Jim Jarmusch
est bien le dernier type qu’on aurait vu tourner un western … il était plutôt
une figure de proue du cinéma indépendant américain dont les œuvres se
retrouvaient systématiquement cataloguées dans la rubrique des films d’auteur. Soyons
clair, « Dead Man » n’est pas un western qui revendique l’influence
de John Ford. D’ailleurs « Dead Man » n’est pas vraiment ou pas
seulement un western. C’est … autre chose.
Jim Jarmusch comme Calegero, face à la mer ... |
« Dead
Man », c’est l’histoire d’un jeune gars bien sous tous rapports de
Cleveland qui après un éprouvant voyage en train arrive bans un bled minier du
trou du cul de l’Ouest sauvage pour y trouver un job de comptable. La trame du
film « classique » tient dix minutes (même si dans le train on a eu
droit à une galerie de portraits assez bizarre). « Dead Man » part
dans une autre dimension quand le jeune gars rencontre le patron de l’usine
censé l’embaucher. Le boss tout-puissant et qui terrifie tout le monde, c’est
Robert Mitchum pour son dernier rôle au cinéma, dans une composition d’un type
totalement frappadingue, dont la folie suinte par tous les pores. A côté on
peut penser que son personnage dans « La nuit du Chasseur » est un
Bisounours. En face, le petit gars de Cleveland sapé comme un citadin pour qui
il n’y a plus de boulot, c’est Johnny
Depp. Ou plutôt William Blake, le nom de son personnage. Rappelons pour ceux
qui avaient pris console Nintendo au lieu de littérature au lycée que William
Blake est un poète anglais du XIXème siècle … Parenthèse, c’est pas le seul nom
« réel », William Blake va croiser la route de deux sheriffs Lee et
Marvin ( !! ) et tuer un dénommé George Drakoulias (le producteur des
Black Crowes, alors au sommet de leur popularité …).
Jusque là, tout allait bien ... |
L’apparition
de Mitchum (et ses conséquences sur l’avenir de Blake) offre déjà une
bifurcation étrange au scénario. Rien cependant à côté de ce qui va suivre. Du
western ne va subsister qu’une galerie de portraits faisant se succéder des
personnages hauts en couleurs (bien que le film soit dans un superbe et strict
noir et blanc), et tous plus barrés les uns que les autres.
L’autre
personnage central du film est un Indien solitaire (grosse performance de Gary
Farmer) qui se nomme Personne (plutôt qu’une référence au western italien, je
pense qu’il s’agit d’une allusion à Homère, Personne étant le nom qu’Ulysse
donne au cyclope avant de lui crever l’œil) qui prend en charge Blake, retrouvé
touché d’une balle près du cœur sur un chemin. Dès lors va se mettre en place
un étrange attelage, un Indien philosophe et cultivé, et un minot tendance
efféminé lâchés dans le wild wild West. Personne est le seul du casting à
penser que son compagnon est la réincarnation du poète anglais, parce que c’est
le seul du casting à connaître le poète anglais. Ou quasiment. Le seul autre
qui a entendu parler de William Blake est une sorte de vagabond travesti aimant
citer poètes et philosophes (Iggy Pop dans un rôle lui aussi plutôt inattendu),
qui, comme la plupart de ceux qui vont croiser l’improbable duo y laissera la
peau.
Mitchum |
On garde tout
de même une trame de western, avec la fuite du duo ayant à ses basques tout ce
que le coin compte de chasseurs de prime (Blake a tué par hasard et en état de
légitime défense comme on dirait au tribunal un des fils de Mitchum qui lance à
ses trousses un trio de tueurs à gages). En fait, Blake, grièvement blessé, ne
fuit pas, il est en route pour un autre monde, guidé par son compagnon de fortune.
« Dead Man » est un film mystique, dans lequel les considérations plus
ou moins ésotériques prennent le pas sur l’instinct de survie (Personne qui
prend du peyotl, et qui conduit Blake dans un village bizarre ou des chamans
prépareront Blake pour son dernier voyage en canoë).
Mais, tour de
force de Jarmusch, « Dead Man » n’est pas un film prise de tête. Il
règne toujours un humour noir féroce, voire sordide, avec des scènes totalement
loufoques (Mitchum qui au lieu de s’adresser à ses interlocuteurs parle à un
ours empaillé, Blake qui à mesure que
son état de santé empire devient un manieur de flingue redoutable, l’improbable
trio de chasseurs de primes dont l’un dort avec son nounours mais qui finissent
évidemment par s’entretuer et se bouffer réellement - on parle là de
cannibalisme - entre eux, …)
Sans oublier
les aphorismes, sentences et maximes diverses de Personne, qui valent bien
celles que Godard distillait dans ses films des sixties. Au hasard (Balthazar),
« On n’arrête pas les nuages en construisant un bateau », « Tu
as tué l’Homme Blanc qui t’a tué ? » « Quel nom t’a-t-on donné
quand tu es né, pauvre con de Blanc ? », chaque répartie de Personne
est quasiment de l’Audiard dans le texte.
Personne & William Blake |
On n’oubliera
pas une grosse prestation de Johnny Depp, qui en plus de sa belle gueule est un
grand acteur, faisant passer tous les sentiments et émotions possibles par
d’infimes mouvements du visage (il est très souvent cadré en gros plan), et
jouant l’ébahi blessé (sa dégaine à cheval !) engoncé dans un ridicule
costard à gros carreaux avec un naturel bluffant. A moment donné il finit la
frimousse barrée d’éclairs comme Bowie sur la pochette d’« Alladin
Sane ». Transition facile avec la musique, parce que « Dead
Man » bénéficie d’une bande-son extraordinaire due à Neil Young.
Jarmusch a collé le Loner devant les rushes du film et lui a demandé
d’improviser sur sa vieille pelle en fonction de ce qu’il voyait à l’écran.
Cette prestation économe de notes mais toute en saturation et larsens divers contribue
à accentuer l’aspect irréel et fantomatique du film … Et ces notes égrenées
lentement sont tout à fait raccord avec le rythme très lent du film, parce que
quand il est question de mourir, pas besoin d’y aller au sprint … Jarmusch a dû
apprécier la prestation du Canadien, puisque l’année suivante il le suivra en tournée et
en sortira le documentaire « Year of the Horse » (comme il est aussi
fan d’Iggy Pop, il travaillera plusieurs années sur le « Gimme danger »
censé être définitif sur la carrière des Stooges).
« Dead
Man » recevra un accueil mitigé, genre
film incompris mais appelé à devenir culte. Pour moi, ç’est le chef-d’œuvre de
Jarmusch, loin devant le très surestimé « Broken flowers » ou ses
premiers essais pourtant magnifiques comme « Stranger than Paradise »
et « Down by law » …