Stendhal au pays des Soviets ?
Tout le monde connaît
Bertolucci. Enfin « Le dernier tango à Paris », un des films les plus
sulfureux de l’histoire du cinéma. Parce que le reste de sa filmographie n’est
vraiment ni successful ni « grand public » …
Quand il tourne « Prima … » Bertolucci n’a que 23 ans. Il a commencé comme assistant de Pasolini (autre réalisateur italien « difficile ») dont la façon d’aborder le cinéma sous un aspect très politisé fut sa première grande source d’inspiration. Mais c’est en voyant les films de Godard qu’il trouvera sa voie « visuelle ».
Bertolucci |
« Prima della
Rivoluzionze » (« Avant la Révolution ») d’après une citation de
Talleyrand placée en exergue (« celui qui n’a pas vécu au XVIII ème siècle
avant la Révolution ne connaît pas la douceur de vivre et ne peut imaginer ce
qu’il y a de bonheur dans la vie ») est un des rares films italiens
inspiré par la Nouvelle Vague française en général et Godard en particulier.
Nouvelle Vague par le choix d’acteurs débutants au jeu souvent inexpressif et
désincarné, par des disgressions du scénario ou des dialogues. Godard pour cet
art des raccords volontairement mal foutus (ici, quelques fractions de seconde
genre rewind sur des plans saccadés), et cette attirance pour le communisme et
la Révolution qu’il doit engendrer. Et surtout Godard est présent à travers une
discussion après que Fabrizio, Gina et Cesare sortent d’un cinéma où était
projeté « Une femme est une femme ».
« Prima … » part dans
trois directions.
Un remake squelettique de « La Chartreuse de Parme ». L’action se situe à Parme, les personnages principaux s’appellent Fabrizio, Gina et accessoirement (elle apparaît fugacement au début, et pour une paire de scènes à la fin) Clélia. Pour autant que je me souvienne du bouquin, la similitude ente le livre et le film s’arrête là.
Fabrizio tourne le dos à la Révolution ... |
On y cause bourgeois et
communistes. Les bourgeois, c’est le milieu de Fabrizio (joué par l’inconnu, et
qui le restera, Francesco Barilli), de sa famille, de son pote Agostino, et de
la famille de Clélia. Aussi un peu de Gina, même si cette origine sociale n’a
aucune importance pour son personnage. Le communisme, c’est Cesare, le prof
d’histoire et maître à penser de Fabrizio. Souvent évoqué au début du film, il
n’apparaît que dans sa seconde moitié. Le communisme, c’est aussi cette fête, où
au milieu des drapeaux rouges, les militant(e)s commentent le suicide de
Marylin Monroe qui fait la une des journaux, ce qui permet de situer le film en
1962.
Et puis « Prima … » laisse entrevoir des sujets tabous, le genre de thématiques sur lesquelles on fait rarement des films à l’époque. L’homosexualité est latente dans les relations entre Fabrizio et Agostino, lors des discussions avec Cesare, avec un jeune gars auprès de la rivière … La « décadence » des mœurs, qui fera la « fortune » du cinéma italien des 60’s (Fellini, Pasolini en tête) est évoquée dans le personnage secondaire de Puck, une ancienne « connaissance » de Gina. Quant à Gina, elle est ce que du point de vue freudien on appellerait une hystérique. C’est l’amante mais aussi la tante de Fabrizio, elle ne rechigne pas à se taper le premier type qui passe à portée (celui qu’elle croise dans une librairie), est capable de passer de dominatrice à soumise, et de laisser tomber ses amants comme de vieilles chaussettes.
Gina / Adriana Asti |
C’est d’ailleurs Gina, beaucoup
plus que le transparent Fabrizio, qui est l’élément moteur du film. Ce
personnage troublant et troublé est interprété par Adriana Asti (quelques
apparitions fugitives comme dans « Rocco et ses frères »), qui
disparaîtra quasiment des radars ensuite, avant de revenir dans les 70’s pour
quelques nanars grivois et/ou déshabillés (genre le « Caligula » de
Tinto Brass). Elle vampe son neveu, le dépucèle, en fait un soumis qui renonce
même à ses utopies communistes (jusque-là l’essence de sa vie). Et elle le
largue, non y laisser au passage le peu de santé mentale qui lui reste. C’est
cette histoire d’amour qui est la partie du film à laquelle il est le plus
facile de se raccrocher. Parce que beaucoup du reste est typique de le nouvelle
vague, ces personnages que l’on croit cruciaux et qui ne font qu’apparaître
(Agostino le copain à Fabrizio, Puck l’ancienne « relation » de Gina,
Clélia la fiancée délaissée puis épousée), ces dissertations souvent absconses
sur l’homme et la société. Fabrizio et son mentor Cesare (joué par Morando
Morandini, célèbre essayiste et critique du cinéma italien de l’époque), ont
ainsi plusieurs face-à-face, où il est question de Proust, Oscar Wilde, et
évolution des idéaux communistes (ce dernier échange étant filmé en un superbe
champ contre-champ à grande vitesse).
« Prima … » est une œuvre
de jeunesse, dans laquelle Bertolucci a voulu mettre beaucoup de choses. Trop peut-être,
et c’est le reproche que l’on peut faire au film. Il veut tellement en dire et
en montrer que l’on sort de « Prima … » sans réellement saisir quelle
est la finalité du film, chose cependant guère répréhensible dans le mouvement
(la Nouvelle Vague) auquel il se rattache (dites-moi ce que voulait dire Godard
dans les années soixante, lui seul le sait … peut-être). Il n’empêche que « Prima
… » s’il part dans tous les sens n’est pas un film bâclé pour autant. Il y
a un parti-pris esthétique certain et la technique qui va avec (les cadrages
sont parfaits). Et puis, un leitmotiv musical autour d’une mélodie simple et
désuète revient sans cesse. Ce thème musical est signé par un quasi débutant,
Ennio Morricone. Lorsque « Prima … » sort (au festival de Cannes 1964),
Morricone travaille sur la musique d’un western, tourné par un autre
quasi-débutant, Sergio Leone, qui a donné le rôle principal à un acteur
américain de seconde zone expatrié pour l’occasion, un certain Clint Eastwood …
C’est avec cette génération-là
(Pasolini, Fellini, Bertolucci, Antonioni, Scola, Leone, …) que le cinéma
italien, jusque-là quelque peu tétanisé par l’ombre des grands anciens déclinants
du néo-réalisme (Rossellini, De Sica) va vivre une nouvelle période faste, la
transition entre les deux générations étant assurée par l’immense Visconti …