Robert et Simone ...
Badinter et Veil … tous deux ont marqué le premier trimestre 2024. L’un parce qu’il est claqué et qu’on a rappelé à l’occasion que c’est lui qui avait mené le combat législatif pour l’abolition de la peine de mort. L’autre parce qu’elle aussi a mené une bataille législative pour légaliser l’IVG, gravée maintenant dans le marbre de la Constitution.
Chabrol et Huppert |
De peine de mort et d’avortement, et aussi du Vichy
de Pétain, il en est question dans « Une affaire de femmes » de
Claude Chabrol. Qui signe là un de ses meilleurs films, voire peut-être son
meilleur. Sans rien changer à sa méthode. Au moins un film par an et « en
famille ». Que ce soit la sienne propre (sa femme Aurore au script, son
fils Matthieu à la musique), où celle du milieu cinématographique qui
l’accompagne régulièrement sur ses tournages (Isabelle Huppert son actrice
fétiche, Marin Karmitz à la production, plein de « petites mains »
genre machinistes, techniciens, …). Et pourtant chez Chabrol, les mêmes
causes ne produisent pas toujours les mêmes effets. Il se laisse parfois aller
à de « l’alimentaire », bâcle ses prises parce qu’il lui tarde
d’aller au bon restau du coin où l’attendent force victuailles et bonnes
bouteilles.
Le fait que « Une affaire de femmes » ait été tourné à Dieppe (une fois que t’es à Dieppe, la préoccupation principale c’est de t’en aller au plus vite) n’est même pas un handicap. Parce que le vieux gaucho Chabrol a de la « matière » : des thématiques fortes (guillotine, avortement, Vichy, les collabos). Et ces thématiques sont (en partie) servies par un bouquin de l’avocat controversé Francis Szpiner concernant « l’affaire Marie-Louise Giraud », faiseuse d’anges et condamnée à mort (et exécutée) pour cela en 1943. La partie « faits divers tragique » du film est calquée sur la vie et l’œuvre de Marie-Louise Giraud, les éléments « matrimoniaux » ont été rajoutés par Chabrol.
Huppert et Cluzet, peu ravis au lit ... |
Ce qui frappe avec « Une affaire de
femmes », c’est sa simplicité, son évidence, malgré un sujet, voire des
sujets éminemment casse-gueule. Chabrol évite les grandes envolées
pamphlétaires, il raconte une histoire, celle de Marie Latour (Isabelle
Huppert, excellente comme bien souvent). C’est une jeune femme ordinaire qui
sous la France occupée élève comme elle peut ses deux gosses pendant que leur
père a été réquisitionné au STO. Le quotidien est pas folichon, et les
assiettes pas souvent bien garnies lors des repas. Marie, pour se changer les
idées, s’en va de temps en temps boire un canon au troquet du coin avec sa
copine Rachel, où elles partagent leurs rêves, Marie se verrait bien chanteuse.
Et puis un jour, Rachel disparaît et Marie découvre tout à coup ce que c’est
qu’une rafle de Juifs, elle qui vivait quelque peu hors-sol, en tout cas loin
de ces considérations.
Marie est aussi pote avec sa voisine, qui est enceinte et veut pas garder le gosse. Les deux se lancent de manière empirique dans une tentative d’avortement qui finalement réussit. Dès lors Marie va (sous le manteau, l’avortement étant considéré comme un crime) se trouver une vocation, et par là même arrondir ses fins de mois. Hasard des rencontres, elle devient amie avec une jeune prostituée, Lucie (Marie Trintignant).
Huppert & Trintignant |
Tout commence par aller mieux, jusqu’à ce que, sans
prévenir, Paul son mari (François Cluzet) revienne d’Allemagne. Très vite, on
comprend les fêlures du couple entre elle, exubérante refoulée, et ce glaçon
humain, lavasse sans conviction. L’origine du fric facile dont il profite (les
« talents » de Marie sont souvent demandés, le cash rentre, le couple
et ses mouflets déménagent dans un appartement plus cossu, une chambre est même
louée à Lucie qui y vient y faire ses passes) ne le dérange pas beaucoup, il
plastronne parce qu’il a troqué ses fringues élimées contre une rutilante tenue
chemise-cravate-veston. Le seul truc qu’il ne supportera pas, c’est que Marie
trouve une alternative à sa virilité défaillante en s’amourachant d’un arrogant
jeune collabo, « client » de Lucie. La découverte des deux amants
enlacés sera le point de rupture dans l’histoire et dans le film.
Jusque-là, Chabrol nous montrait d’une façon sérieuse (« Une affaire de femmes », c’est pas « La traversée de Paris ») les tribulations de Marie dans sa ville portuaire moche, vivant sa vie, indifférente au contexte de l’époque. C’est au retour de son premier cours de chant, la tête pleine des compliments de sa professeur alors qu’elle se voit déjà triompher sur les planches des scènes parisiennes, que la réalité de 1943 va la rattraper, sous la forme de deux flics-miliciens qui viennent l’arrêter devant ses gosses en train de jouer dans la cour de l’immeuble. Là, dans le dernier quart du film, Chabrol va devenir enragé, peindre un portrait au vitriol de la France pétainiste à travers ses tribunaux, ses juges et procureurs retors, ses avocats sous pression, son milieu carcéral infect. Quand Marie comprend que ce n’est pas une banale punition qu’elle risque, mais sa tête, il est trop tard. Elle aura cette terrible tirade, les yeux embués de larmes, qui fera bien évidemment scandale : « Je vous salue Marie pleine de merde, et le fruit vos entrailles est pourri ». Les cathos intégristes vont multiplier les cris d’orfraie, manifester devant les cinémas, intenter des procédures … du classique, quoi … Bon, faut pas non plus culpabiliser à l’excès, y’a pas que ceux qui se croient « bon Français » qui ont vu rouge, les Américains avec à leur tête un Bush père fraîchement élu, ont refusé de distribuer le film chez eux, un film pourtant célébré dans nombre de festivals européens. Le producteur Marin Karmitz en sera réduit à monter sa propre société de distribution internationale, MK2, pour que le film soit visible aux States.
Le final, crispant, n’a rien à envier à celui de
« Dancer in the dark » de Lars Von Trier. Chabrol, comme dans tous
ses grands films (« Le boucher », « La cérémonie »)
abandonne son côté bonhomme pour devenir l’observateur à l’œil aiguisé des
pires travers de cette société bourgeoise bien-pensante qu’il déteste.
Un seul bémol, d’ordre purement technique. On le
sait, Chabrol se prenait pas le chou avec des mouvements tarabiscotés de
caméra, son obsession était de faire « simple ». « Une affaire
de femmes » présente à l’origine une image assez terne, granuleuse, baveuse.
Je croyais que j’allais arranger ça en achetant une version Blu-ray. Ben
believe me, niveau image, c’est le pire Blu-ray que j’aie jamais vu, on se
croirait devant une VHS des années 70. Pourtant l’édition vient de chez
Carlotta-MK2, généralement plus « sérieux » sur les galettes qu’ils
mettent en vente.
Chef-d’œuvre quand même…