On le sait depuis toujours, Nick Cave n’est pas un
joyeux. Le type toujours habillé de noir, qu’on peut résumer par le raccourci
« crooner gothique junkie ». Sauf que comme pour tous les raccourcis,
on est assez loin de la vérité. Cave ne s’est jamais pris pour Sinatra ou Bing
Crosby, pour Bauhaus ou Cure, pour Keith Richards ou Johnny Thunders. Cave a
commencé, vingt ans avant la fin du siècle dernier, par la destruction et
l’autodestruction avec Birthday Party. Et puis, lentement, comme tous les types
qui ont un but dans la vie et veulent laisser une œuvre dans leur art, Cave
s’est apaisé, assagi pourrait-on dire, en surface. Plus le fond (la musique)
était calme, plus la forme (les textes) devenait violente et dérangeante. Le
Johnny Cash (influence maintes fois revendiquée) des American Recordings avec
Rick Rubin pointait le bout de son ombre crépusculaire.
Cave n’est pas un robot, engoncé dans son
personnage, il est fait de chair et de sang. Son précédent, « Push the sky
away » avait même laissé dire à quelques connaisseurs avisés, sur la foi
d’une pochette sépia sur laquelle posait sa copine à poil et d’un contenu plus
« accessible » que d’habitude, que Cave s’était
« normalisé » (quel vilain mot).
Nick Cave |
Et puis, l’an dernier, un de ses fils de quinze ans,
soi-disant déchiré au LSD, se tue en tombant d’une falaise. Le genre de
saloperies que peut te réserver la vie, et surtout qui te la change salement.
« Skeleton tree » est le premier disque de Nick Cave (& The Bad
Seeds) depuis ce drame. Et là, Cave ne joue plus, si tant est qu’il ait joué un
jour. C’est son disque le plus noir, une noirceur qui se retrouve jusque dans
son enrobage, comme une version de « White light, white heat »
adaptée à l’ère numérique, bien que l’Australien de naissance doive entretenir
des rapports de non geek total avec l’informatique, le lettrage en vert fluo
est celui des antiques bécanes des années 80 qui tournaient sous DOS …
Cave, comme tous les types embringués dans le
rock’n’roll circus, se sert de son œuvre comme un miroir qui renverrait l’image
qu’il veut donner, qu’il veut que son public ait de lui. Même si cette image
est volontairement déformée. Perso, des disques où des types sont censés se
foutre à poil devant leurs auditeurs, j’en ai des brouettes et je m’en méfie
toujours un peu, ayant du mal (je les connais pas en vrai, ces zozos) à placer
le curseur entre vérité et calcul. Là, pour ce « Skeleton tree »,
j’ai l’impression de me trouver face à un « vrai » disque, sans
chichis, sans arrangements, sans calculs, du genre : « est-ce que ça
a l’air vraiment désespéré, ou est-ce que j’en rajoute encore une couche, comme
me le conseillent mon management et ma maison de disques ? ».
Nick Cave & The Bad Seeds |
Tant qu’à faire aussi, et pour situer Cave et son
œuvre, autant préciser pour les profanes que Cave ne s’exprime pas que par des
sons. Il écrit aussi (même s’il n’a pas eu le Prix Nobel comme Dylan, qui doit
bien se marrer, lui qui s’est toujours foutu de la gueule de tout son monde et
qui doit être la seule personne de cette galaxie à être plus ou moins capable
de déchiffrer ce qu’il a lui-même écrit), et a même fait un film (enfin non, c’est
pas lui qui l’a réalisé, mais il est le personnage central de
« 20 000 jours sur Terre », vraie fiction autobiographique).
« Skeleton tree » sorti de son contexte
doit être insupportable. D’une froideur et d’une noirceur à faire passer, au
hasard, Townes Van Zandt, pour Dany Boon. Des ambiances sépulcrales, morbides,
rythmées par un minimalisme instrumental à faire se retourner Leonard Cohen
dans son costard de sapin tout neuf. « Skeleton tree » ne s’écoute
pas de but en blanc, à la fin d’un repas de retrouvailles avec les blaireaux
potes de troisième recherchés sur « copainsdavant.com ».
« Skeleton tree » n’est pas un chef-d’œuvre, juste une tranche de vie
(et de mort).
Commencé (« Jesus alone ») par un lamento
introduit par le hululement sinistre de synthés façon B.O. de giallo, et
construit comme une incantation vers le diabolique Jesus (Cave a toujours été
partagé entre fascination et répulsion pour la religion chrétienne) qui a pris
la vie de son gosse, le disque passe de la douleur, du désespoir, de
l’accablement, vers une rédemption apaisée (la clôture presque enjouée de « Skeleton tree » le titre,
comme si la boucle était bouclée, le travail de deuil accompli, et qu’il fallait,
sous peine d’en perdre l’âme et la raison, passer à autre chose …). Ce disque
est l’autopsie, crue, limite indécente (on ne sait plus si on est auditeur ou
voyeur) d’un choc émotionnel et de la lente reconstruction qui va suivre. Qui
fait passer des sommets de désespoir mis en musique (« Plastic Ono
Band » de Lennon, « Disintegration » de Cure) pour d’aimables
pitreries (les geignardises d’un milliardaire désabusé pour le premier, un
travail mathématique d’inflation morbide pour le second, même s’il s’agit de
deux putain de grands disques).
Nick Cave, l'âme crucifiée ... |
« Skeleton tree » dévide au long de ses
huit titres toute la peine d’un Cave non plus figure iconique d’un des
sous-genres du « rock », mais d’un type souffrant de la perte d’un
être très cher. Ses vieux soudards de toujours qui l’accompagnent sont tout en
retenue derrière lui, s’ingéniant le plus souvent à ne tisser que des …
squelettes mélodiques, plus proches de l’épure que du minimalisme.
« Skeleton tree » compte dans ses rangs les plus belles mélodies jamais
écrites par Cave (« Girl in amber », « I need you », « Distant
sky »). Et dans ce disque, Cave se laisse aller à chanter vraiment,
naturellement, sans afféterie, sans ces trémolos gothiques souvent surfaits qui
sont sa marque de fabrique vocale.
On pense souvent à d’autres hommes en noir. Leonard
Cohen, le poète christique des désillusions et des déceptions, le Johnny Cash
cornaqué par Rubin, perclus de souffrance physique et qui mettait en musique sa
mort prochaine, les Stranglers vers 79-82 quand ils chantaient les Hommes en
Noir et tombaient dans l’épure synthétique « féline » …
« Skeleton tree » est un tout, où chaque
titre est indissociable du précédent et du suivant, dont on n’écoute pas des
extraits sur Spotify. Soit on le prend en pleine poire, soit on l’ignore. Et si
l’on n’était pas bouffé par l’ère du superficiel éphémère, ce devrait être un
disque qui donnerait lieu à des débats enflammés sans fin, du genre
« est-ce plus grave de montrer son âme que son cul » (dixit
Gainsbourg).
Un disque hors normes, hors du temps, à ne pas
mettre entre toutes les mains et toutes les oreilles …
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