Il y a au moins trois bonnes
raisons de regarder « Belle de Jour ».
Parce que le film est l’adaptation
d’un roman de Kessel qui n’est quand même pas un écrivaillon de troisième zone,
y’a de la matière dans ses écrits.
Parce que derrière la caméra il
y Luis Buñuel qui n’a pas exactement l’habitude de tourner des navets ou des
nanars de série Z.
Parce que devant la caméra il y
a Catherine Deneuve pour certainement son plus grand rôle, tout au moins celui
qui a défini à jamais son image.
Buñuel & Deneuve |
Bon, voyons tout cela d’un peu
plus près (de quoi, bande de pervers ? pas que Deneuve, le reste aussi …).
Donc Kessel. Un écrivain-baroudeur (comme Malraux, Cendrars ou Hemingway) et
qui, certainement pas le fait du hasard, écrit des livres "cinématographiques". On ne compte plus (enfin, si, il y en a qui ont
compté, ils en ont trouvé 17) les adaptations de ses bouquins au cinéma.
Certaines ont rencontré un gros succès populaire, mais aussi critique (« L’Equipage »,
« Les bataillons du ciel », « L’armée des ombres »,
« La passante du Sans-Souci »). Mais de tout ce lot, « Belle de
Jour » reste un must.
Buñuel. Un type qui dans ses
films a autant à dire qu’à montrer. Grande gueule transgressive et
insaisissable quand il s’agit de son art (le choc visuel et esthétique de
« Un chien andalou », n’a pas pris une ride et pourtant le scandaleux
court-métrage date de 1929), marxiste ambigu (il était bien entendu du côté des
républicains en 36, mais est revenu dans son Espagne natale quelque peu
cautionner un franquisme à bout de souffle dans les années 70), Buñuel n’est
jamais autant à son aise que quand il s’agit de montrer les travers de la
bourgeoisie qu’il déteste. Avec « Belle de Jour », ça tombe bien,
tous les protagonistes majeurs sont des parvenus fin de race, même s’il a
répété a satiété ne pas aimer le bouquin de Kessel …
Deneuve … Putain Deneuve. Même
s’il y avait déjà quelques années que les réalisateurs et le public avaient
remarqué sa gueule d’ange et son érotisme glacial (l’exact opposé de la bombe
sexuelle Bardot), elle traînait sa mine diaphane dans des films, qui pour aussi
bons qu’ils soient (« Les parapluies de Cherbourg » au hasard) ne la
positionnaient guère plus haut que l’image de belle-fille idéale. A une époque
(la seconde moitié des années 60) où tout (et pas seulement les mœurs) se
libérait à grand vitesse, elle restait engoncée dans son asexualité aux yeux du
public. « Belle de Jour » et les scandales qui entourèrent le film à
la sortie lui firent atteindre une toute autre dimension.
Deneuve version scato ... |
Même si ses relations avec
Buñuel furent compliquées. A l’ancienne affirment les témoins du tournage. A savoir
qu’entre deux prises il y avait des discussions et palabres entre le
réalisateur et les agents de la star pour savoir comment elle serait filmée, ce
qu’elle dirait, ce qu’elle porterait (ou pas). Aucun dialogue direct entre
Buñuel et Deneuve, aucune implication réciproque pour tirer le meilleur de l’autre.
Chacun faisait son taf, un œil rivé sur ses contrats. Enfin, le résultat fut
suffisamment probant pour que dans la France rance de De Gaulle « Belle de
Jour » se retrouve interdit aux mineurs et en butte avec la censure (toute
la scène de nécrophilie dans le château du Comte a du sauter pour que le film
sorte en salles). Et dire que le putain de gaullisme revient à la mode, ils
(enfin les mecs de droite-droite) s’y réfèrent tous, ces tocards … Voilà, voilà,
c’était ma contribution à la primaire …
« Belle de Jour » est
un rêve. De cinéaste, de spectateur, certes. Mais aussi un vrai rêve,
entrecoupé de moments « éveillés ». Et tout l’art de Buñuel (bien
aidé en cela par l’adaptation de Jean-Claude Carrière) est de ne jamais laisser
deviner par un quelconque procédé technique, une quelconque indication à l’écran,
ce qui dans son film tient du rêve ou de la réalité. Mieux, il me semble que
certaines scènes « réelles » se terminent dans l’onirisme. La première
scène du film est à ce titre exemplaire. Ballade romantique en calèche de
Séverine (Deneuve) et de son mari Pierre (l’assez transparent Jean Sorel),
avant arrêt dans un bois, tabassage et viol de Deneuve par les cochers sous l’œil
froid du mari.
Le 1er client : Francis Blanche |
« Belle de Jour » est
un fantasme. Une explosion de tous les tabous (essentiellement sexuels) mais
vus, chose assez rare, du côté de la femme. Ce sont les femmes qui dominent les
hommes (Deneuve, mais aussi la tenancière du bordel, jouée avec une distance
mêlée d’affection par l’excellente Geneviève Page). Buñuel ne s’y est pas
trompé puisqu’il aimait à dire : « Belle de Jour fut peut-être
le plus gros succès de ma vie, succès que j’attribue aux putains du film plus
qu’à mon travail ». Toutes les « transgressions », tous les « interdits »
de la prude époque du début des 60’s sont de la revue : la prostitution
comme moyen de s’affirmer et de s’assumer, les jeux de rôle sado-maso, la scatologie,
la nécrophilie. Sans oublier, un peu « hors boulot », la liaison « véritable »
avec le petit truand de passage (Pierre Clémenti, flippant à souhait). Et y
compris aussi toutes les figures qui gravitent autour du sexe tarifé (des « collègues de
boulot » au libertin complet joué par le grand Piccoli).
Deneuve & Clementi : fais-moi mal Johnny |
Il n’y aurait que cette
histoire à laquelle on a du mal à se raccrocher, tant on bascule ente rêve et
réalité, « Belle de Jour » serait resté un film pour cinémathèques.
Son succès populaire fut considérable, l’odeur de soufre dont les ciseaux de la
censure l’avaient entouré n’y étant pas pour rien. Parce qu’il y a des scènes d’anthologie,
de celles qui marquent à vie les spectateurs. Quelques visions de Deneuve se
défaisant de ses soutifs, se baladant cul nu sous un voile transparent avant la
messe noire nécrophile, ce détachement hautain avec lequel elle toise les
hommes.
Mais aussi … Pour qui a eu à
subir en passant devant une télé allumée sur une chaîne de sports les
ahanements de galérien de Serena Williams, voir dans une paire de scènes
Deneuve en tenue de tennis peut aider à réconcilier avec les petites balles
jaunes (au même titre que Scarlet Johannson dans « Match Point », à
se demander si ce pervers de Woody Allen ne s’est pas inspiré des plans de
Buñuel). Et cette scène où Clémenti se fait buter par un keuf entre deux files
de voitures au milieu d’une rue déserte, c’est pas un peu des fois un bis
repetita du final de « A bout de souffle » ?
« Belle de Jour » est
un film totalement irracontable. C’est un des films préférés de Scorsese, et
ça, c’est une référence qui vaut plus que toutes les fiches Wikipedia de la
création …