Le « Napoléon »
d’Abel Gance, c’est un film comme on n’en fait plus depuis longtemps et comme
on n’en fera plus jamais. Comparé à ce film, n’importe quel James Cameron fait
figure de court métrage à petit budget. D’ailleurs, on peut raisonnablement se
demander si « Napoléon » peut être qualifié de film. C’est une épopée
en images, une œuvre et une fresque épiques qui dépassent largement le cadre du
cinéma. Un projet un peu (beaucoup) fou inachevé…
Les spécialistes de cette œuvre
gargantuesque (au nombre desquels Claude Lelouch et Francis Ford Coppola)
dénombrent une vingtaine de versions, d’une durée variable, entre quasiment
quatre heures et plus de neuf heures. La plupart des versions ayant été pendant
plus de quarante ans supervisées ou effectuées par Gance lui-même, qui
poursuivait là l’œuvre de sa vie. Perso j’en ai vu une, diffusée en deux fois à
pas d’heure sur Arte, celle de 1971 produite par Lelouch avec des bouts de
versions différentes de plusieurs époques et dialogues reconstitués en post
synchro (la version originale du film dont le tournage a eu lieu en 1925-26 est
bien évidemment muette). Une des versions les plus critiquées, équivalente d’un
remix pour la musique, avec des acteurs parfois différents qui jouent le même
personnage.
Dieudonné / Napoléon |
La version que j’ai en Dvd et
dont je vais causer est celle dite de Coppola (en fait des studios Zeotrope
dont il est propriétaire) sortie dans de très rares salles en 1981. Au crédit,
une image restaurée et pour un film de ces âges reculés, c’est appréciable. Au
débit … plein de choses. Des images colorisées grâce à des filtres de couleur
selon un code ( ? ) totalement incompréhensible, une musique gavante de
Carmine Coppola (le frangin « musicien » de Francis Ford) à base
d’ininterrompues variations de « La Marseillaise ». Et puis, et
surtout, bicorne sur la perruque poudrée, cette version n’existe pas en
français, on n’a le choix pour l’affichage des intertitres et des dialogues
qu’à la traduction … en anglais ou en allemand. Quand on connaît l’histoire de
l’époque et quelles furent les nations les plus acharnées à l’échec de la
Révolution ou de l’Empire en France, ce symbolisme linguistique est soit une
provoc, soit de l’humour à un degré qui m’échappe. Le film retraçant la vie d’une
des figures les plus célèbres de notre histoire n’est disponible que dans la
langue de ses ennemis … il y en aurait des paragraphes à noircir sur la
situation de notre patrimoine culturel …
A la base, le projet de Gance
était un biopic depuis l’école militaire de Brienne jusqu’à l’exil et la mort à
Sainte-Hélène. A une époque où l’on faisait du cinéma de façon empirique,
intuitive, tout semblait possible à Gance. Deux ans de tournage, une
perpétuelle recherche de financeurs qui faisaient à tour de rôle faillite face
aux moyens pharaoniques engagés en technique et en figurants, et seulement un
tiers des neuf parties prévues furent plus ou moins terminées.
« Napoléon » s’arrête en 1796 alors que Bonaparte, nommé Général en
chef de l’Armée d’Italie, entre avec ses troupes dans la péninsule pour la
conquérir.
Abel Gance / Saint-Just |
Pour moi,
« Napoléon », c’est un des plus grands films jamais tournés. Pas à
cause de son côté cocorico-cocardier quelquefois embarrassant, mais parce que
c’est un film totalement fou, une œuvre de maniaque, de cinglé total qui a
repoussé toutes les limites connues de l’art cinématographique naissant. Gance
s’est inspiré de Griffith pour le côté fresque plus ou moins historique
(« Naissance d’une Nation » et « Intolérance » notamment)
pour se livrer à un panégyrique napoléonien. Il y a dans « Napoléon »
une admiration évidente de Gance pour son personnage qui donne lieu à quelques
scènes allégoriques qui tiennent beaucoup plus de la béatification que de la
vérité historique (les quasi-miracles qui jalonnent ses aventures, les
« signes du destin », l’aigle qui le survole dans les moments
cruciaux et les instants où tout bascule en sa faveur …). Clairement pour
Gance, Bonaparte est « L’Elu ». Tout son génie scénaristique est de
ne pas tomber dans l’hagiographie, ou pire dans le révisionnisme. Les éléments
historiques, qui constituent l’essentiel du film sont conformes à ce que nous
en savons, et n’ont à ma connaissance pas fait l’objet de débats et de
controverses majeures au sein de la communauté des rats de bibliothèque
spécialistes de l’époque. En même temps que le destin hors du commun d’un
homme, c’est aussi une page d’histoire que l’on feuillette, en compagnie de
Danton, Robespierre, Marat, Saint-Just, ... Ce qui donne lieu à des scènes
sidérantes, immersives, qu’elles aient lieu dans l’appartement de Robespierre
ou dans les travées de l’Assemblée.
Antonin Artaud / Marat |
Gance est un maniaque, qui ose,
prend tous les risques. Des décennies avant la Louma, il suspend sa caméra à un
câble et la fait se balancer au-dessus des personnages dans un effet de vague
(pour montrer des débats forcément houleux à l’Assemblée), filme un nombre
incalculable de fois des scènes de poursuite à cheval depuis une voiture (on
voit les innombrables traces de roues dans la poussière), met en place des
trucages certes naïfs aujourd’hui (la coque de noix de Bonaparte dans la
tempête au large de la Corse) mais plutôt plus élaborés que ceux de ses
contemporains, superpose des images différentes (jusqu’à une vingtaine,
prétend-on, alors que passé trois ou quatre, les autres deviennent
indiscernables à l’œil humain), se livre à du split-screen (neuf ( !! )
images juxtaposées)... Mais tout ça, c’est du bricolage, des choses plus ou
moins vues ailleurs. Le grand projet de Gance, c’est des lustres avant le cinémascope,
l’invention d’un procédé technique totalement délirant, la Polyvision. A savoir
trois caméras qui filment la même scène depuis des endroits différents, les
image qu’elles ont tourné étant ensuite projetées sur trois écrans côte à côte.
On a un aperçu du résultat sur les dernières scènes du film, visuellement c’est
totalement fou, mais ça doit filer un putain de mal de crâne si ça dure
longtemps. Petit problème, auquel Gance, perdu dans son œuvre, n’avait pas
songé : il faudrait construire de nouveaux cinémas pour projeter en
polyvision, ceux en service ne pouvant accueillir une telle largeur d’écrans …
Autant dire que financièrement l’aventure « Napoléon » a été un
fiasco assez colossal …
La bataille de Toulon |
« Napoléon » est
également différent de la plupart des films de l’époque. Dans lesquels les
acteurs, compte tenu du format muet, surjouaient toutes les scènes, exagérant
mimiques, mouvements et attitudes (voir les chefs-d’œuvre allemands de l’époque
dite expressionniste, c’est pas par hasard qu’on l’appelle comme ça …). Il y a
certes dans la mise en scène un aspect théâtral épique (cependant d’après les
écrits historiques et les textes et discours qui nous sont parvenus, cet aspect
était réellement dans l’air du temps), mais les acteurs ne cabotinent pas,
récitent leurs textes que personne n’entendra … Ils sont leur personnage.
Difficile de ne pas être secoué par les apparitions glaçantes de Robespierre,
par la dureté du regard de Napoléon (Dieudonné, non, rien à voir avec l’abruti
à quenelle), par le charme maléfique de Saint-Just (joué par le stakhanoviste
Gance lui-même), « l’Ange de la Terreur » comme l’Histoire le
surnomma, le terrible tribun le plus acharné à faire couper des têtes lors de
la Terreur, par l’étrange délabrement mental que l’on sent dans l’attitude de
Marat (l’assez incroyable acteur Antonin Artaud), cet homme de lettres devenu
théoricien de la Révolution dans sa version sanglante.
Et puis, malgré une
distribution pléthorique de personnages de premier plan, Gance n’a pas lésiné
sur les personnages secondaires et les figurants. Il y en a des centaines dans
l’Assemblée pour plusieurs scènes, notamment celle, lyrique dans le bon sens du
terme, où les délégués du peuple entonnent la Marseillaise que vient d’écrire
et chanter devant eux Rouget de Lisle. Il y en a aussi des centaines lors des
scènes de bataille (et pas des cascadeurs pro, il y eut de vrais morts et
blessés sur le tournage, dans des conditions à faire passer – notamment la
reconstitution de la bataille de Toulon sous un déluge ininterrompu – celles
des plateaux de Kechiche pour un thé à Buckingham Palace), toutes les
recréations des lieux, vêtements et accessoires sont minutieuses.
Napoléon face aux morts ... |
Et puis, au milieu de cette
mise en images maniaque de l’Histoire, il y a vers la fin une des scènes les
plus extraordinaires de tout le cinéma, lorsque Napoléon sentant que son destin
va s’accomplir avec la Campagne d’Italie, se rend seul avant de rejoindre ses
troupes dans le Sud à l’Assemblée Nationale s’imprégner de l’esprit de la
Révolution et de ses morts. Apparaissent alors en surimpression sur l’image
toutes les victimes justes ou injustes, les Danton, Marat, Saint-Just,
Robespierre, les célèbres et les anonymes. Une scène d’une force et d’une
émotion inouïe. Et nul doute que Malraux, au moment d’écrire son « Entre
ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège … » devait avoir cette scène
en tête, toute en tension héroïque …
« Napoléon », même en
version colorisée, charcutée, même avec son affreuse bande-son, même sous-titré
en anglais (putain, j’y reviens, faut pas déconner, en anglais !!…), c’est
juste géant …
Une bande-annonce ... en anglais ...
Une bande-annonce ... en anglais ...