Autopsie d'un meurtre ...
Y’a des façons de commencer plus mal derrière une caméra. « 12 hommes en colère » est le premier film de Sidney Lumet. Qui aura sa décennie de gloire dans les roaring seventies, avec Pacino (« Serpico », « Un après-midi de chien »), ou pas (« Network »), et qui, la chose est suffisamment rare pour être soulignée, terminera sa carrière cinquante ans après ses débuts par un autre grand film (« 7h58 ce samedi là »). Lumet, c’est en gros le type qui filme l’envers du décor, les histoires tout sauf glamour, où des héros en papier viennent se fracasser sur les murs des réalités. Les personnages de Lumet, c’est souvent des anti-héros Marvel …
Fonda, Lumet & Cobb |
« 12 hommes en colère »
est un chef-d’œuvre, un classique … avec plein de défauts, cependant emportés
par le souffle épique et la tension du film. Bon, évacuons ce qui peut piquer
aux yeux. Des raccords plus qu’approximatifs, ainsi des cendriers pleins avant
d’être à moitié, des auréoles de transpiration grandes comme des ballons de
foot qui ont disparu la scène suivante, …, c’est assez couillon quand on filme
un huis-clos dans la continuité. Et puis, le revirement assez inattendu et
plutôt irrationnel des derniers partisans de la culpabilité …
Bon, il aurait peut-être fallu
que je sois moins bordélique et commencer par l’histoire. « 12 hommes … »,
c’est un film de tribunal, et pour être encore plus précis, un film sur la
délibération d’un jury. Amené à se prononcer sur la culpabilité ou pas d’un
minot basané accusé d’avoir poignardé son père. Il a tout contre lui, l’ado,
des menaces publiques envers son vieux, un stiletto qu’il exhibait devant ses
potes et qu’on retrouvera dans la poitrine du macchabée, des témoins visuels du
meurtre et de sa fuite, pas d’alibi, un casier déjà épais comme un bottin, et j’en
passe…
Tout ça, on l’apprend très vite après un plan d’exposition sur un Palais de Justice à New York (on situe), et un laïus du juge qui explique aux jurés comment ça se passe une délibération. Soit unanimité pour la culpabilité (et dans ce cas-ci, c’est chaise électrique), soit unanimité pour la non-culpabilité (on relâche le prévenu). Si les avis sont partagés, délibération du jury nulle et on rejugera avec un nouveau jury … Les jurés se lèvent (tous des hommes, en ce temps-là, aux USA comme ailleurs, les femmes faisaient le ménage et la bouffe et n’avaient pas à s’occuper de « choses sérieuses », pas un Black ni un « coloured » non plus, on est en 1957 dans une Amérique qui n’a pas encore « digéré » l’affaire Rosa Parks), et le regard perdu de l’ado les accompagne quand ils rejoignent la salle de délibérations (c’est la seule fois où on le verra, d’ailleurs il est même pas crédité au générique).
Premier vote du jury ... |
Dès lors (et hormis la courte
scène finale à la sortie du Palais de Justice, où les deux premiers à avoir mis
en doute la culpabilité s’échangent leurs noms), tout le film va se passer dans
cette salle de délibérations, quasiment en temps réel. Atmosphère suffocante,
en plus de la tension qui très vite s’installera entre les douze, c’est aussi
la journée la plus chaude de l’année, et c’est pas le gros orage qui surviendra
qui rafraîchira l’ambiance …). Le temps que les débats commencent, les discussions
entre jurés montrent clairement la tendance, le gosse est coupable sans aucun
doute possible, et les personnalités en présence se dessinent. Pourtant, lors
du premier vote, un juré se prononce pour la non-culpabilité. C’est un
architecte, qui n’a aucune certitude, mais se pose des questions. Ce juré est
interprété par le grand Henry Fonda, habitué des personnages « positifs »
(même si son rôle le plus connu sera une décennie plus tard l’inoubliable
salopard de « Il était une fois dans l’Ouest »). Son voisin de
chaise, un retraité et le plus âgé du groupe, le rejoindra au vote suivant et tous
deux devront affronter le mépris, l’incompréhension, voire la haine des plus virulents
du groupe.
Le génie du film, en plus d’une analyse psychologique et sociologique des gens présents, sera aussi de refaire l’enquête (le coup du même stiletto acheté par Fonda, la reconstitution du trajet du témoin boiteux dans son appartement), de pointer du doigt les questions légitimes pesant sur les deux témoins oculaires du meurtre, et petit à petit, d’instiller le doute chez les autres jurés. Dès lors les tenants de la non-culpabilité deviennent plus nombreux au fil des votes, certains par leur vécu ou leur expérience, amenant de nouveaux éléments à décharge …
Reconstitution tendue entre Fonda & Cobb |
L’issue est prévisible, l’intérêt
étant de montrer quel va être l’argument qui fera basculer les votes
successifs. Ça se complique scénaristiquement quand ils ne sont plus qu’une poignée
(la versatilité du publiciste et du gars qui veut pas rater le match de
baseball, ouais, un peu limite quand même). Le coup des lunettes avec l’assureur
qui ne transpire jamais est discutable (si la femme témoin est presbyte et pas
myope, l’argument de la « défense » ne tient pas), le speech du
raciste se tient, sa « capitulation » morale beaucoup moins (quand on
est raciste, c’est pour la vie, on devient pas un bisounours sous le simple
poids du regard des autres), et l’effondrement du plus véhément partisan de la culpabilité
(énorme prestation de Lee J. Cobb) qui transfère sur le basané accusé la haine
que lui-même voue à son fils avec lequel il est plus qu’en froid, c’est quand
même de la psychanalyse à deux balles …
Ce qui est aussi fabuleux,
comme c’est souvent répété, c’est que si de nombreux éléments peuvent permettre
de disculper l’accusé et d’installer un « doute raisonnable », rien n’indique
cependant que le minot ne puisse pas être coupable … C’est aussi à ma
connaissance le premier film « de tribunal » à se concentrer
uniquement sur la délibération du juré.
Deux remarques pour finir. Il y
a parmi les jurés un horloger qui intervient plusieurs fois sur la thématique
de l’Amérique pays de la liberté et de la démocratie. Faut regarder le film en
V.O. pour comprendre. Le type parle avec un accent étranger, c’est le plus tatillon
pour défendre les valeurs du pays qui l’a accueilli. Dans la version française,
il n’a pas d’accent, du coup ses sorties sont pas aussi clairement explicables …
Ensuite le publicitaire, assez distant et imbu de sa personne. Il ne m’étonnerait
pas que son look (costard-cravate, clope au bec, cheveux gominés et raie
impeccable sur le côté) ait servi d’inspiration aux créateurs de la série « Mad
Men » (pour les Hommes de Madison Avenue, lieu des agences publicitaires
new-yorkaises au début des 60’s) pour leur personnage principal de Don Draper …
« 12 hommes en colère »
est aujourd’hui reconnu et célébré comme un immense classique du cinéma. Un peu
à l’image de toute l’œuvre de Lumet, la reconnaissance ne sera pas immédiate et
malgré les merveilles qu’il a sorties, la « profession » ne le
couvrira jamais de louanges, ne le récompensera pas beaucoup (juste un Oscar d’honneur
tardif pour l’ensemble de sa carrière) …