JOHN BADHAM - LA FIEVRE DU SAMEDI SOIR (1977)

 

Great disco swindle ...

« La fièvre du Samedi soir » (« Saturday night fever » en V.O.) est le genre de films comme il peut en sortir deux ou trois tous les cinquante ans. Pas de scénario, des acteurs au mieux de quinzième zone, un budget de misère, un inconnu à la caméra, et résultat, un film que même les talibans doivent connaître … Comment peut-on en arriver là ? Asseyez-vous, sortez les costards blancs, les chemises à cols pelle à tarte, les chaussures vernies à talons compensés, allumez les boules à facettes, mettez à portée de main une compile de Kool & The Gang, et ouvrez grand vos oreilles, Papy Lester va vous conter cette histoire peu commune …

Badham & Travolta

A l’origine de toute l’affaire, Nik Cohn. Anglais expatrié aux States, et une des stars du journalisme « rock » des seventies, auteur de l’excellent « Awopbopaloobop alopbamboom, the golden age of rock ». Toute la presse spécialisée ou pas lui demande des articles sur les nouvelles tendances musicales. En 1975, il écrit un papier fleuve pour le New York Magazine intitulé « Inside the Tribal Rites of the New Saturday Night », racontant son immersion dans des clubs interlopes de la ville où toutes les communautés sociales et raciales de New York se réunissent à la fin de la semaine de boulot au son des rythmes disco. Cohn l’a depuis avoué, son article est totalement bidon, il a tout inventé, ces endroits au pire n’existent pas, et au mieux, il ne s’y passe pas vraiment ce qu’il décrit … Bon le disco lui existe, extrapolé du funk et de la soul (notamment de Philadelphie) un rythme dansant en 4/4 avec les seconds et quatrième temps très appuyés (le fameux tchac-poum). Mais c’est une musique pas très populaire, et surtout uniquement réservée au public Noir. Ses « héros » en 1975 sont Barry White, KC & the Sunshine Band, Gloria Gaynor, vont apparaître Donna Summer et Chic (à noter que le « Young americans » de Bowie s’inspirait en partie de ces rythmes avant-gardistes). Cette vague disco qui grandit va évidemment générer ses détracteurs (le fameux slogan « Disco sucks » et à la fin de la décennie les autodafés des 33T de disco).

L’article de Nik Cohn, des gens l’ont lu. Dont Robert Stigwood, producteur entre autres de films musicaux « contre-culturels » genre « Jésus-Christ Superstar » ou la nanardesque version filmée de « Tommy ». Stigwood vient de prendre sous son aile (moyennant un contrat léonin) un réalisateur de seconde zone, John Avildsen. Qui vient de terminer « Rocky », un film évidemment fauché sur le rêve américain à travers le prisme de la boxe, donnant la vedette à un nabot italo-américain quasiment inconnu, Sylvester Stallone. Avildsen est sommé par Stigwood de mettre en chantier et à moindre frais un film sur le disco. Manière de refaire le coup de Stallone (« Rocky » vient de sortir et grimpe au box-office), la tête d’affiche sera confiée à un certain John Travolta, acteur localement connu pour son rôle dans une série télé diffusée sur New-York … Mais Stigwood n’est pas que dans le cinéma, il est aussi dans la musique et s’est occupé notamment de la carrière de Cream et a en magasin un groupe de frangins originaire de son pays (l’Australie), les Bee Gees. Un groupe a la trajectoire bizarre, ayant commencé en Angleterre par des chansons psychédéliques, avant de tomber dans l’oubli, de revenir avec de la pop plus ou moins symphonique et des hits mondiaux (« Massassuchets », « To love somebody ») et de retomber de nouveau dans l’anonymat. Là, vers 1975, ils tentent de bricoler des morceaux sur des rythmes disco. Le requin Stigwood sent le coup double, produire un film sur le disco, et en confier la musique aux frangins Gibb, chargés d’écrire des titres pour la B.O, et de faire le tri dans tout ce qui est proposé par d’autres (y compris d’improbables reprises de la Vème Symphonie de Beethoven ou une extrapolation d’un thème de Moussorgski, ces deux titres finiront sur la bande-son du film). Comme Stigwood est dans la musique, il sent bien que la vaguelette disco peut vite faire flop, et met la pression sur Avildsen (scénario, repérages, casting, …) pour qu’il accélère la cadence. Pendant que de son côté Travolta suit depuis des mois des cadences de travail infernales avec un chorégraphe, perd des kilos, et se demande si ce film sera réellement mis en chantier.


Les choses traînent et Stigwood ne va pas faire dans le détail. Il convoque un jour Avildsen (c’est Avildsen lui-même qui raconte dans les bonus de « Saturday night fever ») en lui disant : « J’ai deux nouvelles pour toi. Une bonne et une mauvaise. La bonne, c’est que « Rocky » est nominé plusieurs fois aux Oscars. La mauvaise, c’est que je te vire. ». Exit Avildsen et recrutement immédiat d’un quasi anonyme, John Badham. Avec un ordre de mission clair et concis, en gros : « Tu as trois mois pour tourner un film sur le disco avec Travolta en tête d’affiche. Et une poignée de dollars. Allez, action … ».

« La fièvre du samedi soir » sera donc tourné en extérieurs dans Brooklyn, une minable boîte locale sera relooké, et un certain Norman Wexler chargé d’écrire un scénario à partir de l’article de Nik Cohn … Inutile de dire que tout sera fait à l’arrache, Travolta ayant même à peu près carte blanche pour improviser ce qui n’est pas écrit (dans toutes les scènes, de danse ou pas) … Sauf que très vite les problèmes vont se multiplier. L’inconnue chargée du premier rôle féminin jette l’éponge (ou est virée selon les versions), et la tout autant anonyme Karen Lynn Gorney est recrutée la veille du premier jour de tournage. Au bout de quelques prises, il s’avère que tourner en extérieurs à Brooklyn n’est pas une bonne idée, c’est à peu près le seul endroit au monde où Travolta est connu, et très vite des dizaines, des centaines de badauds (ils disent des milliers dans les bonus du film, j’ai l’impression qu’ils exagèrent) vont arriver sur les lieux du tournage pour voir le héros aminci et relooké de leur sitcom favorite. La police en nombre devra les contenir, généralement sur le trottoir d’en face. Corollaire, la mafia locale, guère séduite par autant de gens et de flics sur son carré de bitume, va venir demander à Stigwood une petite contribution financière, afin de « sécuriser » les lieux de tournage. Ignorées dans un premier temps, ces demandes seront acceptées après le départ tout à fait accidentel de quelques incendies (notamment devant la boîte où se passe une grande partie du film). Mais le pire n’est pas là. Travolta sur qui repose tout le film perd au début du tournage sa femme de dix-huit ans son aînée, emportée par un cancer du sein. Il lui faudra composer avec le deuil et la douleur et assurer devant la caméra … une légende est en train de s’écrire …

Travolta & Gorney

Badham tiendra le cahier des charges, et les premières diffusions du film ont lieu fin 1977. Résultat : un film qui a coûté trois millions et demi de dollars en a rapporté quasi 70 fois plus lors de son exploitation en salles (sans compter les VHS, les locations, Dvd, Blu-ray, ou les ressorties en salles). La bande-son du film s’est dépotée à 40 millions d’exemplaires dans le monde, avec trois titres des Bee Gees (« Stayin’ alive », « How deep is your love » et « Night fever ») en haut des charts mondiaux en 1978. Il paraît que celles de « Bodyguard » et « Dirty dancing » ont fait mieux à quelques unités près. Sauf que ces deux dernières étaient des vinyles (ou Cds) simples, celle de « Saturday night fever » est un double vinyle (ou Cd).

Comment tel raz-de-marée commercial est-il possible ? Parce que contre toute attente « La fièvre du samedi soir » est un film, un vrai de vrai. Avec une histoire, des personnages pas toujours très simples-simplistes-simplets, une énorme performance de Travolta (qui est de toutes les scènes) … Et puis une conjonction étonnante avec l’actualité. La vague disco aurait pu avoir disparu lors de la sortie du film. Elle était en train de submerger le monde, tous les clubs, toutes les radios, tous les juke-boxes crachaient du disco. A quelques encablures du lieu de tournage le Studio 54 devenait la boîte la plus branchée du monde, Bianca Jagger en était son égérie (et principale cliente), son Mick de mari y passait quelques fois, et toutes les stars et milliardaires du monde s’y faisaient photographier. Et c’était une boîte à la programmation 100% disco … Rarement film a été autant raccord avec l’actualité qu’il traite (le seul autre exemple qui me vienne à l’esprit, c’est « Le dictateur » de Chaplin). Et ça attirait du monde parce qu’on voyait et entendait (en plus du chant et de la danse) dans « La fièvre du samedi soir » des choses assez rares dans les films grand public (des « fuck » et des « shit » à chaque phrase, des tétons de strip-teaseuse, des mecs qui prennent de la drogue, une tournante à l’arrière d’une voiture, un avortement, un suicide, …)

Papa et Maman Manero

« S.N.F. » (désolé je vais commencer à abréger, je commence à trouver le temps long devant mon clavier), c’est une tranche de vie de Tony Manero (Travolta of course), jeune italo-américain de Brooklyn. Il bosse dans une quincaillerie, et le samedi soir, comme c’est un bon danseur, il se met sur son trente et un et va, accompagné de ses potes aussi bas du front que lui, foutre le feu au dancefloor d’une boîte minable du quartier, espérant se faire remarquer (et plus si affinités) de quelque gonzesse peu farouche … L’intrigue essentielle du film sera pour lui de trouver une partenaire (et accessoirement de la sauter) avec laquelle il pourra remporter un concours de danse dans sa boîte de prédilection … On en connaît des films musicaux, tristes navets sonorisés où le script est aussi mince (« Footlose », « Dirty dancing », « Flashdance », et foultitude d’autres ayant eu moins de succès) qui ne présentent aucun intérêt.

Dans « S.N.F. », on s’attaque aussi à la vie sociale et familiale de Tony Manero (le paternel chômeur, la mère femme au foyer, le frère aîné au séminaire et bientôt défroqué, la petite sœur mutine, et la vieille mama au bout de la table). Cet espèce de matamore en dehors de chez lui (parce que at home il prend des torgnoles s’il se tient pas bien) se fait enfumer par sa dulcinée totalement mytho (elle est secrétaire dans une agence de com, et lui fait croire qu’elle prend le café ou ses repas avec toutes les stars du ciné ou de la chanson qui passent en ville, et ça émeut fortement Tony, lui qui ne connaît même pas l’existence d’Eric Clapton ou de Laurence Olivier …). Pourtant, Tony, il en a des références. Dans sa piaule, y’a des posters de Rocky Balboa, Bruce Lee, Al Pacino, et côté meufs, Farah Fawcett en maillot de bain et Lynda Carter dans sa tenue de Wonder Woman. Et puis, le rêve de Tony et de ses bras cassés de potes, c’est une fois passé le Verrazano Bridge (dont il connaît tous les détails architecturaux et où lui et sa bande vont faire de l’équilibre sur les travées et les filins en sortant de boîte) de pouvoir aller à Manhattan, chez les gens « bien », dans cet autre monde … et « S.N.F. », contrairement à beaucoup de ses semblables longs-métrages, n’est pas un film avec une happy end … Même Tony a à peu près tout foiré, il garde son boulot minable, il essaie d’aller vivre avec sa partenaire à Manhattan, mais c’est pas gagné, et il s’est rendu compte qu’il y a des Blacks et des Porto-Ricains qui dansent mieux que lui … et en plus de victimes virtuelles du film, le pauvre Badham s’est fait virer par la Paramount le lendemain de la première (dialogues et scènes vulgaires, les gens de la vénérable maison ayant frisé l’apoplexie sur le plan en contre-plongée de Travolta en slip). Autres victimes collatérales plus tardives : les Bee Gees, dont le nom n’est pas prononcé une seule fois (faut le faire) au cours d’un doc de 30 minutes sur la musique du film (je suppose que des histoires de contrats, de droits, de royalties ayant fini au tribunal doivent expliquer ça)…

Helen, la vraie maman de Travolta

« S.N.F. » a eu du succès parce qu’il enquille les scènes fameuses, devenues cultes. Et ça commence dès l’intro, pendant que défile le générique, où l’on voit Tony, un pot de peinture à la main, marcher en rythme sur la musique de « Stayin’ alive ». Parenthèse, pour bien situer le côté fauché du film, pendant cette scène inaugurale, Tony achète une part de pizza et une fois arrivé au magasin, vent le pot de peinture à une femme d’un âge respectable qui l’attendait. La marchande de pizza, c’est la sœur de Travolta, et la mamie dans le magasin, sa propre mère …Et puis Travolta exécute de grands numéros de danse, certains improvisés. Et sans être doublé. Il a refusé et est le plus souvent filmé de pied en cap quand il danse (comme Fred Astaire, il l’a exigé) ce qui montre qu’il n’y a pas de doublure. Enfin si, une fois, et même des années après, ça fout la rage à Travolta quand il en cause, c’est le plan au début où il met sa chaussure en face d’une exposée en vitrine pour juger de son effet. Et bien, c’est pas sa jambe, il y a eu recours à une doublure, personne a jamais compris pourquoi, juste pour lever la jambe devant une vitrine …

« S.N.F. », c’est aussi un film qui fourmille de références. Pas seulement les posters dans la piaule où le name dropping effréné de Karen Lynn Gorney. On sait pas si le scénariste a pas eu suffisamment de temps ou si c’était une feignasse, mais enfin … la boîte de Tony s’appelle le 2001 Odessey, la baston dans l’entrepôt désaffecté avec les latinos très chorégraphiée est un copier-coller de celle entre les Troogs et les Je-sais-plus-qui de « Orange mécanique », et cette rivalité entre bandes renvoie à « West side story ». Et toute la thématique et l’ambiance faussement joviale alors que des drames se nouent, les bandes et les bagnoles, ça fait quand même un peu penser à « American Graffiti ».

A contrario, quand Travolta et Gorner sont assis sur un banc sur les quais surplombés par le Verrazano Bridge, on trouvera quelques mois plus tard exactement le même plan filmé de l’autre côté du fleuve par Woody Allen (lui et Diane Keaton sur un banc) dans, of course, « Manhattan ».

Ma scène préférée : le cours de danse disco pour troisième âge dans le local où va vont s’entraîner Travolta et Gorner …

Conclusion (ouf …). Pas un chef-d’œuvre, mais un très bon film culte …


THE CURE - SEVENTEEN SECONDS (1980)


 Cold Wave ...

Un beau jour, dans les années 2000, parce qu’il ne sortait plus que des mauvais disques, ou que plus personne n’en achetait, ou les deux, y’a un manager fûté qui a dit à ses poulains qu’ils avaient qu’à rejouer en concert l’intégralité et dans l’ordre des titres leurs vieux disques, ceux que les gens aimaient et avaient achetés. Je sais pas qui a eu l’idée, ni qui a commencé, mais tous les quadra-quinquas voire plus du rock s’y sont collés. On prenait la masterpiece de la disco, on étirait un peu les morceaux, une heure passait, rideau, deux ou trois hits en rappel et l’affaire était dans le sac, merci chers fans pour votre contribution au quotidien de nos vieux jours …

Gallup, Tolhurst, Smith & Hartley : The Cure 1980

Cure n’a pas échappé à la règle. Sauf que jouer un disque en entier, une poignée de titres en rappel et plier les gaules au bout d’une heure et quart de scène, c’était pas vraiment le genre de Robert Smith, qui dans ce cas-là aurait passé plus de temps à se crêper la tignasse, se maquiller le groin avec du noir, du blanc et du rouge à lèvres pétard, qu’à être sur scène. Parce qu’à l’instar d’un autre vioque du New Jersey et de ses poteaux de la rue E, Smith tient facilement trois heures sur les planches … et donc la solution pour coller à l’air du temps et en donner au public pour son argent fut pour les Cure de ne pas jouer l’intégralité d’un vieux disque, mais l’intégralité de trois vieux disques en concert. Ainsi, lors d’une tournée dont j’ai la flemme de rechercher la date, furent successivement balancés au public « Seventeen seconds », « Pornography » et « Desintigration » dans leur intégralité, plus quelques rappels, et il n’était pas rare que le groupe reste beaucoup plus de trois heures sur scène …

Tout ce pensum introductif pour dire que « Seventeen seconds » est un disque important pour les Cure. Apparus trop tard pour être les Sex Pistols ou les Clash et trop tôt pour être Eurythmics ou Depeche Mode, l’avenir des Cure semblait incertain. Les premiers titres du groupe partaient dans tous les sens, que ce soit sur le premier « Three imaginary boys », ou sur la compilation (ouais, je sais, sortir une compilation après seulement un disque, c’est pas très malin, mais Cure sortait plein de 45 T et de maxis, et cette compile « Boys don’t cry » c’était un peu une façon de prendre le train en marche pour ceux qui avaient raté le premier Lp). Et à propos de train, pas grand-monde l’a pris, le Cure des débuts est un groupe confidentiel dont la ligne musicale n’est pas vraiment définie, et au futur en forme de point d'interrogation.


Parce que Cure n’est pas un groupe. Robert Smith écrase tout le monde, c’est le Lider Maximo, et ça commence à défiler dans le casting … Manière de faire se poser des questions sur l’avenir de Cure, il va faire une pige comme guitariste chez Siouxsie & the Banshees. Après quelques mois d’existence, l’avenir des Cure est déjà une totale spéculation.

Robert Smith garde son pote batteur Laurence Tolhurst, vire le bassiste Michael Dempsey, embauche Simon Gallup à la place, et complète le line-up avec aux claviers un certain Matthieu Hartley, qui ne passera même pas un an dans le groupe et dont on a perdu la trace depuis … Les Three Imaginary Boys devenus quatre comme les Mousquetaires vont aller en studio pour en sortir « Seventeen seconds ». Et avec « Seventeen seconds » va commencer à s’écrire la saga Cure …

Finies les reprises saugrenues d’Hendrix, les tourneries pop, les petits rocks épileptiques et autres incongruités antérieures, et place au Cure sound, celui qui va quasiment définir une génération, celle des années 80. Quand la formule sera rodée et définitive, on verra les rues encombrées de silhouettes unisexes très Walking Dead, longs cheveux crêpés, orbites noircies, fond de teint farineux, lèvres carmin vif, fringues noires et baskets montantes blanches sans lacets. Le look de Robert Smith dans les eighties sera le plus copié, avant la décennie suivante celui de Kurt Cobain (mais là, c’était plus facile, moins disruptif …).

Niveau look, on n’en est pas encore là avec « Seventeen seconds ». Smith a vingt et un ans, le cheveu court, et une bonne bouille ronde sympathique … le parfait boy next door en somme. Niveau musique, par contre, ça commence à se démarquer de toute concurrence. Non pas que ce soit foncièrement original. On sent que Robert Smith (qui est le compositeur quasi unique et exclusif du groupe) a pas mal écouté Joy Division, et Cure s’essaie à sa façon à reproduire le martèlement rythmique du groupe de Manchester. Le tempo est lent, métronomique, les instruments forment un magma sonore d’où s’extraient des arpèges de guitare ou de piano, la basse est très mélodique (souvent une Fender VI à six cordes), le chant est fort, aigu, plaintif, et des mots tels que « cry », « scream », « tears », « blood », « dark », « rain », commencent à se poser comme la base lexicale des textes de Smith.

« Seventeen seconds » n’est pas parfait, mais la formule qu’il propose n’aura pas besoin de beaucoup d’évolutions pour devenir un des marqueurs sonores les plus facilement identifiables du rock. Qu’on l’aime ou pas, le son des Cure, on le reconnait instantanément …

Le disque débute par un instrumental (« A reflection ») tout en lenteur enchevêtrée de piano et guitare. « Play for today » qui suit est un des sommets de la rondelle, avec ce son de batterie tellement trafiqué (Mike Hedge, producteur depuis les débuts, Chris Parry, patron de leur label Fiction Records et Bob Smith co-produisent) qu’on la croirait électronique. L’intro, comme souvent chez Cure, atteint ou dépasse la minute, la voix de Smith trouve son registre qui la fait instantanément reconnaître. Seuls des synthés un peu datés et un rythme plutôt allegro (pour Cure s’entend) montrent les tâtonnements dans la mise en place du classic Cure sound…


Et « Seventeen seconds » c’est un peu ça tout le temps. C’est un disque de mise en place, un premier chapitre (d’ailleurs avec ses deux suivants « Faith » et « Pornography », on parlera souvent – au grand dam de Smith, et il a raison, « Pornography » est brûlant comme du métal en fusion » - de la trilogie « glaciale » de Cure). Il y a des petits trucs, qui à la réécoute à l’aune de tous ses successeurs, piquent les tympans. Si Smith sait commencer ses morceaux par de longues intros, il ne sait pas toujours les finir, certaines fins de titres sont plutôt abruptes (« Secrets », « M »). Parfois tout est en place et les titres auraient pu figurer sur au hasard, « The Head on the door », comme par exemple « In your eyes ». D’autres fois, des petits détails, parce que l’ensemble est quand même un bloc homogène, rendent un titre quelconque (« Three »).

Deux titres se démarquent. Leur premier single classé (31 dans les charts anglais, c’est pas « Seventeen seconds » qui a rendu Smith millionnaire) est « A forest », pas grand-chose à dire, c’est du classic Cure, et accessoirement le titre le plus joué par le groupe sur scène. L’autre titre majeur, c’est « M » qui met en avant ce côté « on sautille dans le désespoir », qui décliné et dupliqué par la suite (« In between days », « Why can’t I be you ») remplira bien les poches de Fatbob. Petite parenthèse sur les succès de The Cure. Leur titre peut-être le plus connu, « Boys don’t cry » (en gros mise en forme musicale joyeuse du désespoir) qui réunit les qualités de « M » et « A forest », est sorti en single avant la parution de « Seventeen seconds » sans obtenir le moindre succès. Ce n’est que lorsque la gloire du groupe sera atteinte que Smith le ressortira en 86 pour là faire un carton mondial …

« Seventeen seconds » tant par sa musique que par sa pochette (des arbres morts ou au moins sans feuilles dans le brouillard) sera le premier grand marqueur de ce qu’on appellera cold wave. Car même si l’expression a déjà été utilisée pour d’autres (Siouxsie, Wire, P.I.L., …), c’est The Cure qui en deviendra la figure de proue …

Un disque bien rafraîchissant par les temps de canicule …


Des mêmes sur ce blog :

Pornography



CHRISTOPHE HONORE - LES CHANSONS D'AMOUR (2007)

 

Hommages et dommage ...

« Les chansons d’amour » en voilà un film dont je sais pas trop quoi penser. Une chose est sûre, pas un chef-d’œuvre du 7ème art, bon, c’était pas le but non plus … « Les chansons d’amour » est un film fauché, ça se voit, et c’est d’ailleurs revendiqué par Honoré lui-même.

Beaupain, Mastroianni, Leprince-Ringuet, Sagnier, Garrel, Honoré, Hesme

« Les chansons d’amour », c’est un peu une version bobo des premiers Godard notamment, mais aussi du cinéma de Truffaut, de Demy, la Nouvelle Vague en fait. Par cette obsession à mettre Paris en scène (ici en l’occurrence le Xème arrondissement, pas très loin de la Place de la Bastille) on pense forcément au Godard de « A bout de souffle », dont Honoré recopie la technique rudimentaire. On tourne en décors naturels, avec des vrais passants, la caméra installée sur un fauteuil roulant. Et donc on voit des gens qui se retournent vers l’objectif, qui sortent sur la porte des boutiques … on en a même un qui suit Mastroianni et Garrel avec un caméscope … « Les chansons d’amour », c’est aussi un clin d’œil à Truffaut (le ménage à trois à la « Jules et Jim », et un Garrel aussi tête à claques avec son jeu très stylisé que Léaud – Doinel). Et puisque comme son titre l’indique on a affaire à un film musical, impossible d’évacuer l’influence omniprésente du Demy des « Parapluies de Cherbourg » avec son actrice blonde (Ludivine Sagnier) coiffée comme Deneuve à l’époque, et dont la Chiara de fille a un des rôles principaux … et pour les maniaques, on trouve plein de pages sur le Net qui évoquent les allusions aux films de la Nouvelle Vague …

Avoir des références solides n’exclut pas d’avoir aussi un peu de rigueur. Les commentaires d’Honoré sur son film sont assez saisissants : « si le premier quart d’heure est raté, c’est pas grave », « il faut des scènes faibles pour faire ressortir les moments forts » … c’est quand même le genre de réflexions qui me laissent assez dubitatif … Parce que le challenge est de taille. Pour faire un bon film musical (et pas une comédie musicale, la différence est de taille), faut une bonne histoire et de bonnes chansons.

Sagnier, Garrel & Hesme : bizarre love triangle

Côté histoire, ça peut aller. Ismaël (Louis Garrel), Julie (Ludivine Sagnier) et Alice (Clotilde Hesme), vivent, dorment et baisent dans le même appartement (à noter que Hesme et Garrel étaient déjà en couple dans "Les amants réguliers"  de Philippe Garrel et de morne mémoire). Et lorsque Julie meurt subitement au bout d’un petit tiers du film (ça fait penser les coups de canif dans la douche en moins à Janet Leigh dans « Psychose »), on suit la dérive émotionnelle d’Ismaël, lâché par Alice (on comprend pas pourquoi), partagé entre sa belle-famille (Jean-Marie Winling et Brigitte Rouan, les parents de Julie, Chiara Mastroianni et Alice Butaud ses sœurs), ses nanas de passage (une serveuse de bar), et sa « révélation » homosexuelle avec le frangin du nouveau copain d’Alice (Erwann, joué par Grégoire Leprince-Ringuet) … même si dans cette histoire la tendance bobo blasé surjouée des personnages finit par être redondante et plutôt pénible …

Côté chansons, la bande-son (hormis une citation des « Amoureux solitaires » de Elli et Jacno dans sa reprise par Lio, et un obscur titre de Barbara sur le générique de fin) est à mettre à l’actif (ou au passif, c’est selon) d’un pote d’Honoré, Alex Beaupain (Alex qui ? désolé, j’ai des lacunes en chanson française). Ça sonne quasi exclusivement comme du Souchon sous Lexomil, même si Beaupain cite souvent Daniel Darc (la connexion Frédéric Lo, producteur de l’ancien Taxi Girl et de la bande-son) et Etienne Daho. C’est chanté avec les moyens du bord (par les acteurs eux-mêmes en studio, et en play-back - ça se voit, pas toujours synchros – lors du tournage des scènes), pendant des séquences du film qui font penser à un vidéo-clip réalisé par France 3 Limousin pour le vainqueur du radio-crochet de la foire aux bestiaux de Tulle …

Leprince-Ringuet & Garrel : mélodie en balcon

Tiens, et puisqu’on en est à parler de Tulle (patrie du grand François Hollande, non, je déconne …), le film a été tourné pendant l’hiver 2006-2007, lors les débuts de la campagne pour la présidentielle de 2007. Au début, on voit très fugacement une affiche avec la rose du PS, et puis Garrel passe de nuit devant la permanence électorale de Sarkozy. Et comme Honoré est un « engagé », on voit Garrel et Hesme travailler (ils bossent dans la presse écrite) sur un article relatant la fameuse traque du scooter au fils à Sarko (retrouvé en mobilisant la police scientifique et les empreintes ADN, tout ça pour un scoot, et dire qu’il y a des nostalgiques de ce nabot …). Le genre de précision idéologique tant datée que dispensable …

« Les chansons d’amour », c’est quand même globalement un film élitiste (j’ai pas dit prétentieux) … ça s’adresse pas au « grand public », c’est parfois assez chiant, le jeu des acteurs me laisse perplexe (Leprince-Ringuet je le trouve pas bon dans son rôle d’ado qui s’éveille à l’homosexualité, Garrel en fait souvent trop et le reste du casting souvent pas assez, …), et la musique, passons …

« Les chansons d’amour », ça ciblait les abonnés de Télérama. De ce côté-là, objectif atteint, le mag l’a encensé … Ailleurs, les avis ont été assez mitigés et le film n’a pas enflammé la Croisette lors du Cannes 2007 …


PUBLIC ENEMY - APOCALYPSE 91 ... THE ENEMY STRIKES BLACK (1991)

 

Envoyez le boucan !

S’il fallait résumer tout ce qu’a pu représenter le rap dans ses vingt premières années (y’en a eu d’autres des années, mais celles qui ont compté étaient au vingtième siècle, et qu’on vienne pas me causer du génie de Kendrick Lamar, Kanye West, … ou qui sais-je encore, sinon je vais me fâcher tout rouge …) il suffirait de dire Public Enemy. Pas les premiers, pas les plus spectaculaires, pas les plus gros vendeurs, juste les meilleurs et de très loin à mon avis …

Terminator X, Flavor Flav, Chuck D : Public Enemy 1991

Parce qu’ils étaient au bon endroit au bon moment (New York, où toute l’affaire avait commencé fin 70’s), parce qu’au-delà de l’engagement convenu de tous les rappers, ils avaient un discours politique (on y reviendra), parce qu’ils avaient avec Chuck D un frontman-leader comme on n’en reverra plus dans le genre, et parce qu’au niveau son et musique, ils enterraient tout le monde (plus pour longtemps, en 1991 un certain Dr Dre pour le moment encore anonyme au sein des encore obscurs NWA, fourbissait ses armes) …

Public Enemy a enquillé les disques majeurs entre 87 et 91 (donc jusqu’à ce « Apocalypse 91 … » en question). Ensuite, ils ont plus ou moins perdu le fil de leur truc (trop d’ingrédients humains instables dans leur affaire, et plein de concurrents qui poussaient très fort pour tenir le haut de l’affiche). Là, pendant un lustre, Public Enemy a été le groupe capable de fédérer toutes les communautés et toutes les chapelles musicales. En plus de s’adresser de manière assez radicale aux Blacks, ce sont les Whitey (comme disait Sly Stone, autre fusionneur de musiques) qui sont en ligne de mire (faut les obliger à « réfléchir » et accessoirement prendre leurs dollars). Le titre du disque renvoie à la culture blanche cinématographique (un mix entre « Apocalypse Now » et « The Empire Strikes Back » le second – ou cinquième – volet de la saga « Star Wars ») et Public Enemy va plus loin dans la drague des hardeux (genre musical éminemment blanc) que les égéries (?) d’Adidas Run DMC associés au come-back d’Aerosmith ( « Walk this way »). Ici, Public Enemy s’acoquine avec les trashers d’Anthrax pour un « Bring the noise » anthologique (le titre est paru initialement sous la forme d’un single mais est repris sur la dernière plage de l’album). Conséquence : Public Enemy se verra inviter au festival pourtant pas très funky de Reading en 1992, généralement chasse gardée des rockers à guitares …

Anthrax & Public Enemy

Public Enemy, de par son nom, vient de James Brown. Et « Apocalypse … » est leur disque le plus funk. Même si l’essentiel de la musique est à base de machines et de samples, on quitte souvent le métronomique inhérent au genre pour aller vers le lancinant et le répétitif, juste comme le faisait Jaaames dans les années septante, réduisant son funk à une pulsation rythmique obsédante (flagrant sur des titres comme « Rebirth » ou « I don’t wanna be called yo Nigga »). Et plutôt que de se faire les interprètes rigides des Tables de la Loi qu’ils ont créées, Public Enemy n’hésite pas à incorporer quelques notes de piano house (le genre électronique de base de toutes les rave parties qui commencent à se multiplier partout sur la planète) comme sur un break de « Can’t truss it » ou le « I don’t wanna be … » déjà cité. Public Enemy va encore plus loin vers le défrichage sonore avec « More news at 11 » qui tient beaucoup plus du chant que du rap, est très mélodique et précurseur de ce que feront bientôt les Arrested Development …

Public Enemy live

« Apocalypse … » n’en est pas pour autant un disque exagérément novateur. Tout ce qui fait et résume la patte Public Enemy est là. Des samples anxiogènes de Terminator D (crissements et sirènes divers et variés) aux règlements de compte perso (pas ce que je préfère chez eux, cette posture de matamores revanchards comme dans le très quelconque « A letter to the New York Post »), en passant par le ping pong verbal entre Chuck D et Flavor Flav. Et puis et surtout, Public Enemy est un groupe militant et politique. Une « organisation », pas seulement composée des deux rappers et du Dj. Parties intégrantes du groupe, le Bomb Squad (les producteurs), et le S1W (Security of the First World, ses tenues (para)militaires et ses chorégraphies violentes sur scène). Côté politique, P.E. fricote avec Farrakhan (le leader-gourou de la Nation of Islam, extrapolation souvent douteuse, équivoque et religieuse des discours de Malcolm X). On est assez loin des gentils prêches militants de la cause Noire de Martin Luther King … même si le « By the time I get to Arizona » (allusion au « By the time I get to Phoenix » de Glenn Campbell et surtout sa reprise par Isaac Hayes) est une attaque au vitriol contre un Etat qui a refusé d’instaurer la journée hommage à Martin Luther King. Une attaque accompagnée d’un clip controversé, y compris par la veuve de King, mais la polémique, souvent recherchée, ça fait aussi partie de Public Enemy …

« Apocalypse 91 … » c’est peut-être pas le meilleur de Public Enemy (pour ça voir plutôt du côté de « Fear of a Black Planet », mais les deux premiers ont aussi leurs fans). C’est peut-être leur plus varié, ou leur moins monolithique, comme on veut … La suite (à part la compile de remixes « Greatest misses ») est beaucoup plus dispensable …    


Des mêmes sur ce blog :

It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back                                          




JACQUES TATI - MON ONCLE (1958)

 

Guerre des mondes ?

Une anecdote révélatrice : quand la version en anglais de « Mon oncle » (tiens, si j’y pense, on en causera de cette version) obtint en 1959 l’Oscar du meilleur film étranger, les membres du jury américain demandèrent à Jacques Tati quelle était la personnalité qu’il souhaitait inviter à la réception donnée en son honneur. Réponse : Buster Keaton. Et le Buster, bien que vieillissant se pointa à la sauterie …

Normal, il y a du Buster Keaton chez Tati : Hulot est impassible en toute circonstance, et peu bavard, pour ne pas dire muet. Le comique de Tati est toujours de situation, visuel. Bon, de toute façon, Tati pouvait pas inviter Méliès, mort depuis vingt ans. Même si la poésie loufoque de Tati doit beaucoup au Georges …

La villa Arpel

« Mon oncle » est un peu l’articulation de la carrière cinématographique de Tati. Après avoir visité la France d’en bas comme ils disent maintenant à travers le regard de son alter ego facteur puis Monsieur Hulot (« Jour de fête », « Les vacances de Monsieur Hulot ») et avant de s’attaquer au futur crispant (« Trafic », « Playtime »), Tati expose avec « Mon oncle » la confrontation – cohabitation forcée de la tradition et de la modernité. Le contraste est saisissant entre la ruralité banlieusarde de Saint-Maur et la villa futuriste des Arpel. On passe d’un monde à l’autre par une sorte de friche industrielle, genre pochette du « Led Zeppelin IV ». D’un côté les « petites gens » et leur univers suranné et gentiment bordélique, de l’autre les gros bourgeois, leur monde aseptisé et balisé aussi bien physiquement que mentalement.

La place du marché de Saint-Maur est la vraie … à une exception près, la « maison » et ses dédales d’escaliers ubuesques où vit Hulot (création du chef décorateur Henri Schmitt, et "réinventée" dans la première scène de "The French Dispatch" de Wes Anderson) qui masque la vraie église sur laquelle le décor est appuyé. L’usine est aussi en banlieue parisienne (Créteil), quant à la maison des Arpel elle a été pensé et dessinée par Tati et construite dans les studios de la Victorine à Nice. Il doit y avoir des encyclopédies consacrées à cette « Villa Arpel ». En tout cas, cinquante ans après les faits, des architectes, sociologues, designers, … en gros toute cette engeance furieusement branchouille théorise et dissèque encore sur les emprunts, inventions, incohérences, etc … de cette baraque. Les bonus des Dvd en sont pleins, et on voit même des gars qui ont construit les vrais décors ou « meubles » que l’on voit dans le film et qui sont pas peu fiers de leurs réalisations. Tout ça pour dire que ce décor qui traduit en fait la suffisance, le mauvais goût et la bling-bling attitude des bourgeois (les CSP++ d’aujourd’hui) de la fin des années cinquante a suffisamment marqué les spectateurs du film et n’a rien perdu de son surréalisme comique des décennies plus tard …

La maison de M Hulot

La villa Arpel est habitée par – forcément – monsieur et Madame Arpel et leur petit garçon. Lui est directeur d’une usine qui fabrique des tuyaux en plastique, elle est femme au foyer tendance « Maldon » de Zouk Machine, nettoyer, balayer, astiquer (vous voyez que j’ai des lettres, limite doctorat es tubes pourris des années 80). Le tout caricaturé au maximum. Le seul être à peu près normal de la baraque est leur minot Gérard, qui a surtout envie de jouer avec ses potes péquenots, qui adore son oncle Monsieur Hulot, et qui se fout du milieu et des contraintes bourgeoises que lui imposent ses parents. Evidemment, et comme souvent chez Tati, l’essentiel du casting est constitué de parfaits inconnus (Jean-Pierre Zola ?, Adrienne Servantie ?, et une ribambelle de quinzièmes rôles habitués aux apparitions le plus souvent muettes dans les films de l’époque) couplés parfois à de parfaits débutants (la stupéfiante voisine, son physique rachitique et anguleux, ses tenues et mimiques extravagantes, on n’est même pas sûr que le Dominique Marie qui apparaît au générique soit son vrai nom, tant elle a disparu de tous les radars).

Mais que raconte donc « Mon oncle » ? Euh, quasiment rien. Même ce qui est annoncé par les rares dialogues (Hulot à l’usine, la réception pour lui trouver compagne (la voisine des Arpel), Hulot part pour la province, …) tout ça n’est que prétexte à mises en scènes drolatiques. Et là Hulot se taille la part du lion, même si en fait toutes les scènes et tout le casting (et même au-delà, voir l’usage récurrent qui est fait du poisson-jet d’eau dans la villa, où l’usage du mobilier et des accessoires, notamment dans la cuisine de la même villa) sont traités avec humour, distanciation et second degré … ce qui entre autres m’enchante, c’est la démarche de la secrétaire de l’usine, toute en trotte-menu rigide (le rythme est donné par une balle de ping-pong, c’est elle qu’on entend et pas le bruit de ses talons).


Hulot a un look, qui ne change jamais. Galure, long imperméable, pantalon trop court sur chaussettes rayées, la pipe au coin du bec et le Solex pour se déplacer … hors du temps et des modes. Hulot est un timide maladroit et complexé (voir sa gêne devant la fille de la concierge qui grandit et devient mutine et coquette) qui dans son inamovible désir de se faire le plus discret possible, réussit par sa maladresse à devenir le centre de l’attention. Et Hulot-Tati est très fort. A peu près tout est prévisible (la carafe qui rebondit et le verre qui se casse) et pourtant ça fonctionne magnifiquement. Son passage à l’usine de son beau-frère, même s’il doit quand même beaucoup au « Modern times » de Chaplin, on sait bien que lui confier même momentanément la gestion de la machine qui fabrique les tuyaux va mal se passer. Et évidemment, le tuyau se transforme en chipolata …

Et il faut être sacrément sûr de soi (parce que c’est pas évident d’être acteur et réalisateur) pour donner dans le running gag (le plus fameux, c’est le balayeur qui ne balaye jamais de tout le film, Mme Arpel toujours en train d’épousseter, mais on pourrait aussi évoquer le reflet du soleil dans la vitre qui fait chanter le serin, les déplacements dans la villa en suivant les dalles sur la pelouse, …).

Tout chez Tati est prétexte à comique (les « petites gens » du marché comme les bourges du beau quartier), les rencontres ou confrontations entre les deux montrent bien que ces mondes qui se côtoient ne se comprennent pas … Le petit reproche que j’émets, c’est que comme dans tous les films où tout est prétexte à gag, le scénario et l’histoire passent au second plan, voire sont abandonnés en cours de route ;

On ne peut pas parler de « Mon oncle » sans évoquer la partie sonore et musicale. Les dialogues donnent l’impression d’être captés depuis le fond d’une piscine, des bribes sont compréhensibles, le reste est inaudible, renforçant l’aspect totalement out of time du film. Le thème musical (une valse à flonflons renforcée par un accordéon que n’aurait pas reniée Nino Rota) est lancinant et répétitif juste ce qu’il faut.


J’en ai causé au début (ce qui prouve qu’il m’arrive de me relire), « Mon oncle » gagnera l’Oscar du meilleur film étranger dans sa version anglaise. Et même si les deux versions sont quasiment identiques (il faudrait faire de l’image par image pour voir les différences), il s’agit bien de deux films différents. La version anglaise a été tournée en anglais pour la partie des dialogues qui devaient être audibles, le reste est en français. Et comme les acteurs ne maîtrisaient pas vraiment la langue de John Wayne, les dialogues originaux en anglais ont été ensuite doublés. Hasard ou pas pour que le film fasse une carrière internationale, toutes les voitures utilisées sont des grosses voitures américaines (on se croirait chez Melville ou Godard de ce côté-là).

Aujourd’hui, les films de Tati sont disponibles dans des versions superbes. Grâce surtout au couple Jérôme Deschamps – Macha Makeieff, fans ultimes de Tati, qui ont remué ciel et terre pour effectuer des restaurations mirifiques sur du matériel d’origine qui commençait à subir des ans l’irréparable outrage …

Je laisse le mot de la fin à Hervé Bazin qui dans sa critique du film dans les Cahiers du Cinéma posait au final la question suivante : « Mon oncle » est-il un film réactionnaire ? Vous avez deux heures et interdiction de fumer …


RAOUL RUIZ - CE JOUR-LA (2003)

 

Conte (en Suisse) de la folie ordinaire ...

Les films de Raoul Ruiz que je connaissais (deux ou trois, le type en réalise autant chaque année depuis des lustres), ont un point commun : je les supporte pas … trop de trucs qui me gavent et pas grand-chose ou encore moins qui m’intéresse … son maniérisme austère me gonfle … Ruiz, c’est la caution humanitaire (le type est d’origine chilienne, il a fini en France pour fuir Pinochet et ses camps de concentration dans les stades) et artistique de notre beau (?) pays … Le type qu’on invite de temps en temps au festival de Cannes pour cautionner le genre auteurisant francophone (Ruiz a la double nationalité), mais dont même les programmes de pas d’heure la nuit sur Arte montrent jamais les films … doit être beaucoup plus facile de trouver des cinéphiles qui le connaissent pas que des types qui le trouvent excellent voire plus …

Ruiz, Zylberstein & Giraudeau

Ceci posé, venons-en à « Ce jour-là », sélectionné à Cannes en 2003. Un fil « différent » du reste de sa production, peut-on lire dans les tréfonds du web sur les pages qui lui sont consacrées et qui prennent la poussière en attendant le zozo égaré là à force de clics compulsifs et effrénés …

« Ce jour-là » est une comédie, genre auquel Ruiz (clone physique de Philippe Martinez, le Che Guevara d’occasion des 1er Mai merguez-gaz lacrymo) s’est peu souvent consacré. Bon, une comédie chez Raoul Ruiz, on n’est pas au même niveau que chez Max Pecas. C’est pire, encore plus barré et déjanté, à tel point qu’on se demande s’il s’agit bien du même type qui sort des films de trois heures sur des adaptations de Proust, grand écrivain comique comme chacun sait …

Bon, dans les castings chez Ruiz manquent les ineffables Ticky Holgado, Philippe Caroit et Caroline Tresca. Par contre on y retrouve tout le gotha révéré du cinéma français, voire d’ailleurs. Dans « Ce jour-là » on a droit dans les seconds rôles à Piccoli, Rufus, Hélène Surgère, Bidault, Balmer, Atkine, le fiston Vadim, … qui entourent les deux rôles principaux, Elsa Zylberstein et Bernard Giraudeau … ce qui sur le papier a quand même de la gueule …


Tous s’agitant sur fond de maladie mentale et d’histoire d’héritage, l’essentiel du casting étant occis au couteau de cuisine ou au marteau arrache-clous … Mais que fait la police ? Ben les flics, sous la conduite d’un impassible Jean-Luc Bideau, elle prend le café, lit les journaux et joue au billard dans une auberge, et après mûre réflexion au comptoir sur les affaires et possibles crimes en cours, elle décide de ne rien faire, manière de laisser la situation se décanter toute seule … Tout ça dans une Suisse dystopique où chaque plan en extérieur se passe au milieu de défilés de convois militaires …

« Ce jour-là » est totalement barge, entre banquets d’assassinés, visions d’anges et conspirations malsaines … Buñuel et Lynch attaqués sur leur terrain … et comme chez eux, on comprend pas toujours tout, de toute façon on a pas le temps de comprendre, ça déboule à cent à l’heure pendant plus d’une heure et demie … On a droit à tout et plus encore. Des gens qui se poursuivent sur les chapeaux de roues dans un gigantesque manoir ou son parc, on dirait du Mr Bean au ralenti (les protagonistes sont plus très jeunes), une femme qui se fait écraser par un fourgon les bras en croix genre Tex Avery, des cyclistes qui tombent de leur bécane en apercevant Elsa Zylberstein au bord de la route (y compris ceux qui réussissent à tomber alors qu’ils marchent à côté de leur vélo) … Les chassé-croisé dans le manoir semblent sortis des gags nonsensiques de Blake Edwards … Citons pour le plaisir un Giraudeau diabétique qui passe son temps à s’autotester (puis à se repeigner) avant de consciencieusement tester tous les cadavres de plus en plus nombreux qui l’entourent afin de contrôler leur taux de sucre …Ils lui ont fait bouffer des champis, à Ruiz, ou quoi ? De toute façon, suffit de la voir déambuler dans les bonus du Dvd sur les promenades cannoises pour avoir envie de se marrer. Il ne sépare jamais d’un dossier (de presse ?) qu’il porte en toute circonstance des deux mains derrière son dos, exactement comme Obélix porte ses menhirs … J’ai pas envie de savoir comment ce rébarbatif suprême en est arrivé là, mais force est de constater que « Ce jour-là » est une grande comédie (c’est pas les Tuche, ou les misères de Boon et Merad …)


En plus, le comique n’est pas seulement visuel, c’est aussi le scénario qui est délirant … Livia (Zylberstein) est l’héritière un peu demeurée de sa mère, qui a fait fortune avec le Sal Sox (du ketchup où la tomate est remplacée par du soja !). La vieille a tellement fait fortune que Livia serait à elle seule plus riche que la Suisse tout entière. Son père (ou peut-être son beau-père, on sait pas trop, y’a des zones qui restent mystérieuses dans le scénario) joué par Piccoli est un notable (notaire ? avocat ? on l’appelle Maître) qui a investi dans l’immobilier y compris jusque dans une clinique psychiatrique. Dans laquelle est enfermé à perpette Emil (sans e à la fin et sans accent au début comme il se plaît à le répéter) Pointpoirot le serial killer psychopathe du coin (excellent Giraudeau). Après que le personnel de la clinique lui eut fait un bourrage de crâne sur l’adresse et le nom de Livia (une très très méchante personne), on fait s’évader Pointpoirot, sachant qu’il va aller assassiner l’héritière dont le pognon reviendra à Piccoli et sa famille …


Evidemment, rien ne va se passer comme prévu, Pointpoirot et Livia tombent amoureux (ils se prennent réciproquement pour des anges) et dégomment accidentellement ou pas tous ceux qui viennent traîner dans le manoir familial, qu’ils veuillent s’assurer que Livia est morte ou qu’ils viennent tuer le couple de zinzins. Toute la famille (ses autres enfants, sa maîtresse, sa sœur …) de Piccoli et ses hommes de main seront tour à tour envoyés dans le manoir, y compris un agent du fisc helvétique prêt à tout pour taxer l’héritage au taux d’imposition en vigueur …

En fait, le seul reproche qu’on peut faire à « Ce jour-là », c’est qu’il n’y a pas un seul moment de répit où on pourrait comprendre tous les tenants de l’intrigue.

Question subsidiaire : Ruiz n’aurait -il pas un frère jumeau ? Parce que le Ruiz que je connaissais, je l’imaginais pas du tout tourner et surtout réussir une comédie …