FRANCOIS TRUFFAUT - LE DERNIER METRO (1980)

 

Le meilleur vers la fin ...

J’ai un point commun avec Depardieu … enfin, presque deux … j’aime bien le (bon) pinard, sans trop de modération, mais dans des proportions nettement moins pantagruéliques que le Gégé. Ce qui m’évite par exemple d’avoir des réflexions avinées sur la supposée humidité de l’entrejambe de cavalières nord-coréennes de dix ans … bon, je fais comme lui, je m’égare …

Revenons donc au point commun cinématographique avec le Gégé. Il avoue d’entrée, dans les bonus du Blu-ray du « Dernier métro », que quand Truffaut lui a proposé le rôle principal, il a pas sauté au plafond. Depardieu, il reconnaît du talent (et de l’importance) à Truffaut, mais toute sa filmo, qu’il s’agisse des « historiques » des débuts ou des années 60, ou des autres plus récents, ça le laissait assez froid. Perso, je pense que « Le dernier métro » est d’assez loin ce que Truffaut a fait de mieux. Pour plein de raisons, mais je vais pas comparer à ceux d’avant, je vais m’en tenir à celui-là …

Depardieu, Deneuve & Truffaut

« Le dernier métro », il fonctionne à plein de niveaux.

C’est un film sur les relations humaines, c’est un film sur les acteurs, c’est un film sur l’Occupation. Et quel que soit le côté de la lorgnette par lequel on l’appréhende, ou dans sa globalité, ça confine à la copie parfaite.

Mais avant le premier tour de manivelle (dans une usine désaffectée de la région parisienne transformée en studio), faut du boulot en amont. Un scénario dans lequel Truffaut s’est énormément impliqué, Paris occupé, il l’a connu dans son enfance (il est né en 1932). Il a mis son propre fric dans la production, il s’est entouré de proches (Delerue pour la musique, Jean-Louis Richard et Marcel Berbert, habitués de ses génériques, pour des seconds rôles). Et surtout, il a pris en tête d’affiche les deux meilleurs acteurs de l’époque, en voie d’icônisation. Deneuve est déjà la star féminine du cinéma français depuis presque deux décennies, et Depardieu depuis quelques années n’en finit plus de signer de grandes performances (dans l’année qui précède « Le dernier métro », on l’a vu dans des rôles principaux dans « Buffet froid » de Blier, « Mon oncle d’Amérique » de Resnais et « Loulou » de Pialat, rien que ça …). Le reste du casting est composé de « valeurs sûres » de l’époque (Andréa Ferréol, Jean Poiret, Paulette Dubost, Maurice Risch, et les petits « nouveaux », Sabine Haudepin, et une paire de scènes pour Richard Bohringer). J’ai pas cité (volontairement) dans la liste ci-dessus Heinz Bennent, pourtant troisième rôle majeur du film (Lucas Steiner), dont le personnage est plutôt passif et sous-employé, et pas interprété d’une façon transcendante.

Depardieu, Poiret, Deneuve & Haudepin

« Le dernier métro » c’est un film sur un triangle amoureux. Steiner et sa femme Marion (Deneuve), pourtant unis dans l’adversité, vont voir leur couple mis à mal avec l’arrivée de Bernard Granger (Depardieu). De regards fugaces en gênes réciproques, on voit les braises qui couvent se transformer en brasier, les baisers rapides, les gifles monumentales, avant l’aveu réciproque. Et un final équivoque, qui renvoie à Jules et Jim (le dernier plan), alors que Truffaut s’est déjà auto-cité (des répliques issues de « La sirène du Mississippi » sont la conclusion de la pièce de théâtre). Mais l’amour ne concerne pas que les acteurs principaux, les seconds rôles ont aussi leur vie affective (Andréa Ferréol est homosexuelle, occasionnellement en couple avec Sabine Haudepin, Jean Poiret est aussi homo, Maurice Risch aimerait se taper des gonzesses, il ne réussit qu’à se faire vamper par une voleuse qui en pince pour les beaux uniformes allemands, …).

« Le dernier métro », c’est un film sur les acteurs. Les acteurs de théâtre et leur « monde ». On ne compte plus déjà à l’époque les films sur le cinéma. Ceux sur le théâtre sont plus rares, et le parallèle (pour de multiples raisons) avec le Lubitsch de « To be or not to be » (« Jeux dangereux » en V.F.) est le plus évident. « Le dernier métro » nous montre tout le processus de création, de mise en scène, de répétitions, de gestion des espèces sonnantes et trébuchantes, … et aussi des égos qui se retrouvent et parfois s’affrontent en coulisses. Ce qui implique que les acteurs doivent jouer différemment dans le monde « réel » du film et ensuite sur les planches du théâtre, parfois à la suite dans la même scène. A ce jeu-là, Depardieu est impressionnant, et Deneuve, qui a une peur panique du théâtre et n’a jamais joué dans une seule pièce, s’en tire plus que bien. Le tout dans un contexte particulier, celui du Paris de 1942-1943, sous l’Occupation allemande.

Deneuve & Bennent

Et c’est à ce niveau-là que « Le dernier métro » est le meilleur. Les personnages principaux du film n’ont pas existé, la pièce qu’ils montent non plus, mais certaines scènes qu’ils jouent sont vraies et reposent sur des faits ou anecdotes historiques certifiées. Eléments validés (à une paire de détails mineurs près) dans les bonus par un historien (Jean-Pierre Azéma) spécialiste du Paris occupé . Le personnage historique central est Daxiat (interprété par Jean-Louis Richard), rédacteur en chef du journal pro-nazi « Je suis partout ». Ce journal (crée par Brasillach et quelques autres extême-droitards dans les années 30), a réellement existé et Daxiat est un pseudo juridique pour Alain Laubreaux (rédacteur omnipotent des pages culture, aux nombreuses accointances avec les miliciens, les gestapistes et la Wehrmacht, exilé en Espagne au moment du tournage et condamné à mort en France par contumace). Et la scène où Daxiat est pris à partie par Depardieu et finit par se faire rosser avec sa propre canne, est le copier-coller d’une vraie rouste infligée par Jean Marais à Laubreaux qui venait de dégommer dans « Je suis partout » la dernière pièce de Cocteau. Autre exemple de souci maniaque du détail, quand Marion Steiner se rend au QG des Allemands et demande à voir un officier supérieur, elle finit par apprendre qu’il vient de se suicider. L’historien, au vu des dates, a le vrai nom du type … ça, c’est pour le cours d’Histoire de haut niveau. Truffaut situe aussi tous ses personnages dans le Paris occupé des années 1942-1943, et nous montre tous les cas de figure. Ceux qui sont Résistants ou vont rejoindre la Résistance (Depardieu), les Juifs pourchassés (Lucas Steiner), et les retombées pour leur famille (Marion Steiner), les collabos (Daxiat), les débrouillards (Maurice Risch), les arrivistes (Sabine Haudepin, la copine de Risch), ceux qui ménagent la chèvre et le chou (Poiret), les miliciens (Bohringer), …

Le tout dans le contexte de l’époque (le dernier métro qui donne son titre au film, c’est la rame vers laquelle on se précipite avant minuit, heure du couvre-feu), avec le marché noir, les tickets de rationnement, les coupures d’électricité, les alertes de bombardement par les Anglais, … et puis, dans le milieu artistique bourgeois et friqué, ces virées toute la nuit (faut juste pas être dans la rue entre minuit et six heures du matin) dans les clubs chicos au milieu des denrées inaccessibles au vulgum pecus (champagne à volonté) et des gradés allemands …


Toute la réussite du « Dernier Métro », est due à son accessibilité (la lecture peut se faire à plusieurs niveaux, mais au premier degré, ça fonctionne déjà parfaitement), et Truffaut, novateur rétrograde, académiste révolutionnaire, signe ce qui est pour moi sa masterpiece. Depardieu, méfiant au début, est bluffé, se donne à fond, passe du queutard entreprenant de la première scène à l’amoureux sans espoir de sa partenaire tout en risquant gros avec ses machines infernales qu’il bricole et son engagement dans la Résistance. Truffaut décidera d’en faire son acteur fétiche, multipliera les projets pour lui, la maladie en décidera autrement, seule « La femme d’à côté » paraîtra. Deneuve, au sommet de sa beauté, trouve là un de ses meilleurs rôles, toute en incandescence glaciale, dans un personnage à la « Belle de jour ». Hormis Bennent, le reste du casting fait ce qu’il peut pour se hisser au niveau de ces deux grosses prestations.

Juste un (petit) reproche : la dernière scène (celle de l’hôpital) hésite (volontairement, on peut pas laisser passer de tels pains au montage) entre réel (quand Deneuve entre dans la salle commune, il y a un arrière plan « vivant », les gens se déplacent, fument dans le bâtiment derrière les fenêtres) et théâtre (quand elle rejoint Depardieu, l’arrière-plan est un décor), du coup le twist final perd un peu son effet …

« Le dernier métro » est le recordman absolu des César (dix). Ce qui ne veut pas forcément dire que c’est le meilleur film des quarante dernières années, mais que c’est tout de même un très grand film …


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Tirez Sur Le Pianiste




MARK SANDRICH - LE DANSEUR DU DESSUS (1935)

 

Danse avec les stars ...

« Le chanteur de jazz » en 1927 est un film qui n’a guère d’intérêt artistique. Dans l’histoire du cinéma, c’est un film majeur. C’est la première fois que les spectateurs (américains d’abord) voient et surtout entendent des gens parler dans un film. Et accessoirement chanter. Dès lors, un monde va s’effondrer, celui du cinéma muet. Et le cinéma va exploiter toutes les possibilités offertes par le parlant. Une des premières « modes » qui déplacera les foules dans les salles sera le film musical, qui permet de diffuser dans tout le pays ce qui juste-là n’était visible que dans les salles de music-hall en général et à Broadway en particulier. Tout un pan culturel va s’inventer au début des années 30, de nouveaux métiers apparaissent.

Sandrich, Rogers, Astaire & Berlin

Le métier de scénariste se réinvente, tout comme celui de metteur en scène. Les chorégraphes, les compositeurs de musique, les chanteurs et les danseurs deviennent très demandés, de jeunes anonymes du 7ème art prennent d’assaut les majors avec leurs projets. Comme toujours, beaucoup de prétendants, peu d’élus.

Un gars va rapidement se faire un nom. Mark Sandrich il s’appelle. Employé subalterne des plateaux, il observe comment on y travaille et en 1933 remporte l’Oscar du meilleur court-métrage. Il peut dès lors se présenter aux studios avec des projets plus ambitieux. Son truc, ce sera la comédie musicale. D’autres y ont pensé avant lui, et parfois avec des gros succès (Lloyd Bacon et Mervin LeRoy, tous deux chez Warner avec « 42ème Rue », « Prologues » « Gold diggers 1933 », …).

Sandrich va faire le siège de RKO. Avec sa trouvaille, un chorégraphe metteur en scène de spectacles musicaux à Broadway, un certain Fred Astaire. L’accueil des pontes de la RKO est devenu légendaire, en gros ce type ne sait pas chanter, ne sait pas jouer la comédie, il est à moitié chauve, il danse à peu près correctement. Ce qui forcera la décision, c’est que Sandrich et Astaire ont avec eux Ginger Rogers, qui commence à être connue dans le métier.


Le premier film de Sandrich avec le duo Fred Astaire – Ginger Rogers, une reprise à l’écran d’un spectacle de Broadway dont Astaire était le personnage principal « La joyeuse divorcée » en V.F. sera un énorme succès. La formule gagnante sera reproduite à l’identique pour « Le danseur du dessus » (même réalisateur, même équipe technique, les mêmes cinq acteurs principaux reconduits). Seule la partition musicale changera de signature, on passe de Cole Porter à Irving Berlin, avec Max Steiner comme chef d’orchestre ; on reste dans le très haut niveau ce côté-là …

« Le danseur du dessus », en V.O. il s’appelle « Top Hat » (haut-de-forme en français, ce qui n’est pas exactement la même chose), même si les deux titres font sens (les personnages principaux sont coiffés de hauts-de-forme, un des morceaux chantés s’appelle « Top Hat », mais d’un autre côté, Fred Astaire et Ginger Rogers se rencontrent quand le premier fait un numéro de claquettes dans une chambre d’hôtel, empêchant la seconde de dormir dans sa chambre à l’étage au-dessous).

« Top Hat » est une comédie musicale. Dans le sens strict des deux termes accolés. Un scénario de théâtre de boulevard avec gags et quiproquos qui s’enchaînent sans temps mort, entrecoupés de chansons et de parties de danse du couple Astaire-Rogers. Force est de reconnaître que le résultat est bien foutu, avec son casting composé de « gueules » et leur jeu tout en grimaces et roulements d’yeux hérités de l’expressionnisme du muet, Astaire et Rogers s’en sortent plutôt honorablement tant par leur jeu d’acteur (même s’ils ont souvent tendance à en faire des caisses) qu’au chant. En quand ils dansent, là ils crèvent l’écran, en parfaite osmose. Et sans trop tricher, filmés de pied (donc pas de doublures), et avec très peu de raccords (on est en 1935, quand il y a des raccords, ils se voient). On voit la troupe déambuler dans un décor d’hôtels londoniens luxueux au début, et dans un gigantesque décor de Venise en carton dans la seconde partie. Une seule scène est filmée en extérieurs, dans un kiosque à musique sous la pluie (fausse, la pluie), pour la séquence certainement la plus connue du film. A noter que si le nom de Sandrich est peu souvent cité de nos jours, il n’en reste pas moins un technicien remarquable, avec des cadrages au cordeau.

« Top Hat » a été un immense succès aux Etats-Unis pour le duo Astaire-Rogers. Et pour Sandrich, qui en tournera encore deux ou trois avec son couple vedette. Le film sera exporté en Europe. D’une façon bizarre, notamment en France. La version américaine dure 92 minutes. « Le chanteur du dessus » sera réduit de vingt minutes, ce qui n’est pas rien. Des personnages secondaires, des scènes entières sont supprimées ou grandement amputées, certaines situations deviennent quasiment incompréhensibles. Seules n’ont pas été touchées les parties chantées ou dansées. C’est plus un film qu’on a vu en France, c’est un spectacle de music-hall.

Top hats ...

Aujourd’hui, la plupart des éditions Dvd françaises proposent les deux versions, l’américaine restaurée en anglais et/ou sous-titrée, et la version française d’époque, donc techniquement tout juste passable …

Fred Astaire et Ginger Rogers seront les premières superstars de la comédie musicale, avant que le genre s’essouffle, remplacé par les films d’aventures ou les westerns en décors naturels (et souvent en couleurs). Le genre renaîtra plusieurs fois. Dans les années cinquante avec un second âge d’or sous l’impulsion de Sinatra (« Un jour à New York ») et Gene Kelly (« Un américain à Paris » et le chef-d’œuvre absolu « Singin’ in the rain »), le best-seller de Wise « West Side story », en France avec Demy dans les 60’s, aux Etats-Unis dans les seventies (« Phantom of the paradise », « Rocky horror picture show », « Saturday night fever », « Grease », …). Jusqu’à nos jours avec les gros succès des « La La Land » est autres remakes de « West Side story ». La comédie musicale règne depuis des décennies en Inde où Bollywood en produit des dizaines chaque année …

Tout cela sans égaler la magique naïveté des pionniers des années 30, dont « Top Hat » constitue un excellent exemple …

CLAUDE CHABROL - UNE AFFAIRE DE FEMMES (1988)

 

Robert et Simone ...

Badinter et Veil … tous deux ont marqué le premier trimestre 2024. L’un parce qu’il est claqué et qu’on a rappelé à l’occasion que c’est lui qui avait mené le combat législatif pour l’abolition de la peine de mort. L’autre parce qu’elle aussi a mené une bataille législative pour légaliser l’IVG, gravée maintenant dans le marbre de la Constitution.

Chabrol et Huppert

De peine de mort et d’avortement, et aussi du Vichy de Pétain, il en est question dans « Une affaire de femmes » de Claude Chabrol. Qui signe là un de ses meilleurs films, voire peut-être son meilleur. Sans rien changer à sa méthode. Au moins un film par an et « en famille ». Que ce soit la sienne propre (sa femme Aurore au script, son fils Matthieu à la musique), où celle du milieu cinématographique qui l’accompagne régulièrement sur ses tournages (Isabelle Huppert son actrice fétiche, Marin Karmitz à la production, plein de « petites mains » genre machinistes, techniciens, …). Et pourtant chez Chabrol, les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets. Il se laisse parfois aller à de « l’alimentaire », bâcle ses prises parce qu’il lui tarde d’aller au bon restau du coin où l’attendent force victuailles et bonnes bouteilles.

Le fait que « Une affaire de femmes » ait été tourné à Dieppe (une fois que t’es à Dieppe, la préoccupation principale c’est de t’en aller au plus vite) n’est même pas un handicap. Parce que le vieux gaucho Chabrol a de la « matière » : des thématiques fortes (guillotine, avortement, Vichy, les collabos). Et ces thématiques sont (en partie) servies par un bouquin de l’avocat controversé Francis Szpiner concernant « l’affaire Marie-Louise Giraud », faiseuse d’anges et condamnée à mort (et exécutée) pour cela en 1943. La partie « faits divers tragique » du film est calquée sur la vie et l’œuvre de Marie-Louise Giraud, les éléments « matrimoniaux » ont été rajoutés par Chabrol.

Huppert et Cluzet, peu ravis au lit ...

Ce qui frappe avec « Une affaire de femmes », c’est sa simplicité, son évidence, malgré un sujet, voire des sujets éminemment casse-gueule. Chabrol évite les grandes envolées pamphlétaires, il raconte une histoire, celle de Marie Latour (Isabelle Huppert, excellente comme bien souvent). C’est une jeune femme ordinaire qui sous la France occupée élève comme elle peut ses deux gosses pendant que leur père a été réquisitionné au STO. Le quotidien est pas folichon, et les assiettes pas souvent bien garnies lors des repas. Marie, pour se changer les idées, s’en va de temps en temps boire un canon au troquet du coin avec sa copine Rachel, où elles partagent leurs rêves, Marie se verrait bien chanteuse. Et puis un jour, Rachel disparaît et Marie découvre tout à coup ce que c’est qu’une rafle de Juifs, elle qui vivait quelque peu hors-sol, en tout cas loin de ces considérations.

Marie est aussi pote avec sa voisine, qui est enceinte et veut pas garder le gosse. Les deux se lancent de manière empirique dans une tentative d’avortement qui finalement réussit. Dès lors Marie va (sous le manteau, l’avortement étant considéré comme un crime) se trouver une vocation, et par là même arrondir ses fins de mois. Hasard des rencontres, elle devient amie avec une jeune prostituée, Lucie (Marie Trintignant).

Huppert & Trintignant

Tout commence par aller mieux, jusqu’à ce que, sans prévenir, Paul son mari (François Cluzet) revienne d’Allemagne. Très vite, on comprend les fêlures du couple entre elle, exubérante refoulée, et ce glaçon humain, lavasse sans conviction. L’origine du fric facile dont il profite (les « talents » de Marie sont souvent demandés, le cash rentre, le couple et ses mouflets déménagent dans un appartement plus cossu, une chambre est même louée à Lucie qui y vient y faire ses passes) ne le dérange pas beaucoup, il plastronne parce qu’il a troqué ses fringues élimées contre une rutilante tenue chemise-cravate-veston. Le seul truc qu’il ne supportera pas, c’est que Marie trouve une alternative à sa virilité défaillante en s’amourachant d’un arrogant jeune collabo, « client » de Lucie. La découverte des deux amants enlacés sera le point de rupture dans l’histoire et dans le film.

Jusque-là, Chabrol nous montrait d’une façon sérieuse (« Une affaire de femmes », c’est pas « La traversée de Paris ») les tribulations de Marie dans sa ville portuaire moche, vivant sa vie, indifférente au contexte de l’époque. C’est au retour de son premier cours de chant, la tête pleine des compliments de sa professeur alors qu’elle se voit déjà triompher sur les planches des scènes parisiennes, que la réalité de 1943 va la rattraper, sous la forme de deux flics-miliciens qui viennent l’arrêter devant ses gosses en train de jouer dans la cour de l’immeuble. Là, dans le dernier quart du film, Chabrol va devenir enragé, peindre un portrait au vitriol de la France pétainiste à travers ses tribunaux, ses juges et procureurs retors, ses avocats sous pression, son milieu carcéral infect. Quand Marie comprend que ce n’est pas une banale punition qu’elle risque, mais sa tête, il est trop tard. Elle aura cette terrible tirade, les yeux embués de larmes, qui fera bien évidemment scandale : « Je vous salue Marie pleine de merde, et le fruit vos entrailles est pourri ». Les cathos intégristes vont multiplier les cris d’orfraie, manifester devant les cinémas, intenter des procédures … du classique, quoi … Bon, faut pas non plus culpabiliser à l’excès, y’a pas que ceux qui se croient « bon Français » qui ont vu rouge, les Américains avec à leur tête un Bush père fraîchement élu, ont refusé de distribuer le film chez eux, un film pourtant célébré dans nombre de festivals européens. Le producteur Marin Karmitz en sera réduit à monter sa propre société de distribution internationale, MK2, pour que le film soit visible aux States.


Le final, crispant, n’a rien à envier à celui de « Dancer in the dark » de Lars Von Trier. Chabrol, comme dans tous ses grands films (« Le boucher », « La cérémonie ») abandonne son côté bonhomme pour devenir l’observateur à l’œil aiguisé des pires travers de cette société bourgeoise bien-pensante qu’il déteste.

Un seul bémol, d’ordre purement technique. On le sait, Chabrol se prenait pas le chou avec des mouvements tarabiscotés de caméra, son obsession était de faire « simple ». « Une affaire de femmes » présente à l’origine une image assez terne, granuleuse, baveuse. Je croyais que j’allais arranger ça en achetant une version Blu-ray. Ben believe me, niveau image, c’est le pire Blu-ray que j’aie jamais vu, on se croirait devant une VHS des années 70. Pourtant l’édition vient de chez Carlotta-MK2, généralement plus « sérieux » sur les galettes qu’ils mettent en vente.

Chef-d’œuvre quand même…


THE WHO - WHO'S NEXT (1971)

 

Projet Lifehouse ...

S’il ne fallait garder qu’un disque des Who, pas besoin de réfléchir longtemps, c’est celui-là … Parce que c’est leur meilleur, bien loin au-dessus de tous les autres (des leurs, et aussi de pas mal de leurs concurrents). La faute aux années 60, qui privilégièrent longtemps les singles, et bien que les Who en aient sorti de fameux, comme ils ne se retrouvaient pas sur les 33 T, ceux-ci en pâtissaient … la faute à Tommy, cet opéra-rock mythique, mais boursouflé par des prétentions symphoniques et pompières (au moins une heure à jeter sur cette foutue rondelle), que le groupe s’entêtait à rejouer le plus souvent en intégralité sur scène …

La scène où pourtant ils étaient les meilleurs … mais le fulgurant « Live at Leeds », dont il existe autant de versions que de rumeurs sur ses lieux et conditions d’enregistrement a été partiellement « arrangé » en studio, et les Who ont manqué le rendez-vous avec l’Histoire à Woodstock, où se sont construites tant de légendes (« Woodstock est le pire concert que les Who ont donné de toute leur carrière » dixit Daltrey)… et tout cela, Townshend le sait et veut que son groupe frappe un grand coup. Il a un concept, un projet, une idée, celle de faire le disque de rock ultime. Qui ne serait que la partie émergée d’un iceberg où il est question de spectacle total, le groupe sur scène, une troupe de comédiens, et un film en arrière-plan centré également sur le groupe. Nom de travail du projet : Lifehouse. Qui sera a minima un double album.

Les Who à l'apéro chez Keith Moon

Dans le groupe personne moufte. Ni Daltrey, qui n’est que le chanteur des mots du Pete au grand nez, ni Entwistle, bassiste par définition taiseux, ni Keith Moon, trop occupé à bambocher pour s’occuper d’autres choses. Y’a juste un souci, enfin deux. Leur manager Kit Lambert, veut exploiter le filon « Tommy » jusqu’au trognon. Son but est d’en tirer un film, que modestement il compte réaliser. Faut juste trouver le pognon et les acteurs, pas grand-monde se bouscule, mais lui y passe tout son temps et veut que les Who s’impliquent toutes affaires cessantes dans son projet. Second problème, Townshend lui est complètement obnubilé par « Lifehouse », a la tête remplie des concepts fumeux, forcément fumeux de son précepteur-gourou indien Meher Baba, et l’estomac rempli de Rémy Martin qu’il ingurgite à doses pantagruéliques, ce qui n’aide pas à avoir les idées claires.

Contre l’avis de Kit Lambert, les Who investissent en Février 1971 un petit théâtre londonien (le Vic Theatre), où, trois soirs durant, ils vont jouer live les deux douzaines de titres de nouveau répertoire de Townshend, « Lifehouse », première approche du projet multimédia global conçu par Townshend. Lequel, détruit physiquement par la bibine, finit par sombrer psychologiquement. Lambert en profite pour reprendre la main, dresse le constat que ni « Tommy » le film, ni « Lifehouse » l’opéra-rock, n’avançant, il serait peut-être sage de revenir à quelque chose de plus simple, un disque des Who. Les meilleurs titres écrits par Townshend et déjà joués au Vic Theatre constitueront le nouveau Who. Durant le printemps 71, le groupe est envoyé au Record Plant de New York en compagnie de l’ingé-son et producteur Glyn Johns. Même si sur les crédits, il n’assure que la co-production avec les Who, Pete Townshend reconnaîtra plus tard que c’est Glyn Johns qui a fait la plus grosse partie du boulot. Et quel boulot !


S’il fallait définir comment doit sonner un groupe de rock sur disque, c’est « Who’s next » qui doit servir de référence. Une rythmique à deux têtes, la rigueur caoutchouteuse d’Entwistle vient en contrepoint du tabassage insensé de ses fûts par Moon, Townshend se multiplie aux guitares, tant électriques (Gibson Les Paul, Fender Stratocaster, Gretsch), qu’acoustiques. Car souvent perçu comme un disque violent, « Who’s next » comporte beaucoup de parties acoustiques, faisant encore plus ressortir lorsqu’ils surgissent les riffs dévastateurs. Et par-dessus tout ça, la voix de Daltrey qui n’a jamais aussi bien chanté et qui pose des parties vocales extraordinaires sur chaque titre.

La musique de « Who’s next » est en quasi-totale rupture avec ce que le groupe a enregistré jusque là. Finis les embarrassants errements opératiques de « Tommy », et au placard également tout l’attirail mod des débuts. Townshend ne se limite plus à l’Angleterre (les fringues et guitares floqués de l’Union Jack, de toutes façons sur ce segment difficile de faire plus british que les rivaux Kinks), pas plus qu’à la soul et au rhythm’n’blues américains qui avaient donné lieu sur leurs premières rondelles à quelques reprise pas toujours heureuses. Pour « Who’s next », Townshend se situe dans la lignée de ses plus grands titres (« My generation », « Substitute », « Pictures of Lily », « The kids are alright », « Happy Jack », …).

Février 71 : The Who live at Young Vic

Townshend a un vice caché. Il est estomaqué par les performances de Terry Riley, un des maîtres de la musique sérielle (ou répétitive selon l’angle selon laquelle on l’envisage). Il a tartiné à un doigt sur un synthé (l’ARP) une « pièce » de 9 minutes. Une partie de ce titre sera l’intro du disque sur le premier morceau « Baba O’Riley », référence transparente à ses deux « maîtres » Meher Baba et Terry Riley. Première minute plus qu’audacieuse pour les Who et pour l’époque, mais quand la batterie de Moon surgit suivie par une partie chantée fabuleuse de Daltrey, le tout servi par un son colossal, on sent que pendant presque trois quart d’heure il va se passer un truc … « Bargain » suit. Les Who ont enregistré 9 versions finalisées de ce titre. C’est la prise la plus électrique qui est retenue. Les gros riffs de Townshend sont joués sur une Gretsch, cadeau de Joe Walsh (du groupe proto hard James Gang, et futur Eagles). Démarche inverse pour « Love ain’t for keepin’ », où les grosses guitares hardos de la maquette sont remplacées par des parties acoustiques (comme du Led Zep celtique et lyrique, période « III »). Quatrième titre et « intermède » signé Entwistle « My wife », où le massif bassiste se taille la part du lion (piano, basse, trompette et chant). Un titre à des années-lumière du reste de l’album qui bizarrement s’y intègre parfaitement, respiration légère après un une première triplette tonitruante. La première face du vinyle original s’achève avec « The song is over », à mon sens le titre le plus ambitieux jamais écrit par Townshend (on oublie les bouses symphoniques de « Tommy »). Le groupe est renforcé par Nicky Hopkins au piano. Avec sa dizaine de « sections » tout au long de ses six minutes, c’est un titre injouable sur scène (les Who ne s’y sont jamais essayé), et c’est par sa construction le plus grand titre de prog jamais gravé, un monument dans la lignée du « 21st Century Schizoid Man » de King Crimson (ou du « Pet sounds » des Beach Boys).

Projet de pochette pour Who's Next

En retournant la galette, on débute par « Getting in tune » (avec toujours Hopkins au piano) qu’on pourrait prendre pour une gentille ballade quelconque avant que Moon défonce ses fûts et change radicalement l’optique du titre. « Going mobile » est le plus mauvais titre du disque (bon, il en faut un), il est juste excellent, avec ses airs de rave-up brouillonne. Et comme un grand disque doit tenir la route d’un bout à l’autre, les Who vont faire encore mieux. Deux de leurs quatre ou cinq meilleurs titres jamais gravés concluent « Who’s next ». « Behind blue eyes » est une balade ultime, commencée acoustique puis transfigurée par les riffs dévastateurs de Townshend. Au départ, ce titre devait être le premier single extrait. Ce single précurseur du disque sera finalement une version raccourcie de « Won’t get fooled again ». Single qui n’arrive pas à la cheville de la monstrueuse version de huit minutes et demie qui clôt « Who’s next ». « Won’t get fooled again » pour moi c’est peut-être bien le plus grand morceau de rock ever. Ecrit comme le contrepoint du mythique « My generation », c’est le dernier clou sur le cercueil des années soixante, on voulait tout changer, on s’est fait entuber, mais gaffe, vous nous baiserez plus. Une autre partie du titre sériel à l’ARP l’introduit, genre réplique-miroir de « Baba O’ Riley », avant que Moon et Townshend du haut de son meilleur riff viennent installer une puissance de feu croissante et inexorable pendant plus de six minutes. Quand les notes d’ARP reviennent, ne pas entretenir l’espoir qu’on se dirige vers un final pianissimo. La batterie herculéenne de Moon, le riff suramplifié de Townshend et un chant littéralement hurlé de Daltrey explosent à nouveau les haut-parleurs. Remarque toute perso, tant par sa durée que sa construction (même si le propos n’est pas le même), « Paradise City » des Guns N’Roses est le titre qui se rapproche le plus de « Won’t get fooled again ». Pas un hasard si ce titre est aussi de très loin le meilleur de la bande de à Axl Rose et Slash.

« Who’s next », évidemment il fallait l’avoir en vinyle. Enfin, pour ceux qui avaient la chance d’être ados dans les seventies, et donc le malheur d’avoir les cheveux blancs aujourd’hui (pour ceux à qui il en reste, des cheveux). Evidemment, outre les multiples rééditions en format d’origine (la mienne est un vinyle honteux de 78, pressage en 80 grammes), l’ère Cd a aussi pondu ses litanies de versions de « Who’s next » (bizarrement à ma connaissance, pas de « reconstitution officielle » intégrale du projet « Lifehouse », il vaut peut-être mieux, voir le cas d’école « Smile » suite mythique du « Pet sounds » de Beach Boys, qui quarante ans après sa parution initiale avortée, n’a pas bouleversé grand-monde). Une des meilleures rééditions Cd (gros son, bonus, livret instructif que j’ai pillé sans vergogne pour rédiger cette notule) est celle de 1995. Sept titres supplémentaires (du live au Vic Theatre, les premières versions de titres qu’on retrouvera sur des compilations et que les Who ont joué en public dans les seventies, des maquettes de travail) ont le mérite de prouver que le projet « Lifehouse » a bien fait d’être abandonné, un double ou un triple album à la place de « Who’s next » n’aurait pas eu le même impact …

Ethan Russell & The Who

Un mot sur la pochette. Initialement, ce devait être une photo de Keith Moon, pas à une pochade douteuse près, en travesti SM. Cette photo existe, elle a servi de support à des pubs dans la presse annonçant la sortie du disque. La photo retenue est quasiment accidentelle, et relève aussi d’un projet abandonné. Celui d’un pont devant supporter un axe routier, seules quelques bases de pilier avaient été érigées en pleine nature du côté de Durham (nord-est de l’Angleterre). Repéré lors d’un retour de concert, le groupe y est revenu avec le photographe Ethan Russell (l’auteur des quatre portraits de la pochette de « Let it be »). Beaucoup d’interprétations de cette photo ont circulé. Il semblerait in fine que personne n’ait uriné sur cette sorte de monolithe (juste de l’eau versée « artistiquement ») et que l’allusion à Kubrick et à « 2001, Odyssée de l’Espace » soit purement fortuite. L’idée de base était de retranscrire l’étrangeté de ce bloc de béton au milieu d’une cambrousse désertique … les idées venues lors de la séance de shooting ont fait le reste …

« Who’s next » sera le plus haut fait d’armes des Who. Et surtout leur dernier, les années 70 auraient pu leur appartenir, elles ne seront que le témoin de leur inexorable dégringolade artistique. Si « Who’s next » n’est pas a minima dans votre Top Ten, on risque de pas être d’accord …


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Sings My Generation

A Quick One 





DARREN ARONOFSKY - MOTHER! (2017)

 

Highway to Hell ?

Aronofsky est un pointilleux, et un réalisateur qui tourne peu (huit films en vingt cinq ans). Gage de rareté, et de moins en moins malheureusement pas gage de qualité pour autant. Après un quart de siècle, il reste quoi qui vaille le détour ? L’étrange « Pi », le défoncé « Requiem for a dream » (soit ses deux premiers), un peu de « The Wrestler » et « Black swan » … Quand aux autres, le pensum biblique « Noé », le mystique « The Fountain », le lourdingue, forcément lourdingue « The Whale », on peut les zapper. Et « Mother ! » ? Voilà, voilà, j’y viens …

Jennifer Lawrence & Darren Aronofsky

Premier plan : un visage en gros plan au milieu des flammes. Second plan : Lui (Javier Bardem, il n’a ni nom ni prénom dans le film) pose une sorte de gros bijou cristallin sur son socle, et un vaste manoir où tout est calciné se reconstruit à neuf (merci le numérique). Troisième plan : Elle (ni nom ni prénom également) se réveille dans un lit, se tourne et appelle : « Bébé ? », mais il n’y a personne à côté d’elle dans le lit.

Elle, c’est la future « Mother », interprétée par Jennifer Lawrence. Certes fort mignonne, et au milieu des années 2010 l’actrice la mieux payée du monde, mais dont les succès filmographiques se résument à une litanie de navrantes daubes à suites (« Hunger games », « X-Men »). Autant préciser que cette incursion dans le cinéma plus ou moins d’auteur de Aronofsky en lieu et place des superproductions hollywoodiennes a certainement beaucoup à voir avec le fait qu’elle partage depuis quelques mois la vie du Darren … Fin de la parenthèse people …

Et donc, Elle part à la recherche de son Bébé dans le vaste manoir octogonal au milieu de la nature. Ce qui nous vaut quelques plans de sa jolie anatomie grâce à la transparence de sa nuisette en contre-jour. Un conseil, faut savourer chaque instant de ces plans parce que la suite sera beaucoup moins glamour … Et quand Bébé se pointe, il s’agit de Javier Bardem, qui rentre d’une ballade champêtre à la recherche de l’inspiration. On apprend assez vite qu’il fut écrivain à succès mais qu’il n’arrive plus à aligner trois mots sur une page blanche. On voit aussi que c’est Elle qui fait tout dans la gigantesque baraque (la menuiserie, la plomberie, la peinture, la bouffe, le ménage, la lessive, …), préservant son mec des basses besognes matérielles afin qu’il se consacre entièrement à sa création littéraire en panne. Une femme comme on aimerait tous en avoir une (ou plusieurs, ayons de l’ambition) à la maison. Bon, les meufs, on se calme avant d’envoyer les hashtags dénonciateurs et de lâcher les avocats, je blague … quoique l’idée me paraisse bien intéressante … Faut bien alléger l’atmosphère avec des vannes lourdingues, parce que « Mother ! » est un film où on va pas trop se bidonner…

Ed Harris & Michelle Pfeiffer

Parce que passées quelques scènes de la joie de vivre bucolique et amoureuse du couple, les choses ne vont pas tarder à se gâter. La nuit tombée, un type (Ed Harris) se pointe. On sait pas trop ce qu’il vient foutre là, il prétend qu’il est chirurgien, mais Lui l’accueille fort bien et lui propose de passer la nuit chez eux, malgré la gêne qu’Elle affiche. D’autant que le mec semble pas aller très fort, il fume, semble prêt à cracher ses poumons, bouffe des médocs, et la nuit semble près de claquer. Lui s’est levé pour l’aider et Elle aperçoit fugitivement une plaie béante dans son dos. Elle aussi est en proie à des malaises, des angoisses, et ressent parfois une sorte de présence dans le manoir, qu’elle calme en prenant une poudre soluble orange. Déjà, là, arrêt sur image. Pourquoi nous montrer ça, alors qu’on ne saura jamais d’où vient cette blessure (stigmate ?) du type ni quelle est cette poudre orange et pourquoi à moment donné elle s’en débarrasse dans la cuvette des WC …

Bon, c’est le genre de questions qu’on a pas vraiment le temps de se poser, parce très vite tout part en vrille. Au petit matin, la femme du toubib (Michelle Pfeiffer) débarque. Plutôt flippante et très intrusive. Lui semble ravi de la venue de ces visiteurs, Elle beaucoup moins. L’avenir lui donnera pas tort, quand arrivent les deux fils du couple, qui font comme s’ils étaient chez eux, se disputent pour des histoires d’héritage, puis se foutent salement sur la gueule, jusqu’à ce qu’un des deux tue l’autre en lui fracassant le crâne avec un pommeau de porte. Autre arrêt sur image. Pour certains, Harris et Pfeiffer, c’est Adam et Eve, et la rixe des deux enfants, c’est Caïn qui tue Abel.

Arrêt sur image (ter). Dans au moins trois de ses films (« The Fountain », « Noé » et donc « Mother ! ») Aronofsky met le mystique, l’ésotérique, au cœur du scénario. En gros, y’a du « message » derrière les images. A condition d’être très ouvert d’esprit pour suivre les circonlocutions, les ellipses, les allusions cryptiques du Maître. Bon, en ce qui me concerne, j’aime pas regarder un film avec une palette de Doliprane à portée, et me forcer à me flinguer mes derniers neurones valides pour comprendre quel est le message, la signification profonde … Entre les Tuche et Aronofsky y’a certes un monde, mais à quoi bon en rajouter dans le cryptique ?

Javier Bardem, Jennifer Lawrence et quelques invités

Parce que la suite du film est un maelstrom irréversible. Ça commence avec la veillée funèbre du fiston à Harris et Pfeiffer, plein de gens arrivent, il commence à y avoir un sacré boxon dans la baraque et entre Elle et Lui. Une brève réconciliation fait qu’Elle se trouve en cloque et Lui, galvanisé par cette paternité inattendue, traverse une frénésie créatrice qui lui fait écrire un chef-d’œuvre, succès immédiat le jour de sa sortie. Qui coïncide avec le départ prévu pour la maternité. L’éditrice, les journalistes, des lecteurs, toute une foule genre secte adoratrice venue interviewer et voir le génie littéraire envahissent la maison. Dès lors, on se pose une question : est-ce qu’il va encore y avoir une surenchère dans le glauque, le sordide, la violence ? La réponse est claire, les scènes cauchemardesques s’enchaînent graduellement, saccage, bagarres, émeutes, exécutions sommaires, explosions de têtes, démembrements, cannibalisme, apothéose en feu d’artifice terminal, et arrachage de cœur sur moribond. Et le final recycle les trois premières scènes qui prennent dès lors tout leur sens.

Je vais vous dire, ce film m’a gonflé, avec toute cette escalade apocalyptique, cette hyperviolence gratuite au service d’un scénario somme toute bien rachitique. Au crédit de « Mother ! », une superbe mise en images. Tout le film est en huis-clos dans cette grande bâtisse où beaucoup de pièces communiquent, et Aronofsky tire tout le parti des plans à travers les embrasures de porte et suit au plus près les acteurs dans ce train fantôme hystérique de violence inarrêtable. Jennifer Lawrence s’en sort bien voire plus. Et Bardem est flippant à souhait, un mix nihiliste entre ses rôles de tueur glacial dans « No country for old men » et de méchant dans James Bond (« Skyfall »).

« Mother ! » mérite d’être vu, bien que fortement desservi par son aspect scénaristique primaire (« ils osent tout, c’est à ça qu’on les reconnait »). On est quand même assez éloigné d’une œuvre majeure …


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The Fountain





PAUL VERHOEVEN - LE QUATRIEME HOMME (1983)

 

Veuve noire et instinct basique ...

« Le quatrième homme » est le dernier film exclusivement néerlandais de Paul Verhoeven. Le suivant (« La chair et le sang ») sera un financement européen, lui vaudra un petit succès controversé (tout est dit dans le titre) et lui ouvrira les portes d’Hollywood avec des succès souvent accompagnés d’un arrière-goût de soufre au box office.

Paul Verhoeven, Jeroen Krabbé & Renée Soutendijk

Bon, soufre et Verhoeven, c’est un classique de la rime cinématographique. Quasiment tous ses films prêtent à controverse(s). Sauf un, « Le choix du destin » en français (« Soldaat van Oranje » chez les Bataves). Souvent considéré comme le plus grand film néerlandais de tous les temps, on a au contraire plutôt reproché à cette fresque sur la Seconde Guerre Mondiale vue et vécue par un groupe de jeunes potes néerlandais, d’être trop lisse, trop convenue, trop consensuelle (ce qui ne sera pas le cas presque trente ans plus tard de son quasi jumeau – du moins par la thématique – « Black book »). Parce que Verhoeven, à ses débuts, c’était des films provos, plus ou moins drôles, en tout cas loin du consensuel. Et donc le Paulo, pour ce qui allait constituer ses adieux cinématographiques au pays qui l’avait vu naître, va pas y aller avec le dos de la cuillère … If you want blood et full frontal nudity (des mecs, des nanas, des mecs et des nanas, des mecs ensemble, …) vous allez être servis.

Si vous voulez des rapports impies avec la religion, aussi. Tiens, vous vous souvenez du clip de Madonna « Like a prayer » (gros succès et gros scandale en 89) ? On y voyait la Louise lécher les pieds d’un Christ (noir par-dessus le marché) avant de se livrer à une danse peu catholique tout nombril en avant. Si vous voulez mon avis, elle a dû voir « Le quatrième homme », où l’on voit l’acteur principal, embrasser dans une église les jambes en bois sombre du Christ crucifié, jambes qui deviennent celles d’un éphèbe en slip, slip qui va vite finir sur ses chevilles, et comme le héros est un homo, je vous raconte pas la suite (non, vous risquez d’être surpris, c’est pas ce que vous croyez …).

« Le quatrième homme » commence par un écran noir de presque une minute, sur fond de musique synthétique glaciale. Les premières images nous montrent une araignée (une veuve noire) prendre et tuer trois moucherons dans sa toile avec en surimposition le générique qui défile en lettres rouge sang. Quand le générique est terminé, la caméra va un peu plus bas sur la droite, où trône sur un meuble une petite statue de la Vierge, et poursuivant son chemin, vers un lit où se réveille un type. Qui se réveille super gueule de bois, mains tremblantes et bite pendante, descend au rez-de-chaussée où un blondinet joue du violon. Le gars étrangle le violoniste. Seconde scène, le gars est en bas de l’escalier, on comprend qu’il est en couple avec le violoniste, et il lui annonce qu’il est à la bourre pour partir donner une conférence. La première scène de l’étranglement était donc un cauchemar. Et des rêves, des cauchemars ou des visions prémonitoires, tout le film en est farci, et tout est fait pour que le spectateur ne sache pas s’il s’agit de rêves ou de réalités, c’est généralement la scène suivante qui nous l’indique. Le procédé n’est évidemment pas nouveau, c’est sa multiplication qui en fait l’originalité.

Le mec à la gueule de bois (sacré picoleur, ça lui jouera des tours) est un écrivain, Gérard Rêve (inspiré d’un vrai écrivain néerlandais controversé, forcément controversé tout comme Verhoeven qui s’appelle Gerard Reve ouais, Verhoeven a fait – volontairement - un jeu de mots sur le nom et un des axes majeurs du film que seuls les Français peuvent comprendre). Le Gérard prend un journal au kiosque de la gare, et en bon homo à la recherche d’un p’tit coup, tourne autour d’un éphèbe en train de mater un mag porno (féminin), monte dans son train, où une blonde avec un nourrisson lui inspire d’autres visions sanglantes. Pour vous dire que Verhoeven a fait profond dans la réflexion, cette blonde qui retrouvera son Jules à la descente du train, c’est la Vierge Marie (elle servira plusieurs fois de guide et/ou d’ange gardien à Gérard), son mari c’est Dieu et son bambin, of course Jésus (c’est Verhoeven qui le dit, l’ange gardien j’avais compris, la Trinité, ça m’avait échappé). Faut dire que Verhoeven multiplie plein d’allusions, souvent de l’ordre du subliminal ou de l’ésotérique (que ceux qui pigent toutes les symboliques du film au premier coup se fassent connaître, y’a rien à gagner), comme une réponse à ceux qui l’avaient accusé de faire du cinéma « léger ».

Les choses deviennent plus simples lorsque le Gerard se fait vamper à sa conférence par Christine (là encore, étymologie du prénom, alors que c’est elle le personnage diabolique – ou pas – du film) une sublime blonde androgyne en rouge (forcément en rouge, c’est la couleur dominante du film) silhouette et coiffure à la Sylvie Vartan des années 80, 90, ou plus tard, je sais pas, j’ai jamais été fan des voix bulgares, surtout chantées faux … Elle l’amène chez lui, il réussit à la sauter (difficilement, mais il est un peu bi à ses heures perdues). Elle est veuve, riche, propriétaire d’un institut de beauté (le Sphinx, doté d’une enseigne en néons, mais y’en a qui marchent pas, on lit Spin, faut avoir fait néerlandais en première langue pour savoir que spin, ça veut dire araignée). Et elle fume des Dunhill International. Et là vous vous demandez pourquoi je cause des Dunhill Inter ? Ben facile, c’est les clopes que moi je fume … A partir de cette nuit passée ensemble, whisky aidant, les rêves ou pas, cauchemardesques ou prémonitoires vont se multiplier pour le Gérard. Avec un enchaînement croquignolet de trois vaches encore saignantes pendues dans un mausolée au-dessus de jarres contenant leur sang, avec une quatrième jarre en attente. La scène suivante, Gerard se réveille, commence à caresser Christine, qui saisit une grosse paire de ciseaux et … ben oui, vous avez deviné …

Evidemment, toutes ces visions prendront sens quand Gerard découvrira que Christine a été mariée trois fois et s’est retrouvée veuve trois fois. Des bobines de Super 8 trouvées dans un secrétaire laissent à penser qu’elle est peut-être bien pour quelque chose dans la mort de ses trois époux. Dès lors, Gérard serait-il le quatrième ?

A ce stade, y’a un titre de film qui clignote, celui de « Basic instinct », de, tiens comme c’est bizarre, Paul Verhoeven. Ben oui, d’ailleurs il s’en cache pas, le personnage de Cathy Tramell est un décalque de celui de Christine dans « Le Quatrième Homme », Verhoeven a toujours eu tendance à se plagier …

« Le Quatrième Homme » plutôt concis (une centaine de minutes), n’en reste pas moins un pavé. Et comme tous les pavés, quand tu le prends dans la gueule, tu trouves que c’est lourd. Il embrasse plein de genres (le polar, le thriller, le psychologique, l’érotique) multiplie des symboliques parfois absconses et donc pas faciles à suivre. Les deux acteurs principaux (Jeroen Krabbé et Renée Soutendijk) font partie des habitués de la période européenne de Verhoeven. Ils tenteront eux aussi une carrière américaine, avec nettement moins de succès (pour être gentil) que leur metteur en scène.

« Le Quatrième Homme » au vu de ce que je connais de la filmo de Verhoeven, est certainement son plus glauque. Mais pas son meilleur, tant le hollandais violent semble se bonifier dans ses vieux jours. « Black book », « Elle » et « Benedetta » sont pas mal du tout, mais désolé Paulo, j’ai jamais été fan de tes succès intergalactiques genre « Robocop », « Total recall » ou « Basic instinct » …


CANNED HEAT - BOOGIE WITH CANNED HEAT (1968)

 

Ascenseur pour l'échafaud ?

Canned Heat … J’ai arrêté de compter le nombre de fois où je les ai cités (souvent en compagnie de Status Quo) pour décrire d’une façon compréhensive par tous quelque chose de pénible et répétitif. Un truc bien ianch, quoi … Les Canned Heat, c’est malheur et misère à tous les étages. Les deux leaders et fondateurs du groupe claqués bien jeunes, ce qui n’empêche pas Canned Heat de bientôt entamer sa sixième décennie d’existence. Au répertoire, une litanie immuable de boogies monotones (dans tous les sens du terme), étirés pendant une demi-heure (voire plus) sur scène. Le tout d’un rigorisme et d’un ascétisme virant à l’idée fixe, à la trademark…

Vestine, Wilson, Hite, Taylor, De La Parra : Canned Heat 1968

Vous imaginez sans peine ce qui va suivre avec ce « Boogie with Canned Heat » …

Bon, vous vous trompez. Derrière le titre pléonastique, se cache un bon disque. Qu’il ne viendra certes à l’idée de personne de classer parmi les grandes œuvres des 60’s-70’s, mais s’il fallait en retenir un du Heat, c’est celui-là. Parce que durant leur période « royale », le groupe n’en a sorti qu’une poignée, et celui-ci dépasse de loin tous les autres. Et aussi et surtout, parce qu’il n’y a pas que des boogies, il y a aussi des blues (du boogie, du blues, il doit plus rester grand-monde, la plupart des lecteurs sont à ce stade retournés jouer en ligne, où voir si une blonde vulgaire, la quarantaine pas farouche, n’était pas venue consulter leur profil Tinder). Mais pas que. « Boogie … » est le disque le plus varié, le plus subtil de Canned Heat.

L’histoire commence à Westwood, quartier (celui de l’UCLA entre autres) de Los Angeles. Dans un magasin de disques consacré aux vieilles rondelles de blues, bosse le dénommé Bob Hite, pilosité néanderthalienne et carrure massive (son surnom « The Bear » n’a pas nécessité beaucoup d’imagination). Hite en plus d’être vendeur, est un collectionneur compulsif de ces préhistoriques galettes rustiques (mais pas un gestionnaire, il se séparera de ses dizaines de milliers de vinyles pour cause de faillite personnelle). Un de ses clients est Alan Wilson, redoutable bigleux (pour lui aussi, le surnom « Blind Owl » sera une évidence) toujours à la recherche d’une pièce rare en 78T ou en acétate. Le binoclard emmènera un jour sa guitare, le gros poussera la chansonnette, et après le long périple habituel des va-et-vient de personnel, des galères et des premiers concerts et enregistrements, une formation se stabilise, se professionnalise plus ou moins sous le nom de Canned Heat (en référence à une chanson d’un antique bluesman dont j’ai pas envie de rechercher le nom).

Bob Hite

Un premier album éponyme (quand je vous disais que Canned Heat et imagination ça rime pas) voit le jour début 67, et il est uniquement composé de reprises (de blues) et comme on le dit en termes diplomatiques, ne trouve pas vraiment son public. La rotation du personnel continue, et au trio en lice au début d’année (Hite, Wilson et le bassiste Larry Taylor), viendront s’ajouter le guitariste Henry Vestine (venu de la galaxie Frank Zappa) et le batteur Fito De La Parra rejoindra le groupe en studio qui enregistre ce qui deviendra « Boogie with Canned Heat ».

Sauf que … accident industriel. Durant l’été, le groupe en tournée (et en goguette) s’est fait serrer par les keufs, poches lestées d’herbe qui rend nigaud. En ces temps-là, période psychédélique ou pas, flics et justice rigolent pas avec la drogue, surtout quand ça concerne des corniauds de seconde zone. Le type qui leur sert vaguement de manager (Dick Taylor, rien à voir avec le bassiste) profitera de l’occasion. Il payera la caution pour faire sortir du poste (Vestine, qui jouait avec Zappa - lequel virait immédiatement tout musicien en possession ou ayant consommé des substances – avait esquivé la rafle) les quatre nigauds, moyennant la moitié des droits d’auteur sur leurs chansons et disques à venir. Autrement dit, fini les albums 100% reprises, le groupe allait devoir composer. Conséquence immédiate, une demi-douzaine de reprises déjà mises en boîte seront écartées, et paraîtront plus tard en bonus sur des rééditions (j’y reviendrai plus bas … si j’y pense). Mais, comme beaucoup à l’époque (Led Zeppelin sur son premier album), Canned Heat va enregistrer des reprises dont ils « oublieront » de créditer les auteurs.

Alan Wilson

Cas d’école, le dernier titre de l’album, « Fried Hockey Boogie », onze minutes au chrono. Ecoutez l’intro. Note pour note la même que celle de … « La Grange » de ZZ Top, sorti cinq ans plus tard. Etonnant ? Ben non, le Heat et les Texans ont pompé sans vergogne le « Boogie Chillun » de John Lee Hooker, qui lui-même avait repiqué un riff que son beau-père lui avait appris, et qui venait de la tradition musicale du fin fond du Delta blues … Pour éviter de se fâcher avec le Hook, le même titre live sera rebaptisé « Woodstock Boogie » (vingt-sept minutes) lors du fameux festival, ou « Refried Boogie » (quarante et une minutes (!) sur « Playing the blues »). Banqueroutes mutuelles en vue, Canned Heat et John Lee Hooker laisseront leurs avocats au vestiaire pour enregistrer ensemble « Hooker & Heat », renflouant momentanément leurs carrières. Le morceau litigieux sera évidemment de la partie, cette fois intitulé « Boogie Chillun n°2 » (un auto-plagiat de Hooker, version électrique de l’original acoustique) et crédité à Hooker. Fin de l’histoire ? Non, car une variation du riff sert d’ossature à « On the road again » …

« On the road again », c’est le titre le plus connu du Heat. Un morceau à la trajectoire étrange. Enregistré en version blues de sept minutes et écarté avec d’autres de « Boogie … ». Avec au chant, la voix aigue et fluette d’Alan Wilson. Une nouvelle version, plus courte (cinq minutes), au tempo plus rapide et introduite par un drone de tampura (sorte de sitar) persistant figurera sur « Boogie … » (premier titre enregistré avec le nouvel arrivé De La Parra). Et parce qu’avant que l’album soit dans les bacs, il faut sortir du vinyle, la version de l’album amputée des solos d’harmonica et de guitare, sera la face B d’un 45T avec en face A un – toujours cette imagination dans les titres – « Boogie music » (disparu du tracklisting de « Boogie … » et même des bonus tracks, c’est dire que ça devait pas être un titre terrible). Peu captivé par cette face A, un DJ retournera la galette et passera « On the road again » à l’antenne … on connaît la suite, le titre a traversé les décennies …

« Boogie … » c’est pas seulement des histoires de plagiat, et faces B qui deviennent des hits planétaires. C’est un disque qui sans être forcément captivant par son originalité n’est pas une enfilade de titres siamois. N’en déplaise aux puristes qui ne jurent que par St Wilson et St Hite lorsqu’il est question du Heat, le grand bonhomme de « Boogie … » pour moi c’est Vestine. Grand guitariste sous-estimé, balançant des solos pleins de wah-wahs hendrixiens (sur l’introductif « Evil woman ») et de pédale fuzz (un peu partout ailleurs). Parce que sans être de mauvaise foi (et je m’y connais en mauvaise foi), on peut pas dire que niveau compositions et niveau instrumental, ce soit stratosphérique. Alan Wilson (un peu d’harmonica, de piano de guitare et de slide) ne laisse pas pantois par sa technique, la rythmique Taylor – De La Parra fait son job sans plus (leurs solos respectifs sur « Fried hockey … » ne sont pas entrés dans la légende des grandes démonstrations virtuoses), et Bob Hite pourtant physiquement imposant ne marque pas spécialement son territoire au chant. Le vrai bonus du disque, c’est Vestine, d’ailleurs il a un titre instrumental (ou plutôt un solo de cinq minutes) rien que pour lui. « Marie Laveau » qu’il s’appelle ce titre, en référence à une figure mythique de la culture vaudou du bayou louisianais. « Marie Laveau », traditionnel que l’on retrouvera (avec des paroles) chez Dr John. Admirez la transition … parce que le bon toubib, on voit pas son nom sur la pochette (une histoire de contrats, de droits, un truc du genre), mais il a bien participé à ce « Boogie … » et ça s’entend. Le piano swinguant et les arrangements de cuivres sur « Marie Laveau » et « An Owl song », c’est lui, et ça rompt carrément le ronronnement monotone des boogie blues.


« An Owl song », c’est l’autre titre de la galette écrit et chanté par Wilson, un rhythm’n’blues léger avec cuivres en avant et le piano new-orleans style du Toubib. Si ce titre démontre que Wilson avait les moyens de faire évoluer le monolithisme du Heat, pas seulement à cause de sa voix de falsetto, mais surtout parce qu’il pouvait écrire dans un autre registre que les douze immuables mesures, le groupe n’aura pas vraiment le temps d’exploiter ses talents (l’autre gros succès du Heat, « Going up the country », c’est aussi lui), il en sera le premier macchabée (ingestion de trop de barbituriques, sans que la thèse du suicide puisse être validée). Il n’en tirera aucune gloire posthume (il est celui du « Club des 27 » qu’on ne cite jamais), c’était un gars au tempérament discret voire mutique, il n’avait rien du rocker flamboyant …

Canned Heat était un groupe sympa, accessible, et du moins à ses débuts plutôt « positif » (point trop de drogues dures, ça viendra plus tard). Témoin sur « Boogie … » le titre anti-drogue « Amphetamine Annie » boogie mâtiné de rhythm’n’blues. Episode connu de la coolitude du groupe, lors du festival de Woodstock, pendant que le groupe joue, un zombie raide def monte sur scène, titube vers le colossal Hite, et vient le taxer d’une clope. Hite sort son paquet de la poche de son polo Prisu, file une clope au gars qui fouille ses poches, il a pas de briquet. Hite sort le sien, donne du feu au quidam, qui entame la causette, puis repart en zigzaguant, le tout sans que Hite se départisse de son sourire et de sa bonhommie. Lors du même festival, l’activiste et plus ou moins organisateur Abbie Hoffman, monte sur scène à la fin d’un titre des Who, et commence à entamer un speech militant au micro. Speech dont on ne saura rien, Pete Townshend lui administre un magistral coup de pied au cul et l’éjecte de la scène …

Bon, revenons à « Boogie … ». Quelques machins bluesy (« Whiskey headed women », « Turpentine moan ») de circonstance, bien dans la ligne du parti, n’apportent pas grand-chose, tout comme le boogie-rock de « World in a jug ». La rondelle ne serait pas complète sans un autre titre à la John Lee Hooker, « My crime ».

En tout cas, la version réaménagée de « Boogie … » est meilleure que ce que le disque aurait pu donner avec les premières reprises mises en boîte, avec ses reprises empruntées au répertoire de (of course) Hooker (« Whiskey & wimmen », T Bone Walker (« Mean old world »), Albert King (« The hunter »), Buster Brown (« Fannie Mae »), ou Big Joe Turner (« Shake rattle & roll »). Pour les deux dernières, ça souffre quand même un peu beaucoup de la comparaison respectivement avec les versions de Presley ou des Stones.

Voilà, voilà, j’ai dit pas mal de bien d’un disque de Canned Heat …