Oui, si on
s’en tient à la plupart des définitions reconnues du terme. Sauf que quand
c’est signé Lars Von Trier, faut prendre quelques précautions avec ce terme.
Même si le
Von Trier des années 90 ne l’ouvre pas encore à tout bout de champ pour dire
des conneries (ou pire), il est déjà perçu comme quelqu’un de
« difficile ». Le Dogme dont il est la figure de proue ne présente
pas des œuvres à se taper sur le bide tellement c’est drôle, et les
trois-quatre films que Von Trier a réalisés jusque-là n’ont guère fait tinter
les caisses enregistreuses du box-office. En 1996, Von Trier, c’est dans le
meilleur des cas assimilé à du film d’auteur (très) chiant.
« Breaking
the waves » marquera un tournant dans sa carrière, dans la mesure où il
sera globalement bien noté par la critique et touchera le « grand public ».
Il va aussi entamer une sorte de cycle pour son auteur qui va dès lors
symétriquement alterner films « faciles » (« Breaking … »,
« Dancer in the dark »), avec des choses beaucoup plus austères,
rêches et agaçantes, voire dérangeantes (« Les idiots »,
« Dogville »).
Von Trier, Skarsgard & Watson |
« Breaking
… » n’est pas vraiment une rupture par rapport au Dogme. L’image est
jaune, baveuse, à chier, et le meilleur lecteur de Dvd n’y pourra rien
(d’ailleurs le film n’existe pas en BluRay, à quoi servirait une telle
version ?). C’est la plupart du temps (toujours ?) filmé caméra à
l’épaule, et Von Trier n’hésite pas à donner le rôle principal à une totale
inconnue (Emily Watson).
L’histoire
principale, beaucoup en auraient fait un tire-larmes vite oublié. Une jeune
fille coincée s’entiche d’un ouvrier qui travaille sur une plate-forme de
forage. Mariage expédié, découverte de l’amour physique, et le mari se ramasse
un trépan sur la tête qui le laisse dans un très sale état. L’amour et la foi
de sa femme le sauveront-ils ? Un scénar tout juste bon à faire du sous
Douglas Sirk…
Seulement Von
Trier (co-auteur du scénar) fait de quasiment tous les protagonistes du film
des gens un peu (ou beaucoup) sur le qui-vive mental. Emily Watson / Bess est
issue d’un milieu religieux très strict (des Ecossais calvinistes ou un truc du
genre, en gros des Mormons européens), elle a fait quelques séjours en hôpital
psy (peut-être à cause de la mort de son frère), vit sous la tutelle d’un
grand-père obnubilé par la religion, d’une mère qui ne la comprend absolument
pas, et d’une belle-sœur, infirmière, veuve, asexuée et poursuivie par un
besoin permanent de rédemption et de salut des autres. Son mari Jan (le peu
connu Stellan Skarsgard), se sert de son infirmité (plus ou moins
tétraplégique) après l’accident pour exercer un contrôle mental total sur sa
femme et par ses ordres ou ses suggestions scabreuses lui fait gravir un chemin
de croix où alternent phases de mysticisme aigu et prostitution de plus en plus
glauque. Les autres personnages (ils sont nombreux, le film dure plus de deux
heures et demie), bien que tous rattachés à l’histoire principale, présentent
tous des tares plus ou moins apparentes qui les empêcheront de lui donner une
issue favorable.
Parce que
« Breaking the waves » est un film noir dans le propos, qui fait se
succéder les situations dérangeantes dans une intrigue dont l’issue se révèlera
inéluctable. Il y a un côté tragédie antique dans « Breaking … », la
plupart des personnages se tracent un destin, un mode de vie et n’en dévient
pas quoi qu’il puisse arriver. Même si tous sont finalement beaucoup plus
pathétiques et minables que grandioses. « Breaking the waves » est un
mélo qui assassine le mélo. C’est aussi un pamphlet antireligieux féroce, avec la
multiplication des scènes de « prière » d’une Bess à la dérive mentalement
qui dans l’église se fait les questions et les réponses pour trouver un
justificatif à ses choix et ses actions, croyant qu’elle est en train de
dialoguer avec Dieu, avec les visions de cette communauté religieuse coupée du
monde réel, perdue dans son patriarcat mystique (ils bannissent Bess puis la
proclament maudite une fois morte, pensant à sauver leur âme plutôt que de voir
la responsabilité qu’ils portent). Les gens « normaux », censés
représenter l’élite ne valent pour Von Trier guère mieux. Ils sont ici
représentés par le milieu hospitalier (les débuts de Von Trier ont souvent un
rapport avec ce milieu, il a commencé avec une série télévisée « L’hôpital
et ses fantômes »), où travaillent la belle-sœur de Bess (qui voit,
devine, comprend mais se tait) et un jeune médecin, lâche plus souvent qu’à son
tour et qui finit par se liquéfier devant le tribunal.
« Breaking
the waves » pourrait être un film génial. Pour moi, il n’est que bon (ou
très bon, on va pas chipoter…). C’est le parti-pris de Von Trier d’en faire et
d’en montrer trop sans beaucoup de discernement qui finissent par gêner. Sans
cesse sur le métier il remet son ouvrage, avec des scènes, des situations, qui
reviennent sempiternellement comme un mantra. On a parfois envie de lui dire que
ouais, bon, ça va, on avait compris où tu voulais en venir, t’es juste un peu
lourd, là, maintenant. Le pire est pour moi la dernière bobine, où après bien
plus de deux heures noires, on bascule tout à coup dans l’allégorie à deux
balles, avec ce cadavre dérobé qu’on immerge et ces cloches qui se mettent à
sonner tout là-haut dans le ciel …
Oh, Lars,
t’avais des regrets, quelque chose à te faire pardonner par avance ? Quand
on va dans le noir, on fait comme les personnages de ton film, on y va jusqu’au
bout, on n’esquive pas, on ne cherche pas la porte de sortie mystique …
Parce que Von
Trier pouvait s’appuyer sur des acteurs qui bien que peu connus ou débutants y
vont à fond. On sent tout cela, cette implication, ces scènes et mimiques
mûrement répétées, malgré le côté technique dilettante dans la réalisation. Les
deux femmes se taillent la part du lion et crèvent l’écran dans des rôles que
pour faire simple on qualifiera de compliqués. Si Emily Watson a recueilli les
suffrages, la peu connue et trop vite disparue Katrin Cartlidge (sa belle-sœur
dans le film) est d’une justesse et d’une sobriété remarquables dans un rôle
pourtant ingrat de femme effacée et introvertie.
Bizarrement,
alors que le film n’est pas vraiment rock’n’roll ni par le fond ni par la forme,
ce sont de grands classiques rock de la fin des 60’s – début 70’s qui rythment
le début des chapitres de l’histoire, qui servent autant à présenter les
« époques » que de servir de stations au chemin de croix de Bess.
Rappelons qu’à l’origine, la musique extérieure était bannie par le Dogme, la
bande sonore d’un film ne devant
comporter que bruits extérieurs et dialogues des acteurs. Dans « Breaking
the waves », on peut entendre des oldies signées Procol Harum, Deep Purple
ou Elton John …
Lars Von Trier
donne avec ce film l’impression de devenir conventionnel. Ce qui au vu de ce
qui suivra, n’était pas forcément l’effet escompté …
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