« Le Mépris », c’est
le film le plus abordable de Godard. Peut-être bien aussi son meilleur. Et ça,
Godard le sait. Et depuis longtemps. Conclusion, pour ceux qui en
douteraient : Godard filme ce qu’il veut, se fout du succès et vous
emmerde.
Piccoli, Bardot & Godard |
« Le Mépris », c’est
une figure imposée, et un exercice de style. La figure imposée, c’est que son
fidèle financeur (dans le cinéma on dit producteur) Georges de Beauregard
commence à en avoir ras le chéquier de « sponsoriser » Godard dont
les films, pour faire simple, ne remplissent pas vraiment les salles, et ne
veut plus foncer tout seul, surtout que Godard rêve de faire travailler Bardot,
superstar du cinéma européen et donc aux cachets conséquents. Une approche est
tentée vers le magnat italien Carlo Ponti. Qui veut bien mettre des pépettes
mais n’entend pas laisser carte blanche à Godard qu’il considère ingérable. Qu’à
cela ne tienne, le Suisse lui met sous le pif un best-seller d’Alberto Moravia,
« Le Mépris », qu’il compte adapter. Marché conclu. Des investisseurs
américains complètent le tour de table. Et auront ô combien leur importance
dans l’histoire du film. Ce sont eux, qui après avoir vu les premiers montages
piquent une gigantesque colère. What ? Ils ont sorti les dollars pour
avoir Bardot et elle se fout même pas à poil ? Ils imposent à Godard des
« scènes de nu » selon le vocabulaire pudibond de l’époque.
Résultat : la première « vraie » scène du film, celle
d’anthologie avec Bardot nue sur un lit qui demande (entre autres appréciations
anatomiques) de son inégalable voix d’ingénue à Piccoli : « Tu les
trouves jolies mes fesses ? » … Un grand merci aux producteurs
américains, parce que le cul à Bardot, ben je vais vous dire ma bonne dame,
c’est quand même quelque chose …
Mais résumer « Le
Mépris » au popotin de BB, c’est quand même plutôt réducteur. Parce que le
film, c’est avant tout du Godard. Mais accidentellement. Je m’explique. Godard,
il en avait rien à cirer du bouquin de Moravia, même s’il a écrit un script
(avant le tournage, chose assez rare chez lui), il est assez éloigné, voire
très éloigné du livre. Godard veut faire un film classique. A tiroirs, comme
d’habitude, mais un film classique par la forme. Il a la tête d’affiche absolue
de l’époque (Bardot), filme (enfin, c’est plutôt comme d’habitude le fidèle
Raoul Coutard qui est derrière la caméra) en couleurs, en extérieurs et en
scope. C’est-à-dire assez loin de ses noirs et blancs baveux caméra sur
l’épaule qui ont fait sinon sa fortune, du moins sa réputation. Et Godard va
soigner ses plans, ses prises de vue dans le féérique décor de Capri. Sauf
qu’un beau jour, après environ trois semaines de tournage, les comptables lui
font remarquer qu’il a bouffé les trois-quarts du budget, et qu’il n’a même pas
mis une demi-heure de film en boîte. Résultat : un quasi plan-séquence (intercalé
au milieu du film) de trente quatre minutes dans un appartement inachevé
pendant lequel Piccoli et Bardot, se disputent, se réconcilient, se baladent à
poil, se disputent, prennent un bain, se disputent, s’envoient des baffes, se
disputent … et ne se réconcilieront plus. Une enfilade de dialogues
quasi-improvisés qui font, évidemment, qu’on ne comprend plus grand-chose à ce
qui a précédé et qu’on ne comprend plus rien à ce qui va suivre. Du Godard,
quoi, comme je vous disais quelque part plus haut …
Lang, Piccoli, l'Alfa Roméo, Palance, Bardot |
« Le Mépris », c’est
l’art des poupées gigognes mis en images. Le mariage du couple Javal prend
soudainement l’eau. Paul Javal (Piccoli dans un de ses meilleurs rôles, sinon
le meilleur) est scénariste, sa femme Camille (Bardot) dactylo, mais ça n’a
aucune espèce d’importance dans le film. Le producteur américain Prokosh (Jack
Palance) propose à Paul de refaire le scénario d’une adaptation de
« L’Odyssée » que tourne Fritz Lang, qui joue son propre rôle.
Evidemment, la relation qui devient tumultueuse entre Paul et Camille
s’imbrique dans le tournage et les à-côtés du tournage du film de Lang, et offre des bifurcations
sur la création, l’art, et les rapports qu’ils entretiennent avec l’argent.
Mais comme toujours chez Godard, rien n’est franchement dit ou montré, tout est
sous-entendu, elliptique. Rien que le choix de Lang pour jouer son propre rôle
(Godard apparaît vers la fin, il joue le rôle de son assistant, décryptez ce
que vous voulez, bon courage …) relève plus du mystique que du rationnel. Il y
a d’ailleurs dans les bonus du BluRay un documentaire d’une heure (« Le
dinosaure et le bébé », en voilà du titre de doc !)
retranscrivant une discussion en 1967 (assez passionnante il faut dire) entre
les deux hommes, plus une interview d’une demi-heure de Lang pendant le
tournage du « Mépris ». Autant dire que pour Godard, le personnage
clé du film, c’est pas Bardot (d’ailleurs Godard et Bardot s’engueuleront
souvent sur le tournage), c’est pas le couple qu’elle forme avec Piccoli, c’est
bel et bien le vétéran allemand. Avant toute autre chose, « Le
Mépris » est un film sur le cinéma, ou plutôt sur la vision qu’a Godard du
cinéma.
Film dans le film : Lang (sous le parasol) & Godard (sous le chapeau) |
Il est d’ailleurs amusant de
constater que tous les spécialistes ès-Godard patentés et les protagonistes du
film (sauf Bardot, mais à l’ère du BluRay, vaut mieux éviter de faire causer la
Brigitte, eu égard à toutes les conneries qu’elle pourrait raconter), bien des
années plus tard (et y compris Godard), sont incapables de dire pourquoi, au vu
du film, Camille méprise Paul, et quel est in fine le message du film.
Ce qui n’est pas bien grave,
car « Le Mépris » est un film pour les yeux avant d’être un film pour
l’esprit. Un film qui commence par le générique (mais un générique particulier,
puisque en montrant à l’image le tournage d’une scène à Cinecitta, c’est Godard
lui-même qui de sa si particulière voix nonchalante, lit en off ledit
générique), nous donne l’occasion de prises de vue superbes à Capri et dans le
bunker futuriste de la villa Malaparte où se consommera la rupture définitive
entre Paul et Camille. Un film où l’on s’aperçoit aussi que même avec une
perruque de brune, Bardot crève l’écran (alors qu’elle joue
« naturellement », c’est-à-dire comme une savate). Que les acteurs
américains y vont à fond (Palance manque réellement de décapiter une actrice en
jetant en proie à une colère noire une bobine à travers une salle de
projection). Que Godard ne peut s’empêcher de caser ses jeux de mots idiots à
base de prénoms (après « On fonce Alphonse » de « A bout de souffle » et avant le « Allons-y
Alonzo » de « Pierrot le Fou », on a droit ici à « Tu me prends
dans ton Alfa, Roméo ? »). Que la peinture bleue commence à faire son
apparition (les yeux des statues grecques, avant le face-painting de
« Pierrot le Fou »)… Et que la qualité du BluRay est tout juste
passable … Et que Bardot a un joli cul, mais je crois l’avoir déjà dit …
La villa Malaparte à Capri |
A noter aussi, et ça n’arrivera
pas souvent dans l’œuvre de Godard (parce que lui et la musique semblent
définitivement fâchés malgré tout le mal qu’il se donne pour s’y intéresser), que
« Le Mépris » est aussi un film pour les oreilles. La B.O. est une de
celles qui font date, portée par un thème lancinant de Georges Delerue, qui
vient toujours rythmer de façon judicieuse (et ce malgré son côté répétitif)
mais jamais agaçant les scènes ou même les plans-clés du film. Et puis il y a
la reprise d’un des rares titres de rock’n’roll italien, le « 24 000
baci » de Celentano, par une chanteuse yéyé-neuneu pendant l’entracte dans
une salle de cinéma.
Bon, allez, pour finir, une
anecdote. Godard voulait que dans la longue scène dans l’appartement en construction,
Bardot mette une perruque brune. Refus catégorique de la star. Pari de Godard,
qui déjà avait l’air de perpétuellement se réveiller et fumait des cigares gros
comme des troncs d’arbre : « Si je parcours quinze mètres en marchant
sur les mains, tu mets la perruque ? ». La super-nunuche accepte. Et
bien Godard, qu’on a du mal à imaginer en artiste de cirque équilibriste, l’a
fait, preuve à l’appui dans le doc filmé en 1967…
Mais oui, B.B., on les trouve très
jolies, tes fesses … Et le reste du film aussi …
Du même sur ce blog :
Godard a gagné beaucoup de paris en marchand sur les mains !
RépondreSupprimerBon... je souscrits évidemment à cette prose. Que l'attrait du générique c'est aussi de voir Raoul Coutard (c'est lui sur la grue) faire virer sa caméra vers nous, donc vers l'écran de cinéma de la salle, donc, de pointer une caméra vers une autre !! genre de mise en abîme que Godard affectionne.
Pourquoi le couple se dispute ? A tiens, c'est vrai, ça, on ne sait pas ! Mais peu importe, car le couple bat déjà de l'aile quand le film commence. Godard ne filme pas les raisons d'une séparation, mais la séparation en elle même. Un couple se défait pendant qu'un film se fait. C'est très personnel, Godard n'a cessé de parler de son (ou ses) propre couple au cinéma, allant jusqu'à faire jouer à ses comédiens la réelle dispute de la veille... Et comme ses actrices étaient aussi ses femmes, elles n'appréciaient pas trop...
Bardot... ahhh, ce cul... Bah oui, on ne la résume qu'à ça, mais comment faire autrement ! J'adore les scènes où elle se baigne, se fait bronzer (on sent bien que toutes les occasions de la faire se désaper sont utilisées !) les décors, les couleurs - jaune, rouge, bleu, les primaires, utilisées en aplat, ça c'est vraiment une marque de fabrique de Godard - les cadres, c'est vraiment presque irréelle, féérique.