Citius, Altius, Fortius ...
Alors qu’on commence à nous les briser menu avec les J.O.
exceptionnels (si si, ils seront exceptionnels, c’est Micron qui le dit) de
Paris 2024, qui verra une meute de blindés de tous les continents applaudir mollement
entre deux coupes de champagne rosé et un shopping Place Vendôme, des sportifs
ultra-professionnels et dopés jusqu’aux yeux, causons un peu d’un type et de
son disque qui sont eux vraiment allés plus vite, plus haut et plus fort que
tous les autres.
C’était en 68, année des eux vraiment mythiques Jeux Olympiques de Mexico. Pendant que Bob Beamon et Tommi Smith sautaient plus loin et couraient plus vite que tous les autres (records qui ont tenu des décennies), et que le même Tommi Smith et John Carlos levaient un poing ganté de noir lors de la cérémonie de remise de médailles du 100 mètres (la photo la plus connue de toute l’histoire des J.O., en dénonciation de la ségrégation raciale dans leur pays, les Etats-Unis), à un peu plus de trois mille kilomètres au Nord-Est du Stadio Olimpico Universitario de Mexico, à New York, un type également pas très blanc de peau, enregistrait un disque qui lui aussi placerait la barre à un niveau infranchissable.
Pochette Linda Eastman |
Avant « Electric Ladyland », Hendrix est perçu
chez lui, aux States, au mieux comme un phénomène de foire. Ceux qui l’avaient
embauché à ses tout débuts dans leur backing band (Isley Brothers, Little
Richard, Ike & Tina Turner, …) et qui, soit parce qu’il n’en faisait qu’à
sa tête, soit plus vraisemblablement, parce qu’il leur faisait de l’ombre,
l’ont viré sans ménagement, l’ont copieusement dénigré auprès de la
« profession ». A preuve, Hendrix a dû s’exiler, en Angleterre et en France,
faire ses preuves en Europe. Avant de revenir chez lui, où, s’il a cette fois
conquis la « profession » (sa prestation à Monterey avec sa guitare
embrasée n’est pas passée inaperçue), le « grand public » n’en a pas
fait quelqu’un qui compte commercialement parlant.
Là, en 68, il veut marquer les esprits. Toujours avec Mitchell et Redding, il commence des répétitions à Londres, mais commence à regarder vers l’Amérique. Ses premières royalties (enfin, celles qui ne sont pas converties en dope et plaisirs futiles) sont investies dans un club miteux à Greenwich Village, New York. Il a tout d’abord l’idée d’en faire un endroit branché de la nuit new yorkaise, avant, semble t-il sous l’impulsion de la Warner (qui distribue ses disques aux States via le label Reprise) et de son avisé manager Chas Chandler, d’y créer un studio d’enregistrement. Hendrix veut un endroit à sa (dé)mesure, qui s’appellera l’Electric Lady. Il va y laisser tout son fric, les retards vont s’accumuler et l’endroit ne verra le jour que grâce à Warner qui signe le dernier chèque (et récupère plus ou moins l’endroit).
Pochette UK |
C’est donc dans l’Electric Lady que Hendrix compte
enregistrer son prochain disque. Sauf que vu les circonstances, la
quasi-totalité de l’enregistrement se fera au Record Plant, la production sera
signée Jimi Hendrix, avec quand même une participation non négligeable de
l’ingé-son Eddie Kramer (qui deviendra un producteur connu, on trouvera son nom
dans le sillage de Kiss et Led Zep, avant d’être désigné par Janet Hendrix,
héritière de son demi-frère Jimi, comme une sorte de légataire sonore de toute œuvre
portant le nom de Jimi Hendrix). Pour la petite histoire (la légende ?),
Kramer refusait d’enregistrer quoi que ce soit si les musiciens arrivaient sous
substance et/ou en consommaient en studio … le quotidien a pas dû être simple
pour lui … Et le studio Electric Lady ne sera terminé qu’au cours de l’été 70,
et inauguré quelques semaines avant la mort d’Hendrix, qui n’y aura enregistré
que très peu de choses, dont aucune parue de son vivant …
« Electric Ladyland », le disque, est évidemment baptisé en référence à son projet de son studio. C’est un disque de rupture, par rapport aux deux disques précédents, qu’on pourrait qualifier de « chansons ». C’est aussi un double vinyle, denrée plutôt rare à l’époque (« Blonde on blonde », « Freak out ! », il m’en vient pas guère d’autres à l’esprit, le Double Blanc et un machin de Canned Heat sont sortis quelques jours ou semaines plus tard il me semble). Faut avoir des choses à dire (Dylan), ou à délayer (Zappa) pour s’attaquer à ce genre de format. Ça tombe bien, Hendrix a plein de choses à dire, et est aussi capable de les délayer.
Pochette Alain Dister |
Pour ceux qui auraient pris un siècle de vacances sur une
autre planète, il est utile de préciser que Jimi Hendrix en studio, compose, produit,
chante, joue de la basse quand ça lui prend, et surtout de la guitare,
furieusement électrique de préférence. C’est pas mon genre de m’extasier devant
un mec les yeux tournés vers le ciel, les cheveux et le nez dans le manche, toutes
grimaces dehors, en train de s’exciter sur le manche d’un objet à forme
phallique relié au secteur. Les plaisirs solitaires, c’est faute de mieux quand
t’es ado, et plus tard ça relève quand même un peu (et de plus en plus avec
l’âge) de tout un tas de sciences dont le nom commence par « psy » … Mais
bon, tous les types connus (et même si ça en coûte à certains) ou pas, ayant
gratté une six-cordes vous le diront, il y a Hendrix qui caracole loin devant et
tout le reste du troupeau qui essaye de suivre (et les pires du troupeau étant
bien souvent ceux qui s’en réclament le plus, voir les cas d’école Marino,
Trower et SR Vaughan, copistes sans imagination …).
« Electric Ladyland » se retrouve toujours cité
parmi les plus grands disques de tous les temps, tous genres confondus, et toujours
vers le sommet des palmarès. Bon, pour le coup, ceux qui font qui des listes et
des classements numérotés n’ont dans ce cas pas tort.
Un grand disque, ça doit commencer par une pochette qui marque les esprits. On dira que « Electric Ladyland » est a priori l’exception qui confirme la règle. La pochette officielle (celle de Reprise -Warner US) est un gros plan du visage d’Hendrix, de trois-quarts face en légère contre-plongée, figure jaunâtre et cheveux rouge incendie (photo prise lors d’un concert londonien). Hendrix n’aimait pas cette pochette, il voulait une photo de l’Experience prise avec des enfants à Central Park par Linda Eastman (qui contrairement à une légende urbaine n’est pas de la famille Eastman-Kodak, c’est une grande bourgeoise fille d’avocats, qui commence à fréquenter - et ne va pas tarder à se marier avec - un obscur bassiste gaucher anglais, un certain Paul McCartney). On retrouvera cette photo sur des rééditions tardives et expended de « Electric Ladyland ». Au pays d’Aurore Bergé, la pochette mythique est celle du pressage anglais et européen, un parterre de dix-neuf femmes nues sur fond noir. Pochette anglaise et européenne ? Non, car comme dans Astérix, Français et Béneluxois résistent aux infâmes anglo-saxons et se verront gratifiés d’une photo de pochette signée du Français Alain Dister, plutôt collector. Fouillez dans les greniers, la pochette anglaise en édition originale et état mint vaut une blinde, le pressage français chez Barclay avec la pochette Dister peut quand même se négocier plusieurs centaines d’euros … Et s’il y en a que ça intéresse (je viens juste de m’en rendre compte), j’ai une K7 de 1968 de Polydor International (pochette avec les femmes nues) destinée au marché français (avec texte en français) avec les faces des vinyles chamboulées (1.4.2.3), une K7 répertoriée nulle part, même pas dans les 441 versions du disque listées par Discogs. Faire offre (à plus de trois chiffres avant la virgule minimum, collector garanti) …
La pochette préférée d'Hendrix ? |
Voilà voilà … mine de rien plus de douze centaines de
mots sans un seul pour causer de la musique de cette double rondelle de plastoc
…
Venons-en donc aux faits. « Electric Ladyland »
est un disque fou. N’importe quel être doué de raison entame son disque par un
voire plusieurs morceaux accrocheurs, de la chair à single de préférence. Hendrix
non. « … and the Gods made love » est un charabia d’effets électroniques et
de voix trafiquées. Il a beau ne durer qu’un peu plus d’une minute, y’a de quoi
rester perplexe devant entame aussi ratée … « Have you ever been (to
Electric Ladyland ») est à peine meilleur, courte ballade acoustique
doucereuse, qu’on s’attendrait plutôt à trouver sur une rondelle signée
Donovan, que chez le Maître es Stratocaster et Flying V. « Crosstown
traffic » fut le second single extrait du disque. Pop psychédélique aux
arrangements fous, réminiscent du trente précédent « Axis : Bold as
love », et toujours pas de guitare folle. Cependant le premier titre
« sérieux » du disque. Et ensuite, sans vraiment prévenir, premier
voyage stratosphérique. « Voodoo chile », jam sur un slow blues.
Quinze minutes apparemment enregistrées sans filet, live en studio (on entend
des types commenter et applaudir). Et ils applaudissent pas seulement Hendrix
qui livre une paire de solos cosmiques, mais aussi le prodigieux Steve Winwood,
tout juste vingt ans (et déjà plus que remarqué dans le Spencer Davis Group,
Blindfaith et Traffic, excusez du peu). Le minot livre un duel homérique au
vieux (25 ans) Hendrix, le poussant dans ses derniers retranchements à coups de
duels Hammond B3 – Stratocaster (un procédé qui sera usé jusqu’à la corde chez
Deep Purple, sur « Child in time » en particulier). « Voodoo
chile » marque aussi un des premiers coups de canif de Hendrix au strict
trio Expérience, puisqu’outre Winwood en pièce rapportée, on note la présence
de la basse vrombissante de Jack Casady, en RTT de chez la Jefferson Airplane Ltd
… Une première face de vinyle encore plus mal commencée que celle de
« Tommy » (et pourtant je déteste leur « Overture ») et qui
finit par tutoyer les étoiles.
La seconde face est la plus « facile », accessible du disque. Pour faire simple, on dira que c’est la face chansons. Certes plus ou moins barrées, farcies de psychédélisme, et de décharges électriques d’Hendrix. Comme pour se faire pardonner de ne l’avoir pas pris sur « Voodoo chile », Hendrix laisse Noel Redding chanter une de ses compos, « Little Miss Strange », titre classique par sa forme, mais rehaussé par la guitare d’Hendrix, qui commence vraiment à marquer son territoire. « Long hot summer night », les Beach Boys auraient pu en faire un titre de chanson, mais il ne leur serait certainement pas venu à l’idée (et pourtant, niveau « ailleurs », Brian Wilson était pas mal non plus) de le servir dans une interprétation aussi nerveuse, aussi méchante. « Come on » reprise à Earl King suit (en fait au dernier moment, le titre a été avancé d’une piste, il était prévu en quatrième position sur la tracklisting rédigée par Hendrix lui-même). C’est un rhythm’n’blues tirant sur le rock’n’roll, très classique par sa structure, mais distillant une paire de solos qui sont la matrice de tous les guitar héros dispensables pensant que jouer le plus de notes possibles suffit à faire un bon morceau (ce que n’a jamais compris un Alvin Lee, exemple au milieu de tant d’autres). « Gypsy eyes », c’est de la pop envapée, cosmique, et ça aussi ça assure la transition avec « Axis … ». « Burning of the midnight lamp » clôture cette seconde face, offre une approche toute particulière de la soul music, avec une voix farcie d’effets de studio, notamment du phasing.
Faire offre ... |
La troisième face vinyle nous offre un Hendrix voyageur
cosmique, jouant sur les ambiances plutôt que sur la violence électrique. Personne
à ma connaissance n’avait encore exploré cette voie sonore, fusionnant
structures rock et murmures jazzy. « Rainy day, dream away » élargit
la formule trio (ils sont six crédités, un organiste, un sax très jazzy, un
percussionniste et le très massif - mais plus swing que Mitch Mitchell - batteur
Buddy Myles, qui accompagnera Hendrix sur le très éphémère Band of Gypsys), on
dirait au début du Nat King Cole, avant un hallucinant final strident de
guitare. « 1983 … » est l’autre titre épique de « Electric
Ladyland ». Il dure lui aussi presque un quart d’heure, débute comme une balade
psychédélique, puis évolue vers de longues séquences apaisées, bruissements
jazzy que seuls viennent sortir de leur torpeur de courts solos de batterie, de
basse, de guitare, et vers le final la flûte de Chris Wood (compère de Winwood
dans Traffic). On peut zapper la minute de « Moon, turn the tides … »
qui reprend les mêmes ingrédients inaudibles que « … and the Gods made
love ». Dont à mon sens, il sert de miroir, manière de montrer que la
boucle est bouclée, et le disque terminé.
Parce que la dernière face vinyle est une arnaque, du
remplissage. Quatre titres, dont trois relectures de morceaux issus des faces
précédentes, et une reprise d’un machin bien connu de Dylan. C’est un peu le
problème des doubles albums, tu as davantage de musique que pour un simple,
mais c’est dur d’arriver au bout, alors tu délayes. Sauf que ces quatre
délayages d’Hendrix, c’est à peu près la meilleure face vinyle des années 60,
décennie qui en a pourtant alignées de grandioses, des faces vinyles. « Still raining, still dreaming »
est une relecture de « Rainy day, dream away ». Qui laisse au
placard les ambiances jazzy et voit les mêmes six musiciens se lâcher dans une
débauche électrique avec les fameuses phrases zigzagantes de Telecaster qui ont
traumatisé des générations de gratteux. « House burning down » est
une extrapolation de la mélodie de « Crosstown traffic », beaucoup
plus syncopée, violente et toute guitare en avant. Et dès lors, alors que les
deux premiers titres de « Electric Ladyland » sont les plus faibles,
on en arrive à cette totale incongruité, les deux meilleurs se retrouvent à la
fin. « All along the watchtower », c’est tellement devenu un morceau
d’Hendrix qu’on en oublierait presque que c’est un single (assez succesful d’ailleurs)
récent de Dylan. La tonalité est changée, la trame country folk noyée sous un
rock qui serait classique s’il n’y avait pas ces deux solos extraterrestres. L’anecdote,
que j’ai déjà placée (peut-être même plusieurs fois), c’est que c’est la
version d’Hendrix qui est devenue la version « officielle » de la
chanson et quand Bob Dylan a été intronisé au Rock and Roll Hall of Fame, lors
du bœuf final, tout un tas de people plus ou moins potes ont rejoint Dylan pour
jouer « All along … ». Dylan a forcément joué sa version, tous les
autres celle d’Hendrix, dont notamment George Harrison, qui partageait le micro
avec Dylan et a chanté le premier couplet. Quand est venu le tour de Dylan, il
a bafouillé les deux premiers vers avant de se caler sur le « tempo Hendrix »,
tout en continuant de jouer « sa » version à la guitare (y’a les
vidéos, tout ça se voit et s’entend). « All along … » sera le premier
single du disque (sans grand succès d’ailleurs, les « vrais » amateurs
de musique préféraient à l’époque le format album). La conclusion de « Electric
Ladyland » va encore plus marquer les esprits. Décliné de « Voodoo
chile » ce « Slight return », ce n’est rien de moins que la
codification définitive du hard rock (après le prototype « You really got
me » des Kinks et les lourdeurs psychédéliques des Blue Cheer et autres
Vanilla Fudge). Il y a les Tables de la Loi dans « Voodoo chile (slight
return) ». L’intro addictive, le gros riff central saturé, et les solos
pentatoniques descendus sur le manche, cinq décennies de hard rock découlent de
ce titre …
Stop. Ça suffit … il y aurait encore beaucoup à dire sur
la production d’Hendrix (proche celle de Syd Barrett sur le premier Floyd, ces
sons tourbillonnants qui passent du fond au mix au premier plan, ces effets stéréo
très psychédéliques), sur son approche unique de la guitare (disséquée par des
milliers de gratteux, mais jamais dupliquée), sur des textes qui au milieu d’un
fatras acide expérimental restent en phase avec l’actualité (les émeutes
raciales, le Vietnam, …), sur l’évolution musicale d’Hendrix (« Electric
Ladyland » c’est le point d’orgue et final de la musique psychédélique, on
va maintenant passer à plein d’autres choses, tout en continuant à se défoncer copieusement…),
sur l’impact d’Hendrix sur la culture populaire (quarante mois entre la sortie
de « Are you experienced » et sa mort, et son nom toujours cité à
tout bout de champ), …
Citius, altius, fortius, j’avais dit au début … Je
persiste et signe …
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