Le disque de l'émancipation ...
« What’s going on » inaugure le déclin et
entérine le changement du style Motown. Déclin n’est peut-être pas le terme qui
convient, parce que ce premier disque solo de Marvin Gaye ou plus encore ceux
de Stevie Wonder afficheront des chiffres de vente plus que conséquents. Mais
c’est toute une tradition, toute une culture de la maison de disques de Detroit
qui se trouve remise en cause.
Motown, c’était l’usine à hits des sixties, axée sur
le 45T. Une entreprise dirigée de main de fer par son créateur Berry Gordy.
Avec une organisation quasi militaire. En haut, Berry Gordy, le Boss. A l’étage
inférieur, les auteurs (Holland/Dozier/Holland, Smokey Robinson, …) et les
musiciens (les Funk Brothers, fantastique groupe de studio qui joue sur tous
les titres des 60’s). Viennent ensuite les stars, les figures de proue
médiatiques du label (avec à leur tête Diana Ross, Gladys Knight, Little Stevie
Wonder, …). Enfin, au bas de l’échelle, toute cette fourmilière d’employés
attendant que le bon vouloir du maître leur confie une session de studio ou un
titre à chanter. Marvin Gaye a commencé tout en bas, préparer le café, aller
chercher des pizzas, ce genre de choses… De temps en temps, quand les Funk Bros
étaient en tournée, il faisait des sessions à la batterie. Puis quelques chœurs
sur les disques des autres. Puis on lui a refilé des morceaux que personne
voulait chanter et dont il a fait des hits. Jusqu’à devenir au fil des années
une des figures qui comptent dans le label. Et surtout un des rares à faire de
la soul stricto senso, et à souvent chanter en duo avec Tammi Terrell. Un amour
platonique unissait les deux, et elle s’effondrera dans ses bras sur scène,
victime d’une tumeur foudroyante au cerveau, dont elle ne tardera pas à mourir.
Marvin Gaye ne s’en remettra pas, abandonnant plus ou moins sa carrière.
Quand il veut revenir, il frappe un grand coup,
entamant un bras de fer avec Berry Gordy pour pouvoir gérer seul sa carrière.
Pas simple, la femme de Marvin, Anna, de dix-sept ans son aînée, est la sœur de
Berry Gordy. Bonjour l’ambiance dans les repas de famille …
Marvin Gaye obtiendra gain de cause, il enregistrera
ce qu’il veut, et ses disques continueront de paraître sur Motown. Lui qui
jusqu’à présent était le chanteur soul, celui des bleus à l’âme et des peines
de cœur, va effectuer par ses textes un virage radical. La Motown dans les
sixties, c’était un peu le pays des Bisounours, les chansons « gentilles »,
alors que la communauté black américaine commençait à s’embraser (les émeutes
de Watts, Angela Davis, Luther King, Malcolm X, James « say it loud, I’m
black and I’m proud » Brown, …). Et là, coup sur coup, parce que la
concurrence artistique et « politique » des autres labels la poussait
au cul, Edwin Starr avec « War » et les Temptations avec « Ball
of confusion » allaient remettre la Motown sur les rails de la
revendication sociale … C’est dans ce contexte que paraît « What’s going
on », qui sera le disque le plus résolument politique de Marvin Gaye.
Rien qu’à voir la pochette, on est frappé par ce
regard hautain qui se fout de l’objectif du photographe, ce sourire un peu
narquois, cette photo prise sous la pluie. A l’opposé des visuels traditionnels
du genre. Sur chaque face du 33T original, tous les titres sont enchaînés, et
construits autour de phrases musicales très proches. Une impression de n’avoir à
faire qu’à des variations d’un même thème, impression renforcée par la voix de
Marvin Gaye, qui se cantonne à un registre soyeux, léger, quasi murmuré … on
est presque dans le concept album. Et puis, Marvin Gaye ne fait pas dans
l’elliptique. De l’interrogation sur « l’état du monde »
(« What’s going on »), de son rapport avec le mystique et la religion,
(« Wholy holy », « God is love », Gaye est le fils d’un
pasteur très strict qui l’assassinera le jour de ses 45 ans), de l’évocation de
la guerre (« What’s happening brother », Marvin a son frère au
Vietnam), de celle des ghettos noirs (« Inner City blues »), du monde
que l’on laissera à nos enfants (« Save the children »), et même
d’écologie, un mot très rarement utilisé à l’époque (« Mercy mercy
me »). Sans oublier les poudres blanches qui sur la durée seront ses plus
fidèles compagnes (« Flyin’ high »).
La musique, cette soul langoureuse et mid-tempo,
soulignée par des cordes, des cuivres (mais toujours légèrement, on n’est pas
chez Earth, Wind & Fire), s’orientant parfois vers des sonorités jazzy ou
bluesy, va marquer son époque, orienter le son et générer les succès de toute
une frange de la soul (Curtis Mayfield, Isaac Hayes, le Philly sound, …). Ce
disque est un choc, tant pour l’esprit que pour l’oreille. Les hits seront là
et bien là, trois titres classés en haut des charts (l’insurpassable « What’s
going on », « Inner city blues », « Mercy mercy me »),
l’album sera également un carton commercial, une influence durable (la réponse
sarcastique de l’autre génie black du moment Sly Stone avec « There’s a
riot goin’ on »), et régulièrement cité dans le Top Ten des meilleurs
disques jamais publiès tous genres confondus …
Du même dans ce blog :
How Sweet It Is To Be Loved By You
Let's Get It On
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Je préfère Sly Stone, mais faudrait quand même que je me le chope un jour celui là.
RépondreSupprimerInner city blues...Renversant! Rhââââââ Lovely!
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