10 Septembre 1991. Un single, « Smells like Teen
Spirit », d’un obscur groupe bruyant de Seattle, Nirvana, sort dans
l’indifférence générale. Deux semaines plus tard, paraît l’album
« Nevermind », dans une indifférence tout aussi générale.
Quelques mois plus tard, presque tous les titres de ce
disque, dont bien évidemment « Smells like Teen Spirit », passent
quasiment en boucle sur tous les médias de diffusion, « Nevermind »
s’est vendu par millions, le monde entier découvre le grunge, et des millions
d’ados la tête dans le sac et l’esprit désabusé, se sont trouvé une rock-star
iconique, le chanteur-compositeur de Nirvana, Kurt Cobain …
Ce conte de fées, version cheveux gras et Fender Jaguar,
tous ceux qui ont eu un jour l’occasion de sortir un skeud avec leur nom écrit
dessus en ont rêvé. Tous sauf Cobain … on connaît la suite et la fin …
Un triomphe totalement improbable en provenance des USA,
colonisés en ce début des années 90 par le rap sous toutes ses formes et la
musique middle of the road. A l’ombre desquels quelques zozos
« différents », rêvant de rocks énergiques sur fond de guitares
stridentes essayent de tracer leur route, réfugiés sur des labels aussi motivés
que fauchés. Un des plus courus est Sub Pop, basé à Seattle. La tête d’affiche
de Sub Pop est Mudhoney, dont quelques rares types s’échangent le nom sous le
manteau. Et dans cette ruche électrique, on trouve Nirvana qui en plus de quelques
singles, a même sorti un album « Bleach », encensé par les huit fans
du groupe et ignoré par le reste de l’humanité. Rétrospectivement,
« Bleach » se verra qualifié de brouillon génial, ce qui est quand
même pousser le bouchon un peu loin pour cette bouillasse sonore bruyante et
bâclée.
« Bleach » participe avec les autres parutions
de Sub Pop d’un effet de bouche à oreille qui finit par intéresser les majors.
Il existerait au Nord de la Côte Ouest, autour de Seattle, la brumeuse et
pluvieuse cité qui a vu naître Jimi Hendrix, toute une scène énervée balançant
son indolence rageuse sur fond de guitares saturées. Toutes les majors veulent
un groupe de cette scène, et si possible celui qui va devenir célèbre,
surclasser ses concurrents et collègues dans cette mouvance que l’on qualifie
de grunge (un mot qui ne veut rien dire, dérivé de l’argot « grungy »
que l’on peut traduite par sale, craspec, un truc de ce genre …). Sur les
conseils de Kim Gordon, bassiste de Sonic Youth (qui sait ce qu’est la musique
bruyante et dissonante), David Geffen (qui sait ce qu’est faire du pognon avec
de la musique, lui qui a signé par le passé les Eagles et Guns N’Roses) pose un
contrat devant le museau des types de Nirvana.
Et Cobain, parce que Nirvana c’est Cobain, accepte le
deal. Il a de nouvelles compos, un nouveau batteur, un certain Dave Grohl, et
le vieux poteau Chris Novoselic fera l’affaire à la basse. Ah oui, je vous ai
pas dit, Nirvana est un trio. Pas un power trio à la technique superfétatoire,
genre Cream ou Experience, non, juste trois types qui envoient la sauce avec
leurs moyens sans trop se soucier de comment sonnera le résultat … Un studio
est réquisitionné en Californie, un producteur pas très couru, Butch Vig (qui
vient de bosser sur une rondelle des à peu près inconnus Smashing Pumpkins)
dépêché aux manettes. Souci, Cobain n’aime pas le son que Vig met en place.
Palabres et médiation de Geffen, le mixage sera assuré par Andy Wallace,
habitué des sessions des trashers crétins de Slayer, la production restant
confiée à Butch Vig. Depuis, des milliards de types nous refont le coup de
« Raw Power » (mix de Bowie ou d’Iggy, choisissez votre camp), que
« Nevermind » est surproduit, avec un rendu commercial, bla bla bla …
Que je sache, il n’existe qu’une version de « Nevermind » donc tout
ce baratin, c’est juste pour strictement rien. Et puis, jeunes ( ? )
puristes ( ?? ), sachez que si à moment donné le type qui fait le disque a
l’imagination aussi sèche qu’un vagin de centenaire (pas la peine de téléphoner
à Marlene Schiappa, j’assume mes vannes pourries rétrogrades et machistes), tu
peux foutre à la console les fantômes de George Martin, Phil Spector, Lee Perry
et Rick Rubin (je sais, ils sont pas tous morts, faites chier avec vos
remarques à la con), tu te retrouveras avec une daube au final …
Cobain a écrit seul tous les titres de
« Nevermind », acceptant juste des participations minimes sur deux
morceaux. Rien ne prédispose ce type ténébreux, asocial et mutique, à donner
dans le radio friendly. Même si tout gosse il reprenait Led Zep, ses héros
depuis l’adolescence sont les Pixies, Sonic Youth, Husker Du, pour les plus
connus, et tout un tas de seconds couteaux du rayon punk hardcore. Plus deux
bizarreries assez confidentielles, les Meat Puppets (indé éparpillé passant du
coq à l’âne) et les Young Marble Giants (anglais minimalistes). Et Cobain n’a
rien à foutre du succès et du star system, ce serait plutôt un puriste du
« do it yourself » cher au punk originel.
« Nevermind » repose sur une technique
d’écriture qui a fait ses preuves, l’alternance quiet/loud, technique portée à
son pinacle par les Pixies. La mélodie et la douceur de la voix sur les
couplets, l’explosion hurlée sur le refrain. La majorité des titres de
« Nevermind » suivent ce concept à la lettre. Cobain a les mélodies
(ouais, Nirvana, c’est pas seulement une sorte de boucan vaguement hardos,
écoutez le « Unplugged », et vous vous rendez compte que là, ces
titres à poil, sans le moindre artifice ni gimmick, sont naturellement bien
foutus, bien écrits) et la voix rauque qui poussée dans ses derniers
retranchements ou hurlements, traduit toute la misère qui repose sur ses
épaules. Parce que les thématiques sont pas exactement joyeuses, jetant à la
face du monde que oui, dans le pays magique des Etats-Unis, y’a pas que des
blackos qui font du rap qui sont laissés de côté, il y a aussi toute une
jeunesse blanche qui se trouve en totale déconnection avec le modèle social que
le monde entier est censé envier et dupliquer. Cette génération que les
sociologues auront vite fait de qualifier de X Generation, s’est trouvé un son
et un héros.
Même s’il est facile et réducteur de qualifier Nirvana de
types arrivés au bon endroit au bon moment. Ce serait oublier que contrairement
aux utopies hippies, jamais la musique n’a changé le cours du Monde. Ceux qui
se sont retrouvés en haut de l’affiche étaient peut-être plus malins que des
collègues moins chanceux, mais parfois aussi ils avaient du talent, et plutôt
que de surfer sur l’air du temps, ils contribuaient à le définir. C’est à mon
sens ce dont il s’agit avec Nirvana.
Cobain et sa bande auraient pu être les U2 d’une génération
dépenaillée, les Sex Pistols d’une nouvelle jeunesse de taudis humains, des
Pink Floyd énervés pour minots désabusés. Ils se sont contentés d’être
eux-mêmes. « Nevermind » s’appuie sur des morceaux imparables,
tellement simples que tout un tas de types ont dû se demander mais putain,
pourquoi j’y avais pas pensé. Novateurs dans le ton et l’esprit, mais pile aux
confluences du rock, du punk, du hardcore, de la pop.
Il suffit d’écouter les imparables et archi connus
« Smells like Teen Spirit », « In bloom », « Come as
you are », « Lithium », « Drain you », « Stay
away », tous construits sur le quiet/loud. Ils sont l’ossature du disque,
de la chair à bande FM et MTV sans que ces considérations commerciales aient
seulement été envisagées par Cobain. Le versant fan de punk hardcore de Cobain
est représenté par « Breed » ou « Territorial pissings »,
tempo frénétique, grattes hurlantes et toujours ces lignes mélodiques absentes
chez les cadors du genre, genre Bad Brains ou Dead Kennedys, et ne parlons des
énervés et énervants de la chapelle hard …
Et puis il y a la façon de jouer ces titres. Cobain
double ses guitares, lâchant ses riffs au-dessus des parties rythmiques, sans
se laisser à la démonstration (il n’en est pas capable, n’est pas un guitar hero
et ne veut surtout pas en être un, voir son solo « étrange » sur
« In bloom »). Mais le plus impressionnant sur
« Nevermind », c’est pas lui, c’est ce nouveau batteur inconnu Dave
Grohl. Tout repose sur ses baguettes, ce type booste tous les morceaux, obligeant
les autres à suivre, il crée une dynamique qui fait immédiatement penser aux
macchabées Bonham et Moon.
Avec « Nevermind », on a affaire à un des
derniers grands disques « à l’ancienne » pensé comme un 33T. Témoins
les deux ballades acoustiques, « Polly » et « Something in the
way » (avec même un violoncelle sur cette dernière), placés respectivement
en sixième et dernière position sur le Cd. Elles concluent bien évidemment
chaque face de l’édition vinyle. A noter que sur le Cd original, il y a un titre
caché après un long silence, tout en hurlements et stridences, incongru dans le
contexte, mais annonciateur du terrorisme sonore que Cobain allait mettre en
place pour le successeur de « Nevermind », le très rêche « In
Utero ».
Comme disait Neil Young, un adorateur de Nirvana (la
réciproque était également vraie) : « Hey Hey My My, Rock’n’roll
never die » …