Je pourrais noircir des feuillets à dire du mal de Clapton.
Mais je n’en ferais rien. Bon si, juste un peu, puisque vous insistez …
Clapton, depuis au hasard, « Layla », il est aussi intéressant qu’un
congrès de fossoyeurs dépressifs. Bon, on doit pouvoir sauver si on n’est pas
trop regardant deux ou trois titres par décennie (et encore moins dans les
années 80, où l’ancien God n’avait rien trouvé de mieux que de s’acoquiner avec
Phil Collins, no comment …). Clapton, son truc c’est le blues, à la base pas le
genre musical le plus joyeux de la gamme, mais une fois qu’il est passé par ses
pattes, ça devient carrément sinistre et ça s’empêtre dans des
hommages-tributes à l’électroencéphalogramme plat (des disques entiers farcis
de reprises de standards, de Robert Johnson, des collaborations avec des types
comme lui au bout du rouleau, genre BB King ou JJ Cale). Un entêtement, voire
un acharnement, à accomplir une sorte de chemin de croix musical pour réaliser
ce qu’il pense être son destin… comme ces types qui passent leur vie à
construire des Tour Eiffel en allumettes qu’ils ne montrent à personne … bon,
chacun ses marottes, je bouffe bien du temps à écrire des conneries sur ce blog
…
Clapton, à bientôt soixante ans de
« métier », a toujours été un gars pas bien dans ses baskets. Le
rigoriste du blues, qui voulait faire son truc peinard, qui n’aimait pas et
supportait encore moins d’être mis en avant, présenté comme un génie, ou un
animal de foire, c’est selon. Cependant d’une inconsistance et plein de
paradoxes étonnants, lui qui fuyait le succès des Yardbirds pour se réfugier
chez un autre Mormon du blues John Mayall. Puis qui voyant son surnom (God)
tagué sur les murs de Londres, fuyait cette nouvelle reconnaissance pour
repartir de zéro, enfin ce qu’il se croyait, se mettre à la colle avec les deux
mégalos Bruce et Baker n’est pas le bon moyen de rester anonyme. De Cream à
Blind Faith, il lance la mode hyper médiatisée à l’époque des super groupes.
Avant de se « ressourcer » dans la tribu d’allumés de Delaney &
Bonnie. Si bien qu’à la fin d’une décennie qu’il aurait voulu traverser sans
laisser de traces, Clapton s’est toujours retrouvé sous les feux de la rampe,
observé et scruté par des légions de fans.
Derek & The Dominos |
Tout
ça a laissé des cicatrices mentales profondes. Toujours en plein doute (de
lui-même), sérieusement secoué par la tornade flamboyante Hendrix qui l’avait
laissé hébété lorsqu’il l’avait vu enflammer les clubs londoniens, Clapton
sombre dans la bibine et l’héroïne, manière de se foutre le cerveau en miettes.
Pour le cœur, le con trouve rien de mieux que de tomber amoureux fou de la
femme de son meilleur pote, un certain George Harrison. Résultat des courses,
c’est un Clapton à la dérive totale, réduit à l’état d’épave humaine, qui
entame les années 70. N’ayant pas prévu de se lancer dans le mannequinat pour couturiers
italiens (ça viendra plus tard), il réunit quelques clampins, la plupart
rencontrés dans la galaxie Delaney & Bonnie ou dans l’entourage de Joe
Cocker, et tente vaguement de coucher quelques titres dans la cire. L’affaire
se présente plus que mal, les heures de studio s’accumulent et rien d’écoutable
n’en sort. Jusqu’à ce qu’un autre hédoniste notoire, comme lui grand amateur de
poudres blanches et de bouteilles passe lui dire un petit bonjour au studio
réquisitionné par le Clapton à Miami (comme tous les héroïnomanes, ayant
toujours l’impression d’être glacés quand le manque de dope commence à se faire
sentir, il s’est installé au soleil).
Le
visiteur, c’est Duane Allman, du groupe de frères du même nom. Coup de bol, il
a emmené sa guitare slide, les deux hommes commencent à jammer, et il se passe
un truc, le genre d’osmose artistique que tout musico digne de ce nom
recherche. Allman promet de repasser pour participer à quelques titres, et
rejoint sa tribu en tournée. Clapton, en pleine hystérie créative, compose nuit
et jour, Allman revient et en cinq jours l’équivalent d’un double album est
couché sur bandes. Personne n’a jamais réussi à expliquer comment tel miracle
avait été possible, toujours est-il qu’il a eu lieu, et le résultat s’appelle « Layla
and other assorted love songs ».
Ce
qui n’a pas fait de Clapton un Patrick Sébastien du blues, ses fantômes rôdent
toujours. Le nom des participants n’apparaît ni sur le recto ni le verso de la
pochette originale (toujours cette répulsion de l’Anglais à être dans la
lumière). Le secret de polichinelle ne durera pas, et contre toute attente,
dans une époque pourtant fertile en galettes cruciales, Clapton balance à la
face du monde une œuvre qui enterre tout ce qu’il a déjà fait (et ne parlons
pas des machins à venir).
Dominos & Duane Allman |
Cette
mécanique qui naît de l’étincelle lors de la rencontre de deux musiciens,
l’histoire du jazz en est pleine. L’histoire du rock beaucoup moins, et
« Layla » en est peut-être l’Himalaya du genre. L’apport de l’un sur
l’autre est palpable dans chaque mesure. La rigueur, pour ne pas dire la
rigidité de l’Anglais. Les titres sont écrits, les improvisations sont bien
encadrées. Le côté chien fou du Sudiste, qui vient pousser Clapton dans ses
derniers retranchements techniques, et le fait (chose invraisemblable pour qui
connaît ses années 60) swinguer. Et plus jamais Clapton ne retrouvera ce
groove. Peut-être pour la première fois de sa vie, il a touché à l’âme de la
musique noire, qu’il poursuivait depuis toujours. Et qu’il ne retrouvera plus jamais
…
Il
y a dans « Layla » comme un résumé de toute la carrière de Clapton
jusque-là. Les courts morceaux mélodiques, « I looked away »,
« I am yours », « It’s too late », qu’il assume, alors qu’il les rejetait
dédaigneusement du temps des Yardbirds, et qu’il consentait tout juste à les
disperser sur les disques de Cream. Les blues, évidemment. De structure
classique, parce que repris aux figures tutélaires du genre (« Key to the
highway » de Big Bill Broonzy, « Have you ever loved a woman »
de Billy Myles dont Freddie King avait fait la première version) ou écrits ou
co-écrits par Clapton en respectant scrupuleusement les codes du genre
(« Bell bottom blues », « Nobody knows … »). Les prises de
risque avec ce « Little wing » d’Hendrix, où Clapton laisse
traumatismes et complexes au vestiaire et se frotte à ce titre un peu zarbi
tiré du plutôt confus « Axis : Bold as love » du Voodoo Chile
qui l’a totalement éclipsé au firmament des guitar-heroes. Hendrix quittera ce
monde sans avoir entendu cette reprise. On trouve aussi dans
« Layla » ces titres jusque-là inenvisageables chez Clapton, qui
funkent et qui groovent, et pas qu’un peu (« Keep on growing »,
« Tell the truth », Why does love … »), et qui portent la patte
de Duane Allman, habitué à ces structures rythmiques chez les Bros.
Deux
pièces majeures se dégagent su lot. « Anyday » est porté par un riff
monstrueux et construit sur une accélération quasi permanente du tempo. Ce
titre n’est pas chanté, il est littéralement gueulé par Clapton, comme pas mal d’autres
dans le disque. Là aussi, plus jamais Clapton ne se lâchera de la sorte au
chant. Il est parfois à la limite de la justesse et soutenu par les harmonies
vocales de Bobby Whitlock. Etrangement, alors qu’il était une cible de choix
pour eux, cette approche vocale m’évoque le duo Strummer-Jones du Clash … Et
puis, évidemment, il y a « Layla ». Déclaration d’amour transparente
adressée à Pattie Boyd, la femme de son pote George Harrison (Layla était son
surnom-diminutif, même si pour sauver les apparences, la version officielle
dira que « Layla » est le titre d’un poème persan qui a inspiré
l’album, foutaises diplomatiques …). Un morceau résultat du collage de deux
parties distinctes, avec un riff d’intro parmi les plus célèbres du rock, et une
transition et un final reposant sur le piano de Jim Gordon, d’ailleurs crédité
à la co-écriture. Chanson d’amour désespérée, dans laquelle on entend
littéralement chialer la guitare. Il semblerait que ce soit celle de Duane
Allman, même si l’on sait depuis que les deux guitaristes ont passé les
sessions à s’imiter réciproquement et à trouver l’un comme l’autre des
sonorités qu’ils n’exploraient pas jusque-là. Allman n’a pas vécu assez vieux
pour commenter ses acrobaties (il s’est tué en moto moins d’un an après la sortie
du disque), et de toute façon, les deux étaient tellement défoncés que peu de
souvenirs nets demeurent de ces séances.
Pattie "Layla" Boyd |
« Layla … »
est un disque de chevet pour les amateurs de solo de guitare depuis qu’il est
sorti. Perso, ce qui m’accroche le plus, c’est la qualité des titres. A part
une paire de quelconques (« Nobody knows … » plutôt scolaire et
appliqué, et l’ultime et falot « Thorn in the garden » sur lequel on
a du mal à se concentrer après les sept minutes de la tornade « Layla »),
tout le reste est d’un niveau stratosphérique.
L’aventure
Derek & The Dominos » sera sans suite. Il traîne bien un live au
Fillmore (sans Allman) dans lequel un Clapton gavé d’héro sombre corps et biens
dans des solos à rallonge autistes et hébétés. Il va se cloîtrer chez lui, en
Floride, se livrer à tous les excès opiacés, être donné sinon mort du moins
perdu pour la musique, avant un retour cahin-caha (« 461 Ocean Boulevard,
son adresse à Miami) porté par un hit reggae (très loin donc de Robert
Johnson), la reprise façon Club Med du « I shot the sheriff » de
Marley.
Epilogue
de l’histoire : Layla quittera Harrison en 1975 pour aller vivre avec
celui qui avait fait un double album pour lui clamer son amour. Happy end ?
non, la belle volage laissera rapidement tomber Clapton … and the show must go
on …