JEAN-LUC GODARD - VIVRE SA VIE (1962)

 

Chemin de croix ...

« Vivre sa vie » est sous-titré « Film en douze tableaux ». Du strict point de vue du montage, des intertitres séparent des groupes de scènes et annoncent sommairement ce qui va suivre. Douze tableaux comme il y a quatorze stations du Chemin de Croix … Même si « Vivre sa vie » n’est pas un film religieux. Au mieux, on frôle le mysticisme quand Godard, dont il n’est pas inutile de rappeler qu’il fut d’abord critique et donc fan de cinéma, insère une scène qui s’annoncera prémonitoire, celle de l’annonce à Jeanne d’Arc de sa condamnation dans le chef-d’œuvre de Dreyer « La passion de Jeanne d’Arc » avec ce long gros plan sublime sur le visage d’Andrée Falconetti, une des scènes les plus expressives jamais mises en images.

Godard & Anna Karina 1962

Godard a toujours aimé la symbolique, suggérer plutôt que montrer, ce qui n’est pas forcément plus simple ou évident. Mais Godard, encore à l’orée de sa carrière (« Vivre sa vie » n’est que son quatrième long-métrage, et il n’a qu’un chef-d’œuvre, « A bout de souffle », à son actif) estime avoir des dettes à payer au septième art, tout en suivant une voie profondément originale. Ce qui occasionne des tensions. Avec à peu près tous ceux qui sont les plus importants lorsqu’il met en chantier ses films.

Godard envisage son art d’une façon unique à l’époque, et surtout n’aime pas les concessions. Comme beaucoup de ses films des sixties (vive la censure gaullienne), « Vivre sa vie » va se retrouver interdit aux moins de dix-huit ans. Faut dire que faire un film sur la prostitution et « offrir » au spectateur-voyeur de l’époque quelques images (certes fugaces) gratuites de seins et de fesses ne risquait pas de le réconcilier avec la triste bien-pensance de la censure de l’époque. Il ne se foutait pas de la censure, il la cherchait …

Des concessions, Godard n’en fera pas plus à la production. Lâché par son premier et historique financeur Georges de Beauregard, il trouvera comme producteur Jean Schlumberger, à qui il refusera un petit second rôle pour sa femme, avant d’entrer en conflit ouvert avec lui (des rumeurs, comme d’habitude serait-on tenté de dire sur les tournages de Godard, font état de bagarres entre les deux et au moins de situations très tendues bien réelles).

La censure et la production sur le dos, ça peut déjà faire beaucoup pour un seul homme. Godard ne s’arrête pas là. Bien que son mariage prenne l’eau, il confie à sa femme Anna Karina le premier rôle, et prendra quasiment un malin plaisir à lui imposer multitudes de choses qu’il n’est pas sans savoir qu’elle va détester (sa coupe de cheveux, ses fringues, de nombreuses situations et répliques, …).

L'amour tarifé ...

Certes à peu près tout ce qu’a fait Godard dans les sixties mérite d’être vu, mais bien peu se hasardent à citer « Vivre sa vie » comme un de ses films majeurs. Même si on y trouve tout ce qui symbolise le meilleur cinéma de Godard. Les personnages antisystèmes d’abord. Ceux qui sont en marge de la société et se foutent donc des codes de la société. Anna Karina est Nana. Une allusion au personnage du même prénom de Zola. Même si la trajectoire de la Nana du film évoque plus celle de sa mère (la Gervaise de « L’Assommoir ») dans la saga de Zola.

Nana vivote dans son boulot de vendeuse de disques dans un magasin d’électro-ménager (même s’il ne comprend rien à la musique de son époque, Godard lui donne toujours une place importante dans ses films). Elle se fait larguer par son mec (superbe premier « tableau », scène de rupture pendant laquelle les deux protagonistes sont filmés de dos au zinc d’un bistrot, on ne voit leurs visages flous de face que dans le reflet des glaces du comptoir), se fait courser par sa logeuse parce qu’elle lui doit du fric qu’elle essaye de trouver en vain auprès de ses connaissances. Dès lors, d’abord occasionnellement ensuite régulièrement, Nana va se prostituer, sans qu’on sache et comprenne vraiment ce qui la pousse sur le trottoir.

Nana au cinéma

Dès lors, la prostitution va devenir le fil conducteur du film. Bon, Godard ne fait pas ici du cinéma social (même si « Vivre sa vie » doit bien plaire à Ken Loach), il marche plutôt sur les traces du réalisme désincarné de Bresson, un des théoriciens de la Nouvelle Vague. Il aurait même reconnu l’influence du néo-réalisme italien, et plus particulièrement de Rossellini, ce qui se tient … Le point de départ de « Vivre sa vie » étant un très sérieux rapport de Marcel Sacotte, juge de son état, intitulé « Où en est la prostitution ? » (ce qui donne l’occasion à Godard au cours d’une scène en voiture de faire tenir à ses personnages un très didactique dialogue sur le mode question-réponse sur le thème de la prostitution, sa tarification, l’organisation de la hiérarchie mac-tapineuse, etc …).

Anna Karina traverse cette histoire qui finit mal en roue libre (on la sent pas toujours très concernée). Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur la façon très particulière et freudienne qu’a Godard de mettre en scène la femme dont il est en train de se séparer. Il la fait coiffer façon Louise Brooks sachant pertinemment qu’elle déteste les coupes à la garçonne, invente quasiment le système d’oreillette pour lui donner des ordres sur le tournage, elle manque se faire écrabouiller par une voiture, et finira par une tentative de suicide aux barbituriques. Autant dire qu’elle n’est pas aussi irradiante que dans « Pierrot le Fou », période à laquelle sa relation avec Godard était beaucoup plus claire (ils venaient de divorcer). Elle arrive cependant à sublimer une paire de scènes, lors de la projection de « La passion de Jeanne d’Arc » où ses larmes viennent répondre à celles d’Andrée Falconetti à l’écran, ou lors d’une danse endiablée au milieu de macs dans une salle de billard. Elle est par contre assez à l’Ouest lors d’une discussion philosophique dans un bistrot avec un intellectuel oublié (Brice Parrain), lors d’une longue scène (bien dix minutes) totalement hors sujet par rapport au reste du film, technique récurrente chez Godard pour faire au grand n’importe quoi, alors qu’il a ça en tête depuis le début du tournage …

Un final à bout de souffle ...

Et comme si ça ne suffisait pas, Godard doit faire face au départ au milieu des prises de vue de l’indispensable chef-opérateur Raoul Coutard, engagé sur un autre tournage alors que celui de « Vivre sa vie » s’éternise.

Pour l’anecdote, alors que passe dans un bar la chanson de Jean Ferrat « Ma môme », c’est le chanteur lui-même que l’on voit accoudé au jukebox.

En fait on se demande si pour « Vivre sa vie » tout n’était pas dit dans le générique d’entrée (« ce film est dédié aux fans de série B »). Même si les thématiques de la série B américaine sont là (les marginaux, rebelles, les catins, les voyous), même si la fin renvoie étrangement à celle de « A bout de souffle », il manque ce petit quelque chose qui peut faire d’une série B un grand film …

A noter que le film remastérisé en haute définition ne semble disponible en Blu-ray qu’en import anglais (chez la boîte d’édition BFI). Avec beaucoup de bonus, dont notamment trois courts-métrages assez rares de Godard (« Charlotte et Véronique » avec scénario d’Éric Rohmer, « Une histoire d’eau » co-réalisé avec Truffaut et « Charlotte et son Jules » avec un Belmondo doublé étrangement dans la VO pourtant en français). Par contre la version commentée du film (par un critique de cinéma … australien) et une longue d’interview de Karina en 1973 par un journaliste qui parle beaucoup plus qu’elle, ne sont disponibles qu’en anglais. J’ai pas l’impression qu’on perde grand-chose d’après les bribes écoutées …


Du même sur ce blog :

A Bout De Souffle (1960)
Le Mépris (1963)
Pierrot Le Fou (1965)
Masculin Féminin (1967)



7 commentaires:

  1. Et bien... je ne le connais pas. Pas vu. Honte à moi.
    Mais dans le bouquin d'Antoine de Baecque (qui a écrit aussi sur TRuffaut, et là je viens de prendre son Chabrol, une somme !) je me souviens qu'il parle de ce tournage atroce pour Anna Karina, qui devait dire des répliques que le couple avait prononcé la veille, en privé, dans leurs engueulades ! Godard avait fait le coup aussi dans Le Mépris, Karina découvrait dans le film (entre Bardot et Piccoli) la scène de ménage de la veille.

    J'ai revu Alphaville, je l'aime bien celui-là, et esthétiquement, période noir et blanc, c'est sans doute le plus beau.

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    1. Shame on you ? Bof, pas à ce point ... c'est pas son meilleur, même si on retrouve souvent bâclé, le traitement des thématiques (marottes ?) de Godard ... deux ou trois scènes superbes malgré tout ...

      Alphaville, vu à l'époque des télés à tube cathodique avec prises péritel pour le décodeur canal ... autrement dit, tous les films en noir et blanc étaient en gris ... donc la qualité de l'image ... j'avais pas trouvé l'histoire (ou au moins le point de départ tant Godard a tendance à oublier son histoire en route) captivant ...même si la trouvaille du paris désert la nuit qui devenait le décor futuriste du film était excellente ... et ce pauvre constantine, comme son quasi homonyme constantin, il a beau avoir les épaules larges, elles supportent pas le poids d'un film ...

      Sinon, j'ai vu plus bas une ligne que j'avais zappée sur Roma de Cuaron (t'as encore piraté les codes netflix ?). Entièrement d'accord, c'est une merveille, ce gars progresse à pas de géant, et s'est excellement sorti de traquenards compliqués... tourner un harry potter ça peut te flinguer une réputation aussi sûrement que de tourner un porno pédophile ... Là par contre (j'ai depuis alphaville changé de télé et de décodeur), y'a un noir et blanc somptueux ...

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  2. Je n'ai pas repiraté des codes, j'le jure, j'étais chez mon frangin qui est abonné. Du coup j'en ai profité pour regarder aussi "Clair Obscur" première réalisation de l'actrice Rebecca Hall (en noir et blanc aussi, comme Roma) et "The Harder They Fall" un western sur fond de hip-hop qui fait plus que loucher vers le Djando de Tarantino, avec des acteurs noirs (Edris Elba, Regina King) et plein de ralentis à la mords-moi le nœud. On peine à arriver jusqu'au bout.

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    1. Il va falloir y retourner chez le frangin. Pour voir "The power of the dog" de Jane Campion. Plus ou moins western au ralenti, thriller psychologique, ... et prises de vue sublimes ... il se pourrait quand même bien qu'il ne fasse pas consensus ... moi je l'ai trouvé très bien ...

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  3. Néo western contemplatif avec des grands espace en scope ? C'est pour moi. Je viens d'apprendre que son film était une production Netflix. Elle n'a pas trouvé - elle non plus - de financements. Pourtant, Campion, elle peut faire trois films avec l'équivalent du budget café et donuts de Michael Bay !

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    1. Néo western ? Je sais pas, ça se passe en 1925, y'a des bagnoles vintage et des types à cheval. Des grands espaces, pas tant que ça ... mais un sens du cadrage et une photo superbes. Film le plus proche, peut-être Brokeback mountain ... un peu moins austère que la leçon de piano ou bright star, il a dû coûter un blinde par rapport à ces deux, mais beaucoup moins cher que deux minutes de zack snyder ...

      J'ai lu ou entendu quelque part que la stratégie de netflix, c'était de débaucher pour une diffusion en période de fêtes (là où les abonnements s'offrent ou se souscrivent le plus), de grands noms du cinéma pour un film en exclusivité. On a eu droit à Scorsese avec the Irishman (un best of trop long de ses films de truands avec un casting quand même vieillissant), Cuaron avec Roma, et maintenant Campion ...

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  4. "néo western" au sens où ce n'est plus trop l'époque à western, il en sort un tous les deux ans. Lu une interview de Campion disant qu'elle n'a pas trop de références cinématographiques (elle serait davantage littéraire) pas très cinéphile, elle aime des films sans se poser la question du qui, pourquoi, comment. Et donc que sa culture western était proche du nul ! Elle a juste filmé cette histoire, à cette époque, avec des gars à cheval...

    Je pense que la stratégie de Netflix joue sur deux tableaux. Des grands noms qu'ils arrivent à appâter en promettant un budget illimité, histoire de dire qu'ils ne font pas que de la daube, pour le prestige, et en même temps aspirer le public des salles de cinéma, pour leur dire que le vrai spectacle c'est maintenant chez soi, avec du bon matos, pour 10 euros par mois. Sauf que le plaisir de s’asseoir dans une salle obscur face à un grand écran n'est pas pas franchement le même que d'allumer une télé. Quand Netflix communique sur l'achat des Truffaut, ils ciblent une catégorie de spectateurs bien précise, des cinéphiles. Et effectivement, à l'approche des fêtes, c'est malin...

    Mais mon pote Spielberg et moi ne céderons pas aux sirènes du streaming !

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