ANDRE TECHINE - LES ROSEAUX SAUVAGES (1994)

 

Et au milieu coulait une rivière ...

« Les roseaux sauvages », c’est un film un peu particulier dans l’œuvre de Téchiné. Pour au moins deux raisons, c’est – quasiment – un film de commande et un film (quasiment) autobiographique.

André Téchiné
Quasiment une commande parce que le film est une extrapolation « rallongée » d’un moyen-métrage (« Le chêne et le roseau ») pour Arte. La chaîne franco-allemande avait demandé à une dizaine de réalisateurs connus de lui fournir une œuvre de fiction dont le thème central serait l’adolescence. Quelques-unes de ces fictions ont été « rallongées » pour répondre aux canons d’exploitation en salles. « Les roseaux sauvages », joli succès commercial et célébré par les professionnels de la profession est de cette série celui qui est passé à la postérité, et avec « Ma saison préférée » et « Hôtel des Amériques » fait partie pour beaucoup du tiercé majeur de Téchiné.

Et ceux qui connaissent bien Téchiné ont bien compris qu’il a mis beaucoup de lui dans cette histoire. Parce que le film se passe aux alentours de Villeneuve sur Lot (Téchiné est né et a grandi à Valence d’Agen, à quelques kilomètres), raconte l’histoire d’un groupe d’ados en 1962 (Téchiné est né en 43), dont l’un est plutôt attiré par les garçons que par les filles (Téchiné aussi). Téchiné n’a jamais contesté ces éléments, a même reconnu qu’il a vécu certaines scènes ou situations mises en images, mais réfute l’idée de biopic au sens strict du terme, des scènes ou des personnages étant pure invention …

Gorny, Bouchez, Morel & Rideau

« Les roseaux sauvages », c’est un film sur la France profonde, rurale, en 1962, au moment où la guerre d’Algérie est au cœur de l’actualité du pays. Et la guerre d’Algérie, ça n’occupait pas que les travées de l’Assemblée et les tentations putschistes d’un quarteron de généraux comme disait l’autre. « Les roseaux sauvages », après son générique façon lettrage de cahier d’écolier, débute par un mariage champêtre. Un fils de paysan, beau comme un camion de pompiers dans son uniforme militaire rutilant, convole avec sa promise sur fond de chansons paillardes reprises en chœur par les convives, et de valses crachotées par un petit électrophone. Très vite, la réalité rattrape les festivités bucoliques. Le marié, passablement bourré, serre de près une prof du village, partagé entre drague lourdingue et préoccupations beaucoup plus graves. Il va partir le lendemain pour l’Algérie et compte sur la prof, responsable locale du Parti Communiste, pour le faire revenir au plus vite au pays. Malaise de la prof, qui lui assure qu’elle ne peut rien faire, se débarrasse de ce cavalier trop entreprenant, et quitte la fête, emmenant au passage sa fille Maïté et un copain à elle, François.

Dans ces premières scènes, on a vu la guerre d’Algérie en filigrane, et les ados. Et ces ados campagnards, de près ou de loin, ils vont vivre la guerre et ses répercussions dans leur petit bled. Tout en restant des ados du début des années 60, en proie à leurs premiers émois amoureux et confrontés à une réalité historique qui va finir par tous les rattraper. Ces ados, ce sont donc Maïté (Elodie Bouchez, seule comédienne « parisienne » et qui trouve dans « Les roseaux sauvages » son premier grand rôle), François (Gael Morel), le jeune coincé introverti qui vient de la ville (Lyon), Serge (Stéphane Rideau), le jeune paysan frangin du marié, et Henri (Frédéric Gorny) beau gosse aux faux airs de Gabriel Attal, le plus âgé du lot, dont on apprendra assez vite qu’il rentre d’Algérie après un carnage familial, qui passe son temps à écouter les nouvelles de la guerre à la radio, et qu’il souscrit entièrement aux discours de l’OAS. Tous les quatre sont lycéens, les garçons dans la même classe, et ils ont comme prof Mme Alvarez, la mère de Maïté.


C’est autour de ces quatre ados que le film va s’organiser, même si les histoires connexes auront une grosse influence. Sur fond de premières boums (avec en fond sonore des titres, qui cahier des charges de la série oblige, devaient être contemporains de l’époque mise en images, on entend donc Chubby Checker, Beach Boys, Platters, Del Shannon, …), les amour(ette)s adolescentes vont se mettre en place. Maïté en pince pour François, qui est attiré par Serge. Le tournant du film sera la mort en Algérie du frangin de Serge. La mère de Maïté va culpabiliser, tomber en dépression et finir par un passage en hôpital psy. Serge veut abandonner le lycée pour revenir sur l’exploitation agricole, envisage même d’épouser sa veuve de belle-sœur qu’il « console » la nuit. Maïté va de plus en plus se politiser (la tradition communiste familiale), et Henri va se radicaliser, affichant de plus en plus ses affinités OAS.

Les scènes de tension vont se multiplier entre les quatre ados, entrecoupées de moments de plaisir simples, les matches de rugby, les séances ciné avec allusions aux films de Bergman (« A travers le miroir ») ou Demy (« Lola »), les virées alcoolisées en mob sur Toulouse, et les baignades dans la rivière (le Lot ?) qui traverse le village. C’est d’ailleurs dans et aux abords de cette rivière, en attendant les résultats du Bac, que se démêleront les histoires reliant les quatre ados.


« Les roseaux sauvages » est autant un exercice de style (la recréation méticuleuse de la vie provinciale du Sud-Ouest pendant la guerre d’Algérie), qu’un drame où des adolescents doivent faire face quasiment seuls aux bouleversements de l’Histoire, et s’initier à la vie amoureuse et sexuelle. On sait que Téchiné n’est jamais aussi bon que quand il scrute les tourments de l’âme et les dilemmes amoureux (voir ses films cités plus haut).

Dans « Les roseaux sauvages » il y arrive sans avoir recours à ses stars chevronnées habituelles (Deneuve, Auteuil, Dewaere, …). « Les roseaux sauvages » de son aveu est très écrit, minutieusement répété, et les jeunes acteurs s’en tirent très bien. Pourtant, seule Elodie Bouchez se fera un nom grâce à ce film. Les trois garçons tenteront aussi une carrière d’acteur, beaucoup moins successful, disparaissant assez vite des radars …


MICHAEL KIWANUKA - KIWANUKA (2019)

 

L'éternel retour ...

Où il va être question de soul. Vous savez, ce machin qui a eu son apogée dans la seconde moitié des années 60, et qui voyait des chanteurs ou chanteuses (généralement pas blancs), dotés d’un beau filet de voix, interpréter dans des tenues rutilantes (costards cintrés pour les messieurs, robes lamées pour ces dames) des chansons bien écrites, accompagnés par des backing bands aussi nombreux (à grand renfort de cuivres, de choristes, …) qu’efficaces. Noms qui clignotaient plus haut et plus brillamment que les autres, ceux d’Otis Redding et Aretha Franklin … Et puis tout ce bazar a vite évolué, l’affaire a viré Philly Sound, disco, a été mélangée à plein d’autres genres, vidée de sa substance initiale, et malheur ultime, jugée ne plus être commercialement porteuse … Et de temps à autre, on a vu apparaître de nouveaux chevaliers blancs du genre tenter de la ressusciter, pour un tour de piste acclamé mais sans lendemain (Maxwell), ou une carrière qui est vite passée à autre chose de plus économiquement « porteur » (Jamiroquai, Mary J. Blige, Erikah Badu, …).

Michael Kiwanuka

L’un des derniers (?) de ces néo-soulmen en date, c’est l’Anglais Michael Kiwanuka. Gosse ougandais ayant fui le régime d’Amin Dada avant de se faire bouffer, réfugié dans les banlieues prolos londoniennes, ayant choisi l’école plutôt que la petite délinquance, tout en devenant musicien et gratouilleur sérieux, ce qui lui valut quelques séances de musicien de studio … Une « révélation » venue par les disques du grand Otis et de Dylan, tout l’antique écheveau dévidé pour élargir sa culture sonore, et un premier disque (« Home again ») au succès d’estime chez les British à peu près exclusivement.

« Kiwanuka » est sa troisième rondelle. Et quand on ne met que son nom comme titre, on veut faire comprendre que c’est le disque de l’affirmation, et de la confiance (en soi). Soit.

Et ça ressemble à quoi, la musique de Kiwanuka ? Les noms qui reviennent le plus souvent le concernant sont dans l’ordre ceux d’Otis Redding, Bill Withers et Van Morrison. Ouais, bof … Si avec pas mal d’imagination on peut parfois valider les deux derniers, pour Otis, faudra m’expliquer. Kiwanuka est un bon chanteur, capable de poser sa voix de différentes façons, mais jamais sans que ça évoque la tessiture et la puissante souplesse du crashé en avion. Perso, si je devais citer un nom concernant cette rondelle éponyme, ce serait celui de Stevie Wonder période « Songs in the key of life ». Flagrant sur plusieurs titres (« You ain’t the problem », « Living in denial », « Hard to say goodbye ») sur lesquels les similitudes sont parfois troublantes, sans toutefois tomber dans la copie ou le plagiat.

Danger Mouse & Kiwanuka

Comme l’aveugle à dreadlocks, Kiwanuka écrit, compose, chante et joue d’une multitude d’instruments (guitares, basse, B3, synthés). Différence notable, Kiwanuka ne produit pas ses disques. Je vois pas pourquoi il irait perdre son temps à pousser des boutons sur la console, parce qu’il peut compter à ce poste sur rien de moins que le sieur Brian Burton, plus connu sous son pseudo Danger Mouse. Avis tout personnel, Danger Mouse est le producteur number one de ce siècle, celui que l’on convoque pour essayer de se remettre à flot (U2, Red Hot Chili Peppers, Norah Jones, …), pour expérimenter (Damon Albarn et son Gorillaz, …), pour conquérir les charts (Black Keys dont il fut pendant quasi une décennie le troisième membre), sans compter ses collaborations (Cee-Lo Green, Karen O, …) et ses propres groupes (Gnarls Barkley, Broken Bells). Et comme si ça ne suffisait pas, sur « Kiwanuka », un autre producteur lui aussi multi-instrumentiste vient apporter sa contribution. Il s’appelle Inflo, j’ignorais son existence, et apparemment serait d’après ses laudateurs, le Quincy Jones de la neo-soul et du r’n’b anglais. Ce trio a pas besoin de grand-monde pour jouer de tous les instruments et remplir l’espace sonore, mais sur quelques titres section de cordes, de cuivres, choristes ou musiciens additionnel viennent étoffer les compos.

Le résultat d’ensemble est bon, voire parfois plus. C’est évidemment pas la soul des 60’s qui se retrouve téléportée dans la fin des années 2010. Le son est contemporain, sans que ça sonne racoleur. De la construction sérieuse sans le recours forcené à des gimmicks « tendance ». On ne trouve pas dans « Kiwanuka » de voix passées à travers des vocoders, ni ces insupportables sonorités métallisées et totalement déshumanisées qui font la joie (?) des tiktokeurs …


Pièces de choix, l’inaugural « You ain’t the problem » très Stevie Wonder déjà évoqué, avec son rythme à la « Another star ». « Rolling », un des nombreux singles suit, c’est beaucoup plus syncopé et mené par une phénoménale ligne de basse. « Piano joint » est une ballade soyeuse très soul 60’s et « Hero » est pour moi la pièce majeure du disque avec sa voix légèrement voilée et éraillée, qui se promène au début sur une ambiance très folk, avant qu’un riff voisin de celui de « All along the watchtower » (version Hendrix) n’emporte le titre dans un tourbillon psyché-soul du meilleur effet.

Michael Kiwanuka est capable de faire rugir les guitares sur « Hard to say goodbye », dommage que le morceau soit trop alambiqué et surchargé, de livrer de grosses performances vocales (sur « Final days », ballade bluesy sur rythmique hip-hop, si-si, ça fonctionne même si c’est pas absolument renversant ; ou encore sur « Solid ground » qui débute dépouillé avant un crescendo symphonique).

Quelques titres sont plus dispensables (une paire de – heureusement – assez courts instrumentaux), surtout parce qu’ils semblent avoir du mal à se démarquer de modèles évidents (« Living in denial » trop Wonder ou « I’ve been dazed » un peu beaucoup Beatles « Hey Jude »).

Pour un disque et un genre dont a priori j’attendais pas grand-chose, belle et agréable surprise. Bonne réception Outre-Manche (le Mercury Prize, Prix Goncourt musical des British), beaucoup moins d’emballement ailleurs (une promotion et une défense sur scène contrariées par le Covid).


THE ROLLING STONES - STICKY FINGERS (1971)

 

Définir la décennie ...

Les Stones au début des 70’s sont quelque part, là, tout en haut. Parce que leurs amis rivaux des Beatles ont décidé que les egos ne sauraient s’accommoder de ratiocinations collectives, et ont laissé libre le titre de « plus grand groupe pop-rock-machin-truc … du monde ». Mais les Stones n’ont pas gravi l’Olympe sans quelques dégâts, leur lutin blond fondateur a fini au fond d’une piscine, et ce qui devait être leur consécration américaine (un festival organisé par eux, pour eux et autour d’eux) à Altamont a été un fiasco meurtrier. Et puis leur manager, l’escroc Allen Klein est parti avec la caisse, les droits d’auteurs et les royalties qui vont avec de leur catalogue des années soixante.

Jagger, Jimmy Miller, Richards & Watts

Et même si « Sticky fingers » fait partie de leur bloc discographique majeur qui va de « Beggars banquet » à « Exile on Main St », il marque un tournant. Economiquement, les Stones se prennent en main. Ils créent leur label, Rolling Stones Records, avec son célébrissime logo à la langue rouge. Musicalement, ils intègrent tout à fait officiellement Mick Taylor qui devient le cinquième Stones. Ce qui n’empêche pas tous les autres cinquièmes Stones (Ian Stewart, Bobby Keys, Nicky Hopkins, Jim Dickinson, Billy Preston, Jim Price, voire Jack Nitzche et Ry Cooder) d’être présents sur le disque. La même ribambelle d’ingés-son (Jimmy Johnson, Andy Johns, Chris Kimsey, Glyn Johns, ...) est toujours là, sous la supervision de Jimmy Miller à la production (et occasionnellement aux percussions).

La pochette de « Sticky fingers » est une des plus iconiques du rock. Signée Andy Warhol, gros plan pelvien avec vraie braguette sur les vinyles originaux (ce qui avait le désavantage de ruiner le dos du disque suivant dans l’étagère, qui si l’on était bien ordonné dans son rangement, était celle de « Exile … »). La braguette s’ouvrait laissant apparaître ce qu’on trouve derrière un jean, des jambes forcément et éventuellement un slip (ici, dans un coton très fin sixties – début seventies). Qui était le modèle ? On n’en sait officiellement rien mais Joe d’Allesandro (la connexion Warhol – Factory) a prétendu que c’était lui.


Le son et la direction musicale générale de « Sticky fingers » marquent aussi un tournant. Même si la patte de Jimmy Miller (ce brouhaha sonore qui donne l’impression que toutes les pistes se parasitent mutuellement et qui rend inefficace toutes les remasterisations possibles) est toujours là, le disque est au moment de sa parution le plus américain du groupe. On est dans le basique, dans une version « améliorée » de leurs premiers disques constitués de reprises. Finis les fanfreluches des arrangements de Brian Jones, les titres pop ou psyché ayant culminé avec respectivement « Aftermath » et « Satanic Majesties », remisés au placard les systématiques boogies en open tuning de Keith Richards dont est (trop) rempli leur live « Get yer ya-ya’s out », on se réoriente vers le blues, le rhythm’n’blues et la soul, souvent soulignés par des cuivres.

En ouverture de « Sticky Fingers », un des trois (cinq ? dix ?) titres essentiels des Stones, « Brown sugar ». Naturellement signé Jagger – Richards, mais en fait totalement écrit par Mick Jagger (fait très rare, sinon unique dans toute leur discographie). Un riff d’anthologie, suramplifié par le sax de Bobby Keys, et une merveille d’ambiguïté des paroles, peu consensuelles quelque soit l’angle sous lequel on les envisage (brown sugar, c’est une jeune beauté noire à la peau douce qui bosse dans une maison de passe, ou le surnom d’une certaine forme d’héroïne en argot américain).

« Sway » qui suit c’est la ballade virile, voire violente, qui vu son intro donne l’impression d’avoir été enregistrée live en studio (mais même si tel était le cas, le titre a été overdubbé par la suite). C’est l’occasion d’entendre aussi le premier solo sur le disque de Mick Taylor.

« Wild horses » est une autre ballade, dans le registre country-soul (les racines américaines du disque). Un des meilleurs morceaux du disque, avec un Jagger qui force dans les aigus, et se met en danger vocalement. A noter que c’est sur « Sticky … » et « Exile … » qu’il trouvera et définira son registre vocal, que depuis plus de cinquante ans il s’attache à reproduire, certaines fois de façon quasi caricaturale …

La pièce de bravoure du disque, c’est « Can’t you hear me knocking », pièce de bravoure et par sa longueur (plus de sept minutes, un des quatre ou cinq titres studio les plus longs des Stones), et par son final épique. Introduit par un des riffs les plus sauvages de Richards tout en saturation, mélange de plein d’influences sonores (rock, rhythm’n’blues, soul, gospel, …), et les deux derniers tiers du titre amenés par un fouillis percussif (Jimmy Miller), donnent lieu façon jam à un solo furieux de sax de Bobby Keys (soutenu par Jagger à l’harmonica), avant une démonstration virtuose de Mick Taylor qui signe là sa meilleure partie de guitare stonienne. Titre essentiel, archétype du « son » seventies des Stones, et évidemment une fois Taylor parti, peu ou pas joué en live, car sans faire injure à Keith ou Ronnie, ils ont pas le niveau pour entreprendre ce genre de solo …


La face vinyle se conclut par « You gotta move », antique blues des années 40 de (Mississippi) Fred McDowell et moultes fois repris depuis. Les Stones en livrent une version avec une approche sonore très voisine du traitement appliqué au « Love in vain » de Robert Johnson sur « Let it bleed ».

« Bitch » est un boogie « sérieux », violent, sans fioritures, aux riffs de guitare doublés par les cuivres (Bobby Keys et Jim Price). Pas le titre le plus imaginatif de leur carrière, mais le but n’était pas de faire preuve d’audace musicale, juste de montrer qui étaient les boss … et à ce jeu-là (les Stones qui font du Stones), ils n’ont forcément pas d’équivalents.

Et je maintiens cette théorie que les Stones de 71 font du Stones de la première moitié des années 60 - en mieux - à l’écoute de « I got the blues » qui semble un lointain cousin de « Heart of stone », un des premiers titres composés par Jagger et Richards, sur l’édition anglaise de « Out of our heads » en 1965.


« Sister Morphine », c’est avec « Brown sugar », l’autre titre de légende de la rondelle. Un peu la ballade des soins palliatifs, puisqu’elle évoque les appels désespérés du malade souffrant à son infirmière pour qu’elle lui injecte un peu de morphine pour soulager ses douleurs. Le titre avait été enregistré par Marianne Faithfull deux ans plus tôt en face B d’un de ses singles resté à peu près anonyme, et co-écrit avec Mick Jagger (elle les paroles, lui la musique). L’amour rendant souvent con, elle l’avait laissé paraître sous la signature Jagger-Richards. Ici il est repris par les Stones plus les accompagnateurs de la version originale, Ry Cooder à la slide magique et Jack Nitzche au piano. Ce titre est un classique absolu des Stones, mais ils le traîneront comme un boulet pour avoir spolié lors de la sortie de « Sticky fingers » Marianne Faithfull de ses droits d’auteur. Il faudra attendre de longues années pour que Lady Marianne apparaisse sur les crédits lors des innombrables rééditions du disque (à ce jour, le site de référence Discogs en recense la bagatelle de 587 versions).

« Dead flowers » est un intéressant patchwork sonore où se mêlent passé et futur des Stones. Le titre est un country rock assez classique (un genre musical plus américain tu peux pas), une orientation qui sous l’influence du nouveau pote de biture et de défonce de Keith, un certain Gram Parsons, sera au cœur des inspirations sonores qui aboutiront à la création de « Exile … ». Les traces de leur passé se trouvent dans le refrain très mélodique du titre, qui renvoie à leur période pop-chansons circa 66-67 (« Ruby Tuesday », « Out of time », « Under my thumb », …).


Le disque s’achève avec « Moonlight mile ». Et on peut pas dire que tout est bien qui finit bien parce que ce titre est à mon sens la sortie de route de la rondelle. Pas qu’il soit foncièrement mauvais, mais cette sorte de mantra avec arrangements de cordes rompt avec l’unité sonore de ce qui précède et renvoie à une période (celle de « Satanic Majesties Request ») qui n’est, doux euphémisme, pas la plus célébrée du groupe.

Avec « Sticky fingers », les Stones vont obtenir leur plus gros succès commercial depuis leurs débuts et confirmer leur position de rock band number one in the world. Effet domino, maintenant qu’ils gèrent en direct la partie financière de leur carrière, le fisc anglais va leur tomber dessus et leur réclamer des sommes faramineuses au titre de l’impôt. Ils choisiront l’exil fiscal pour échapper aux percepteurs, et se réfugieront dans le sud de la France pour enregistrer « Exile on Main Street », le successeur de « Sticky fingers » … Mais c’est une autre histoire …


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HOWARD HAWKS - LE GRAND SOMMEIL (1946)


 Mystères ...

Il y a une anecdote fameuse sur le film qui résume bien le résultat final. Brainstorming entre Hawks et les scénaristes (dont William Faulkner, futur Prix Nobel de littérature, ce qui prouve qu’il savait écrire, et on peut supposer qu’il savait aussi lire) sur un personnage secondaire. Que devient-il dans l’histoire, il a disparu du scénario ? Est-il mort (et si oui qui l’a tué), s’est-il suicidé (et si oui pourquoi). Toute la bande sèche et en désespoir de cause, décide de téléphoner à Raymond Chandler, l’auteur du roman éponyme adapté. Qui après moultes hésitations et réponses invraisemblables, finit par avouer qu’il en sait foutre rien de ce qu’est devenu ce type, il l’a « oublié » dans le roman, au profit d’autres développements et intrigues …

Bacall, Bogard, ?, & Hawks

Autrement dit, si vous avez tout compris à « Mulholland Drive » ou si le « Le faucon maltais » (avec Bogart dans le rôle principal) n’a aucun secret pour vous, tentez de suivre les intrigues de « The big sleep » (« Le grand sommeil » en V.O.). Bon courage …

La première demi-heure, ça va, on y arrive. Le quart d’heure suivant, on se gratte l’occiput en se demandant mais ‘tain qui sont ces gens, qu’est-ce qu’ils foutent, et quel est le rapport avec l’histoire initiale ? Au bout de trois-quarts d’heure (peu ou prou à la moitié du film), on lâche l’affaire, on compte les morts, les clopes fumées par Bogart, les pelles roulées à Bacall, en attendant que « The end » s’affiche à l’écran …

Il n’empêche, « Le grand sommeil » est un film qu’on peut voir et revoir. Parce qu’il y a un rythme effréné, un feu d’artifices de répliques, plein de vamps qui allument Bogart, et plein de petits et de grands truands qui veulent l’occire. Parce qu’il réunit le couple à la ville Bogart-Bacall, et parce qu’il y a Howard Hawks à la mise en scène.

Hawks, c’est le man next door, le type à qui tu foutrais pas un coup de pompe quand tu le vois et l’entends et qui a signé des chefs-d’œuvre d’un éclectisme qui laisse pantois (des polars, des comédies avec Cary Grant un de ses acteurs fétiches, des films noirs, des westerns, …).


Parenthèse : il y a une édition Dvd du « Grand sommeil » dite collector, avec un Dvd de bonus comprenant quasiment une heure d’interview de Hawks en 1973 où il revient sur ses films, les acteurs qui l’ont accompagné, sa méthode de travail. Et une biographie d’une heure et demie de Bogart par Lauren Bacall (et quelques autres qui l’ont bien connu) tout à fait passionnante. Et comme personne a rien compris au film et se débarrasse du Dvd, cette édition est facile à trouver pour le prix d’une bière pression, et vaut largement l’acquisition …

Hawks, c’est la théorie du remplissage maximum. Pas de temps morts, toujours du mouvement, de l’action, des dialogues à vitesse supersonique, de l’humour, de la romance, et la recherche perpétuelle de l’attitude ou de la réplique qui vont marquer la scène. Et plus que tout, c’est lui qui le dit, l’indépendance (il n’a jamais été sous contrat avec une major, il n’en a toujours fait qu’à sa tête, ce qui explique son éclectisme, mais aussi le fait que « Le grand sommeil » ait été amputé de plusieurs scènes et personnages, un couple homo, une histoire de photos porno, le tout semble t-il disparu à jamais, autant d’éléments supprimés qui faciliteraient – ou pas – la compréhension de l’ensemble ).

Pour « Le grand sommeil », il a son histoire (le bouquin de Chandler, l’adaptation de son pote Faulkner (et de deux autres co-scénaristes), et sa star, Humphrey Bogart. Qui n’était pas son premier choix, mais surtout pas un mauvais choix. Bogey est le détective Philip Marlowe, chargé d’une affaire par un vieux général invalide, qui veut faire cesser un chantage sur sa fille cadette, une allumeuse décérébrée. Marlowe s’occupera de cette affaire, mais aussi d’autres qui concernent la sœur aînée, jouée par Lauren Bacall.


Bogart – Bacall, c’est un des couples (à la ville et à la scène, ils se marieront trois ans plus tard) les plus mythiques du cinéma. Lui, costaud, le regard noir, clope au bec et verre à la main, qui s’éternise pas en discussions, balance une mandale ou sort un flingue. Elle, vingt cinq ans de moins, longiligne au regard de velours et aux répliques cinglantes. Cherchez une image de Bacall sur le web, vous obtiendrez tout en haut de la liste celle où elle est avec son ensemble pied-de-poule noir et blanc, tirée du « Grand sommeil ». En fait, si ce couple est devenu mythique, c’est pas parce qu’ils ont beaucoup tourné ensemble (seulement quatre films, « Le port de l’angoisse », « Le grand sommeil », « Key Largo » et l’oubliable « Les passagers de la nuit »), c’est plutôt à cause de l’alchimie qui se mettait en place devant la caméra, surtout comme ici où ils jouent des personnages totalement dissemblables. C’est cette opposition contrastée qui donne toute sa saveur au film, et Bogart, souvent monolithique dans ses rôles, n’est vraiment excellent que dans ces situations (comme avec Ingrid Bergmann dans « Casablanca » ou Katherine Hepburn dans « African Queen »).

Devinez qui va mourir à la fin de la scène et pourquoi ...

Hawks, en gentleman, ne dit pas s’il connaissait leur liaison préalable, mais a surtout choisi Bacall parce qu’elle était sous contrat exclusif avec lui (s’il ne voulait signer avec personne, il ne rechignait pas à proposer des contrats que l’on peut supposer léonins aux jeunes acteurs et actrices qu’il repérait). Le reste du casting importe peu, et on voit dans le jeu des seconds rôles toutes les lacunes d’un scénario auquel ils n’ont rien compris (celui qui est au centre de la scène y va à fond, c’est son moment de gloire, les autres ont l’impression de se demander ce qu’ils foutent là).

« Le grand sommeil » (personne ayant participé à cette aventure n’est capable de dire ce que signifie le titre par rapport à ce que l’on voit à l’écran) tout incompréhensible qu’il soit, accumule tous les éléments (le détective, la femme fatale, le fric, les truands, les affaires familiales, les intrigues compliquées, les rebondissements, …) qui définissent le film noir.

C’est pour cela qu’il a une belle réputation. Justifiée par la mise en scène de Hawks, et le beau numéro d’acteurs de Bogart et Bacall. Pour le reste, l’intrigue palpitante qu’on se plaît à suivre, vaut mieux aller voir ailleurs …


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