Reconstruction ...
1989. Robert Smith va avoir trente ans. Et il fait sa petite crise de la trentaine. Il gagne beaucoup de fric avec des disques qu’il n’aime pas beaucoup (comme son dernier en date « Kiss me, kiss me, kiss me » qui lui a cependant ouvert les hit parades et la lucrative tournée des arenas américaines), et pose deux options sur la table : il a fait des maquettes d’un nouveau disque, plutôt sombre, et soit il paraît sous le nom de Cure, soit il met fin au groupe et le sort sous son seul nom.
On le sait depuis déjà un moment, Robert Smith c’est
Cure, ou inversement. Mais là, il fout un coup de pression supplémentaire sur
les autres. Ses potes cofondateurs, Simon Gallup et plus encore Laurence (Lol)
Tolhurst, qui lui a toujours été à ses côtés quand Cure était vers 83-84,
réduit à l’état de duo. Sauf que Tolhurst a un gros problème, il picole
beaucoup, un adjectif qui n’est pas rien quand on connaît le goût de Smith pour
la dive bouteille (lors de la tournée qui suivra « Disintegration »
pour tenir les trois heures des concerts, il lui faudra deux quilles de rouge
et un pack de bière sur scène, ce qui donnera lieu à quelques fins de set et
rappels étranges et titubants). Il n’empêche que FatBob va virer très
rapidement des séances un Tolhurst épave humaine, ne consentant qu’à le
créditer à la dernière ligne du casting, pour avoir joué « other
instruments ». Un crédit tout diplomatique (Tolhurst n’a rien joué sur
l’album), peut-être lié à des histoires de contrats ou par simple copinage pour
qu’il touche quelques royalties …
Robert Smith a toujours alterné avec Cure disques que pour aller vite on qualifiera de sombres (la triplette « Seventeen seconds », « Faith », « Pornography »), avec d’autres plus enjoués, marqués par des singles lumineux (« Charlotte sometines », « Boys don’t cry », « Just like heaven », « Why can’t I be you ? », …). « Disintegration » est conçu comme la suite à « Pornography » (1982). Remarque : si pour les fans les trois cités plus haut constituent la trilogie « dark » de Cure, pour Smith c’est « Pornography », « Disintegration » et « Bloodflowers » (sorti en 1996, et le moins bon des trois).
L’heure n’est donc plus à la rigolade. Rien que le titre
du disque indique la couleur. La pochette aussi. On y voit un Smith avec les
cheveux courts, période « Kiss me … » (il va les laisser pousser à
nouveau et va les crêper au-delà du raisonnable pour pérenniser cette
excentricité capillaire qui ne le quittera plus), semblant immergé
(mort ?) dans une eau saumâtre où croupissent avec lui corps morts
(coquillage) ou plantes en voie de décomposition. Les cinq premiers vers du
premier titre (« Plainsong ») contiennent tout le vocabulaire qui
sera dupliqué tout au long des autres (« dark », « rain »,
« wind is blowing », « end of the world »,
« cold », « dead »).
Les instruments utilisés ne laissent pas de doute sur le son général. Deux guitaristes, Smith et Porl Thompson (qu’on retrouvera sur la « réunion » de Page et Plant quelques années plus tard), une rythmique (l’éternel complice Simon Gallup à la basse, et Boris Williams à la batterie). Et puis des claviers. Un attitré (Roger O’Donnell), plus Smith et Gallup. Le son de « Disintegration » est farci de synthés (qui parfois sonnent comme des guitares et vice-versa), la basse est le point d’ancrage de tous les titres, et la batterie métronomique évite le plus souvent le recours aux cymbales, ce qui rend la tonalité d’ensemble lourde et martiale. Robert Smith assure seul toutes les parties vocales, explorant tous les registres dont il est capable (certains titres sont quasiment murmurés, d’autres sont hurlés dans les aigus). Et le chant se fait attendre sur tous les morceaux, l’intro la plus courte est celle de « Lovesong » (30 secondes), la plus longue (un peu plus de trois minutes) celle de « Lovesick ». Forcément, avec de telles intros, les titres ne font pas dans la concision (six minutes en moyenne, plus d’une heure dix pour les douze), « The same deep water as you » fait plus de neuf minutes, et certains titres sont quasiment des instrumentaux « Plainsong », « Homesick », « Untitled »).
De prime abord, « Disintegration » est un
disque monolithique. Des nappes lancinantes de synthés, la batterie économe et
martiale sont présents partout. Sauf qu’il y a un travail sur les structures et
les mélodies qui au fil des écoutes montrent que derrière cet aspect
apparemment uniforme, se cache un vrai travail de composition et une recherche
jamais démentie de mélodies.
« Plainsong » ouvre donc le disque, tout d’abord par un frémissement de clochettes, et va crescendo vers une atmosphère lourde, lente, sombre, avec la voix démultipliée par l’écho, et ce son mat, compact, empli de claviers et synthés, avec une batterie sourde réduite à l’essentiel (marquer le tempo), noyée au fond d’un mix faisant la part belle aux basses… Tout prend forme sur les premiers titres. Cure est de retour vers la cold wave, qui a généré ses premiers bataillons de fans. Le son est d’une densité et d’une compacité sans faille (pas de breaks, de pauses, de silences, …), on pense à « Closer » de Joy Division, aux premiers Killing Joke (la noirceur et le côté martial). Si les claviers sont omniprésents (pas pianotés comme dans la pop new wave, ils sont sous la forme de nappes chères au krautrock), ils ne servent qu’à doubler la ligne de basse et la mélodie principale, et rajouter à l’atmosphère oppressante du disque. Ils sont aussi utilisés pour remplacer des sections de cordes comme notamment sur « Lullaby » (où ils sonnent comme des violons jouant pizzicato), « Prayers for rain » ou « The same deep water … ».
Dans son ensemble, on pourrait qualifier
« Disintegration » de disque baudelairien, « Les fleurs du
mal » mises en musique. Mais il n’y a pas qu’un ciel bas et lourd chez
Smith. Il y a aussi quelques éclaircies. « Pictures of you » accélère
le tempo, le chant est quasi hurlé, et tout cela donne une ambiance
majestueuse, solennelle. « Lullaby » est le seul titre où un petit
gimmick à la guitare sert de point d’accroche, la rythmique est en contretemps,
et les synthés façon section de cordes font de ce titre à mon sens le plus beau
du disque.
Il sortira (comme trois ou quatre autres) en single, mais
ne sera pas celui qui grimpera en haut des charts. Dans ce rôle, il y aura
« Lovesong ». Seul titre réellement en rupture avec le reste de la
rondelle. Un morceau clair, limpide, avec une de ces mélodies magiques comme
Smith en produit parfois (« Charlotte sometimes », « Boys don’t
cry »). Résolument pop, « Lovesong » comme son intitulé le dit,
est adressé à Mary Poole, son ancien amour de collège, devenue depuis Mrs
Robert Smith. Une des très rares chansons « positives » de Cure, et
résolument dans un format radio friendly (trois minutes trente, une intro
« courte »).
Les six premiers titres (l’album original en comptait dix, « Last dance » et « Homesick » ont très vite été rajoutés, d’abord en Cd puis en rééditions vinyles) sont globalement plus concis. Par la suite, les morceaux vont avoir tendance à s’étirer, devenir plus « atmosphériques », plus lancinants. On commence avec « Fascination Street » (en référence à Bourbon Street, la célébrissime rue de La Nouvelle Orleans) qui n’a rien de cajun ou de zydeco, avec son tempo assez rapide et sa saturation dans les aigus qui renvoie à « Pornography ». Suit ce que les aficionados considèrent comme l’apex du disque, la triplette « Prayers for rain », « The same deep water as you » et « Disintegration », longs titres (entre six et neuf minutes), ensemble cohérent d’incantations plutôt désespérées d’une tragique beauté. « Prayers … » à l’ambiance « Seventeen seconds », avec synthés imitant une section de cordes, son tempo lent et ses vocaux dans un halo brumeux tout juste compréhensible, est quasiment enchaîné avec « The same deep … », dans lequel Smith qui vient de prier pour la pluie, introduit et termine le titre (joke ?) par des bruits d’orage et d’averses copieuses, sur fond de tempo très down. Pour beaucoup « Disintegration » le morceau, avec son gimmick lancinant comme un abcès dentaire, est une longue plainte de souffrance et constitue un sommet dépressif de toute la disco des Cure.
Manière de montrer que ce disque agit pour Smith comme
une thérapie, retour de rayons de soleil (bien voilés les rayons, quand même)
avec les deux derniers titres. « Homesick », son intro au piano et sa
voix susurrée et un apaisement certain dans le son, impression d’apaisement
confirmée par l’ultime « Untitled » (pas besoin de lui donner un
titre, il reprend tous les tics sonores du Cure « dark », mais là
aussi de façon bien apaisée …
Bon, on rembobine. Smith a conçu « Disintegration » comme
une réponse et une antithèse à la dérive pop et commerciale de son groupe. Dans
une sorte de geste artistique bravache et romantique (dans le sens du mouvement
poétique littéraire français), il confirme que dixit Musset « les plus
désespérés sont les chants les plus beaux … ».
Résultat de cette plongée dans l’esprit sombre et
tortueux de Robert Smith : « Disintegration », œuvre dans la lignée
des grands disques dépressifs genre « Tonight’s the night » de Neil
Young ou « Red » de King Crimson, devient dès sa parution le disque
le mieux vendu des Cure, succès jamais démenti au fil des décennies …
Top 10 d’office …






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