicale
du fin fond du Delta blues … Pour éviter de se fâcher avec le Hook, le même
titre live sera rebaptisé « Woodstock Boogie » (vingt-sept minutes) lors
du fameux festival, ou « Refried Boogie » (quarante et une minutes (!)
sur « Playing the blues »). Banqueroutes mutuelles en vue, Canned
Heat et John Lee Hooker laisseront leurs avocats au vestiaire pour enregistrer
ensemble « Hooker & Heat », renflouant momentanément leurs
carrières. Le morceau litigieux sera évidemment de la partie, cette fois
intitulé « Boogie Chillun n°2 » (un auto-plagiat de Hooker, version
électrique de l’original acoustique) et crédité à Hooker. Fin de l’histoire ?
Non, car une variation du riff sert d’ossature à « On the road again »
…
« On the road again », c’est le titre le plus
connu du Heat. Un morceau à la trajectoire étrange. Enregistré en version blues
de sept minutes et écarté avec d’autres de « Boogie … ». Avec au
chant, la voix aigue et fluette d’Alan Wilson. Une nouvelle version, plus
courte (cinq minutes), au tempo plus rapide et introduite par un drone de
tampura (sorte de sitar) persistant figurera sur « Boogie … »
(premier titre enregistré avec le nouvel arrivé De La Parra). Et parce qu’avant
que l’album soit dans les bacs, il faut sortir du vinyle, la version de l’album
amputée des solos d’harmonica et de guitare, sera la face B d’un 45T avec en
face A un – toujours cette imagination dans les titres – « Boogie
music » (disparu du tracklisting de « Boogie … » et même des
bonus tracks, c’est dire que ça devait pas être un titre terrible). Peu captivé
par cette face A, un DJ retournera la galette et passera « On the road
again » à l’antenne … on connaît la suite, le titre a traversé les
décennies …
« Boogie … » c’est pas seulement des histoires de plagiat, et faces B qui deviennent des hits planétaires. C’est un disque qui sans être forcément captivant par son originalité n’est pas une enfilade de titres siamois. N’en déplaise aux puristes qui ne jurent que par St Wilson et St Hite lorsqu’il est question du Heat, le grand bonhomme de « Boogie … » pour moi c’est Vestine. Grand guitariste sous-estimé, balançant des solos pleins de wah-wahs hendrixiens (sur l’introductif « Evil woman ») et de pédale fuzz (un peu partout ailleurs). Parce que sans être de mauvaise foi (et je m’y connais en mauvaise foi), on peut pas dire que niveau compositions et niveau instrumental, ce soit stratosphérique. Alan Wilson (un peu d’harmonica, de piano de guitare et de slide) ne laisse pas pantois par sa technique, la rythmique Taylor – De La Parra fait son job sans plus (leurs solos respectifs sur « Fried hockey … » ne sont pas entrés dans la légende des grandes démonstrations virtuoses), et Bob Hite pourtant physiquement imposant ne marque pas spécialement son territoire au chant. Le vrai bonus du disque, c’est Vestine, d’ailleurs il a un titre instrumental (ou plutôt un solo de cinq minutes) rien que pour lui. « Marie Laveau » qu’il s’appelle ce titre, en référence à une figure mythique de la culture vaudou du bayou louisianais. « Marie Laveau », traditionnel que l’on retrouvera (avec des paroles) chez Dr John. Admirez la transition … parce que le bon toubib, on voit pas son nom sur la pochette (une histoire de contrats, de droits, un truc du genre), mais il a bien participé à ce « Boogie … » et ça s’entend. Le piano swinguant et les arrangements de cuivres sur « Marie Laveau » et « An Owl song », c’est lui, et ça rompt carrément le ronronnement monotone des boogie blues.
« An Owl song », c’est l’autre titre de la
galette écrit et chanté par Wilson, un rhythm’n’blues léger avec cuivres en
avant et le piano new-orleans style du Toubib. Si ce titre démontre que Wilson
avait les moyens de faire évoluer le monolithisme du Heat, pas seulement à
cause de sa voix de falsetto, mais surtout parce qu’il pouvait écrire dans un
autre registre que les douze immuables mesures, le groupe n’aura pas vraiment
le temps d’exploiter ses talents (l’autre gros succès du Heat, « Going up
the country », c’est aussi lui), il en sera le premier macchabée (ingestion
de trop de barbituriques, sans que la thèse du suicide puisse être validée). Il
n’en tirera aucune gloire posthume (il est celui du « Club des 27 »
qu’on ne cite jamais), c’était un gars au tempérament discret voire mutique, il
n’avait rien du rocker flamboyant …
Canned Heat était un groupe sympa, accessible, et du
moins à ses débuts plutôt « positif » (point trop de drogues dures,
ça viendra plus tard). Témoin sur « Boogie … » le titre anti-drogue « Amphetamine
Annie » boogie mâtiné de rhythm’n’blues. Episode connu de la coolitude du
groupe, lors du festival de Woodstock, pendant que le groupe joue, un zombie
raide def monte sur scène, titube vers le colossal Hite, et vient le taxer
d’une clope. Hite sort son paquet de la poche de son polo Prisu, file une clope
au gars qui fouille ses poches, il a pas de briquet. Hite sort le sien, donne
du feu au quidam, qui entame la causette, puis repart en zigzaguant, le tout
sans que Hite se départisse de son sourire et de sa bonhommie. Lors du même
festival, l’activiste et plus ou moins organisateur Abbie Hoffman, monte sur
scène à la fin d’un titre des Who, et commence à entamer un speech militant au
micro. Speech dont on ne saura rien, Pete Townshend lui administre un magistral
coup de pied au cul et l’éjecte de la scène …
Bon, revenons à « Boogie … ». Quelques machins
bluesy (« Whiskey headed women », « Turpentine moan ») de circonstance,
bien dans la ligne du parti, n’apportent pas grand-chose, tout comme le
boogie-rock de « World in a jug ». La rondelle ne serait pas complète
sans un autre titre à la John Lee Hooker, « My crime ».
En tout cas, la version réaménagée de « Boogie
… » est meilleure que ce que le disque aurait pu donner avec les premières
reprises mises en boîte, avec ses reprises empruntées au répertoire de (of
course) Hooker (« Whiskey & wimmen », T Bone Walker (« Mean
old world »), Albert King (« The hunter »), Buster Brown
(« Fannie Mae »), ou Big Joe Turner (« Shake rattle &
roll »). Pour les deux dernières, ça souffre quand même un peu beaucoup de
la comparaison respectivement avec les versions de Presley ou des Stones.
Voilà, voilà, j’ai dit pas mal de bien d’un disque de
Canned Heat …