La première chose qui revient systématiquement dès
qu’on cause de « L’Arche Russe », c’est la prouesse technique que représente
le film. Quatre vingt neuf minutes en un seul plan séquence tourné le 21
Décembre 2001. Bon, vous me direz, dans les années 60 et 70, il suffisait de
regarder « Au théâtre ce soir » pour avoir un plan séquence qui
durait autant ou plus. Les types de l’ORTF posaient leur unique caméra au fond
de la salle et la laissaient tourner jusqu’à ce que la pièce soit finie.
Techniquement, c’était un plan-séquence.
Sokourov (à droite) et son équipe |
Alexandre Sokourov, cinéaste russe cantonné aux
séances d’art et d’essai en Occident, a fait un truc totalement fou. Son film
fait intervenir, selon les sources, à peu près huit cent acteurs et mille
figurants en costume d’époque. Et quelle époque, vous demandez-vous. Euh, c’est
compliqué, il y a dans ce film des personnages historiques ayant vécu au XVIIIème
(l’empereur Pierre le Grand), des personnages contemporains (le directeur de
l’Ermitage), de vrais personnages historiques fictifs (le marquis Custine qui a
réellement existé mais pas comme il est montré dans le film, vous
suivez ?), des types contemporains qui jouent leur rôle dans le passé (le
chef d’orchestre Valery Georgiev), des personnages invisibles que l’on voit et
que les autres voient parfois, mais pas toujours (Custine), des invisibles
qu’on voit pas (le narrateur), et … bien souvent l’envie de prendre deux
Doliprane et de laisser tomber ce foutoir mis en images.
Custine va croiser la Grande Catherine |
Parce qu’à part d’avoir Bac + 5 en histoire russe et
Bac + 12 en histoire de l’art, on n’y comprend rien à ce bazar. Sauf que ce
maelstrom hermétique, va savoir pourquoi, on finit par s’y accrocher. Surtout à
cause de la fluidité du film qui donne une image toujours en mouvement. En,
gros, ce ne sont pas les acteurs et les figurants qui se succèdent devant la
caméra, mais la caméra qui va vers eux, empruntant de petits couloirs pour se
déplacer d’une grande salle à une autre, n’hésitant pas à s’offrir une ballade dans
une cour intérieure de l’Ermitage sous la neige par une froid polaire en
prenant le risque d’un embuage de l’objectif lorsqu’il faut revenir en
intérieur. La caméra est une steadycam numérique portable qu’un type porte fixée
à une sorte de harnais. Le cameraman avoue dans les bonus qu’il est totalement
épuisé au bout d’une heure, alors qu’il lui reste la scène la plus folle à
filmer, celle du bal et la sortie des centaines d’invités à cette sauterie
impériale. Cette scène vient titiller en matière de sommets celle qu’il y a
dans « Le Guépard » de Visconti tout en ayant un rendu totalement
différent. Dans « L’Arche Russe », la caméra danse au milieu des
aristos, se ballade de groupe en groupe, s’en va faire un tour au milieu de l’orchestre,
tout en ne perdant pas de vue le personnage principal.
Clap Your Hands Say Yeah ? |
Evidemment, tout cela ne s’improvise pas. Sokourov n’a
eu qu’une seule journée pour filmer. Une nuée de techniciens a dû travailler
toute la nuit après la fermeture du musée pour aménager décors et éclairages,
pendant qu’ailleurs en ville une armée de costumières harnachait acteurs et
figurants, transportés ensuite par cinquante bus sur le tournage. Quatre ans de
travaux préparatoires et de répétitions (même si ça a l’air totalement bordélique,
chaque geste, chaque mot prononcé a d’abord été écrit) ont été nécessaires. Et malgré
tout ce travail humain, la star du film, c’est le Musée de l’Ermitage (de temps
en temps, il y a des apartés de Custine, voire des bribes de discussions en
rapport avec les pièces traversées, et les objets, surtout les tableaux
exposés).
Malgré tout, « L’Arche Russe » reste le plus
souvent abscons, voire élitiste (pas certain que le Russe de base ne s’y perde pas).
Esthétiquement, c’est extraordinaire, ça envoie « La corde » d’Hitchcock
dans les cordes, ça place la barre très haut en matière d’intérieurs et de
costumes. Le problème c’est que c’est un film qu’on pourrait regarder en
coupant le son tant l’histoire (ou plutôt les fragments d’Histoire) montrée
reste inaccessible au fan de base de Johnny (non, je déconne, les fans de
Johnny sont pas plus cons que ceux d’Obispo). « L’Arche Russe » est
avant toute autre considération une expérience visuelle unique.
Et pourquoi ça s’appelle « L’Arche Russe »
me direz-vous. La réponse est dans le dernier plan. Bon courage d’ici là …