« Gandhi » c’est le film d’une vie. Celle du
petit Indien moustachu qui a conduit à travers un parcours humain et politique
hors norme son peuple et son pays à l’Indépendance. Mais aussi celle de Richard
Attenborough qui a tourné un des meilleurs biopics de tous les temps …
Au début des années 30, Attenborough a une dizaine
d’années. Son père l’emmène au cinéma. Dans les courts-métrages d’actualité, un
reportage sur un voyage en Angleterre de Gandhi. Ce petit mec en pagne dans les
frimas britanniques provoque l’hilarité de la salle. Attenborough n’en croit
pas ses yeux et encore moins ses oreilles quand son père lui souffle que cet
homme dont le bon peuple se moque est des plus grands de l’humanité. Le petit
garçon est fasciné à vie par cet étrange personnage. Trente ans plus tard,
Attenborough est devenu un bon acteur de second plan, se rend compte qu’il ne
sera jamais David Niven ou Peter Sellers, passe de l’autre côté de la caméra et
décide de faire un film sur Gandhi.
Ben Kingsley & Richard Attenborough |
Il mettra vingt ans pour mener son idée un peu folle
à terme. Le projet est un peu barge, parce qu’Attenborough n’envisage pas
exactement la chose comme un téléfilm fauché. Il lorgnerait plutôt du côté de
David Lean et de ses gigantesques épopées filmées (« Lawrence
d’Arabie », « Docteur Jivago »). La société de production qu’a
montée Attenborough fera plusieurs fois faillite, il sera lui-même au bord de
la banqueroute. Cependant, dès que son projet a été connu, un anglo-indien du
nom de Motilal Kothari s’y est intéressé. C’est lui qui organisera les premiers
voyages de Attenborough en Inde, où il finira par rencontrer Indira Gandhi qui
lui fera obtenir un rendez-vous avec son père (non, pas Gandhi) Nehru, compagnon
politique de Gandhi et premier ministre de l’Inde. Lequel est enthousiaste mais
a d’autres chats politiques et financiers à fouetter. L’obstination
d’Attenborough et d’Indira Gandhi, devenue ministre de l’Information puis
Premier Ministre, finiront par décider des producteurs anglais de sortir les
livres sterlings. Attenborough aura l’argent des British et toutes les
facilités de tournage, l’accès à tous les lieux et documents concernant Gandhi
en Inde …
Commence alors le plus difficile, faire le film … La
seule chose que Attenborough a en tête, c’est de coller à la réalité, de Gandhi
et de l’Inde. Cela passera par des reconstitutions minutieuses (des lieux, des
trains qui rythment la vie et les déplacements dans le sous-continent, des
costumes, …). Le challenge aussi sera de mettre en scène des personnages
physiquement crédibles (Gandhi notamment, petit, courbé, moustachu, chauve, et
son inamovible pagne) parce que les acteurs de ce pan d’Histoire sont quasi
contemporains, on été à maintes reprises décrits, photographiés, filmés … La
clé de voûte du casting (le personnage de Gandhi) est fournie à Attenborough
par John Hurt qui vient d’auditionner pour le rôle principal (Hurt est grand et
blond, y’aurait eu du boulot pour les maquilleurs …) et croise dans le couloir
un acteur quasi inconnu surtout adepte du théâtre venu lui aussi auditionner.
Hurt fait demi-tour, retourne voir son pote Attenborough et lui dit en
substance qu’il vient de croiser le Gandhi qu’il cherche… Cet acteur, qui plus
est anglo-indien, c’est Ben Kingsley qui trouvera là le rôle de sa vie.
Kingsley est un Gandhi plus vrai que nature, complètement « possédé »
par son personnage (il passera les mois de tournage quasiment toujours vêtu
d’un pagne), qui en plus d’une ressemblance physique naturellement perceptible,
s’appropriera tous les « tics » de Gandhi, de sa démarche à son
anglais à l’accent « exotique ». Une statuette aux Oscars viendra
récompenser sa performance.
Ben Kingsley vs Gandhi |
Un acteur, aussi impliqué soit-il, ne fait pas un
film à lui seul. La distribution, vaste patchwork (Anglais, Indiens, Allemands,
Américains, …) cumule choix risqués et heureux pour le résultat. Attenborough
est parti d’un postulat d’une logique implacable : des Indiens pour jouer
des Indiens, des Anglo-saxons pour les Anglais. Avec toujours le même soin du
détail historique, les acteurs, sans en être les parfaits sosies, seront des
« copies » très acceptables de leur personnage (Rohini Attangadi qui
joue la femme de Gandhi, Roshan Seth dans le rôle de Nehru, Saeed Jaffrey dans
celui de Patel, et beaucoup d’acteurs de théâtre anglais très proches
physiquement des personnages historiques qu’ils interprètent). Deux
« valeurs sûres » sont aussi au générique. Candice Bergen qui depuis
des années tannait Attenborough pour avoir un
rôle, et qui la gloire venue se contentera malgré tout de courtes
apparitions dans le rôle d’une journaliste-photographe de « Life
Magazine ». Et puis le cas Martin Sheen qui après les premiers rôles dans
« Badlands » de Malick et « Apocalypse now » de Coppola n’a
qu’un second rôle, celui également d’un journaliste américain, qui a rencontré
Gandhi en Afrique du Sud et suivra le parcours et le périple de celui qui l’a
d’entrée impressionné. Impressionné, Sheen le sera aussi par la beauté et
surtout la misère fière de l’Inde. Il reversera l’intégralité de son cachet à
des associations luttant contre la famine en Inde. Anecdote : « Gandhi »
voit pour la première dans un générique le nom de Daniel Day Lewis (la petite
frappe qui veut barrer la route de Gandhi et de son ami prêtre dans une ruelle
d’Afrique du Sud). Et puis, parce que Gandhi s’adressait à une multitude (300
millions d’habitants aux derniers jours de l’occupation britannique) d’Indiens,
en ces temps où le trucage numérique n’était même pas du domaine du rêve ou de
l’utopie, il faudra à Attenborough des foules de figurants Indiens. La seconde
scène du film (la première est celle de l’assassinat de Gandhi), les obsèques
reconstituées de Gandhi, 34 ans jour pour jour après les « vraies »
et au même endroit, réunira à peu près 400 000 figurants venus quasi
spontanément. Trois minutes dans le film pour une scène légendaire par sa
démesure. Dix neuf caméras, forcément une seule prise (on ne positionne pas
plusieurs fois une telle foule), et les trois quarts des images bonnes pour la
poubelle, notamment à cause d’enfants qui gesticulaient, dansaient et sautaient
dans tous les sens, ne comprenant pas vraiment de quoi il retournait …
Les obsèques reconstituées de Gandhi |
Une entrée en matière qui relègue les filmos de
Griffith, Cecil B. DeMille, Lean et autres adeptes de foules en mouvement au
rang de metteurs en scène intimistes. Cette scène initiale tranche avec la
suivante et la solitude d’un Gandhi venu exercer ses talents de tout jeune avocat
au sein de la communauté immigrée (et brimée) indienne en Afrique du Sud. Le
reste du film sera dès lors strictement chronologique. Attenborough, même si on
sent toute sa révérence et son admiration à celui qui deviendra Mahatma
(littéralement Grande Âme) Gandhi, évite l’hagiographie béate. Gandhi n’est pas
l’Elu, le Prophète, la divinité à la science infuse. Gandhi s’est construit
face à l’adversité, opposant volonté et abnégation à toutes formes de force et
d’injustice. De façon quasi intuitive, il créera les concepts qui ont fait
florès chez tous les soixante-huitards-alternos-pacifistes all around the
world, ceux de résistance passive, non-violence et de non collaboration … Sur
la seule foi malgré son aspect chétif d’une force de caractère et d’un charisme
hors normes (il en prendra souvent physiquement plein la gueule, et passera en
tout six ans en prison), trouvant les mots ou l’attitude justes et
déstabilisants pour ses interlocuteurs (cette scène où le juge anglais et toute
l’assistance (anglaise) du tribunal se lèvent à son entrée alors qu’il
comparaît (en pagne comme d’hab) pour rébellion à l’autorité).
Martin Sheen & Ben Kingsley |
« Gandhi » est plein de scènes chocs.
Celle où sous les coups de matraque répétés il se relève pour brûler les
papiers de séjour infâmants de la communauté hindoue d’Afrique du Sud. Celle où
des Indiens avancent par groupe de cinq vers une usine de sel gardée par
l’armée et ne cherchent jamais à esquiver les bastonnades qui tombent sur eux,
évacués et soignés par leurs femmes. Celle où un colonel anglais ordonne
froidement et sans aucun état d’âme par la suite devant le tribunal militaire
l’exécution d’une foule réunie pacifiquement (1200 morts et l’élément
déclencheur, notamment par la couverture médiatique organisée par le
journaliste joué par Martin Sheen du processus d’indépendance de l’Inde).
« Gandhi » est aussi plein de scènes de
foule grandioses. Celle de ses obsèques bien sûr. Mais aussi celle de la
première apparition de Gandhi à une assemblée du Parti du Congrès (5000
figurants sous une tente qui a bien failli leur tomber dessus). L’arrivée de
Gandhi accueilli en héros en Inde après ses « aventures »
sud-africaines. La Marche du Sel (Gandhi part à pied de son ashram pour aller
récolter sur le littoral le sel surtaxé par l’administration anglaise,
traversant le pays au milieu de foules de plus en plus colossales).
« Gandhi » le film est logiquement centré
sur Gandhi l’homme. En évitant les pièges souvent inhérents à ce genre
d’exercice, le portrait psychologique plombant et pénible, et l’escamotage du
contexte souvent rendu de façon incompréhensible. Bon, le film dure plus de
trois heures, on peut montrer plein de choses. Mais le talent, ou le coup de
génie (sans lendemain) d’Attenborough, c’est d’avoir parfaitement rendu la
situation complexe de l’Inde. Régie par une administration coloniale d’un autre
temps (tous le faste désuet et ringard perpétué depuis l’époque victorienne),
qui ne doit sa survie qu’à de solides inerties locales (cette société locale de
castes, avec quelques nantis-collabos tenant le bien peu révolutionnaire Parti
du Congrès entre leurs pattes pour s’enrichir encore plus auprès et avec la
bénédiction de la puissance coloniale). Mis à part Nehru et dans une moindre
mesure Patel, Gandhi se heurtera aussi à la force d’inertie de ces notables. Un
pays immense partagé entre deux communautés religieuses (hindoue et musulmane)
qui dès l’Indépendance obtenue, vont s’entretuer, aboutissant très vite à la
partition pakistanaise. Le plus dur combat de Gandhi, et le seul qu’il ne
gagnera pas, sera de faire de l’Inde un pays uni, et même ses habituelles
grèves de la faim pour faire cesser les violences ethnico-religieuses ne seront
plus couronnées de succès. Il finira d’ailleurs sous les balles d’un intégriste
religieux (quoi d’autre) de son propre « camp ».
La marche du sel |
Gandhi fut un personnage à l’incroyable aura (témoin
son premier cercle de disciples fidèles venus d’autres races ou religions et
bien mis en valeur dans le film), totalement détaché des honneurs (il refusera
toujours le rôle de leader politique que tous lui laissaient) et de la réussite
matérielle (il passera l’essentiel de sa vie en pleine cambrousse dans son
ashram, vivant à moitié à poil, tissant lui-même ses vêtements). Seul reproche
« historique » à faire au film, le balayage sous le tapis de certains
points « curieux » du personnage, ses théories mystiques plus ou
moins fumeuses énoncées dans ses bouquins, et sa lourde erreur d’appréciation
sur Hitler et le nazisme (il est toujours resté opposé à une guerre contre
l’Allemagne, malgré sa connaissance des atrocités commises).
Le succès de « Gandhi » dépassera toutes
les espérances. Attenborough deviendra Sir Attenborough, le film obtiendra
l’année de sa sortie huit Oscars. Attenborough avoue d’ailleurs qu’il en
attendait beaucoup moins, il savait qu’il n’avait réalisé qu’un film
conventionnel, certes aux moyens démesurés, mais un film conventionnel quand
même, et reconnaissait que le « E.T. » de Spielberg, concurrent
(laminé, quatre misérables statuettes de second plan) aux Oscars était beaucoup
plus novateur.
Réédition BluRay de 2008 somptueuse, tant du point
de vue technique (remaster d’une limpidité absolue), que par ses heures de
bonus, souvent (très) intéressants.