Zhang Yimou a
du talent. Et il lui en faut, certainement beaucoup plus qu’à d’autres, lorsque
l’on est un cinéaste bridé (non, je commence pas cette chronique par une joke
nationalfrontiste). Le poids du régime communiste chinois et la censure qui
l’accompagne définissent un carcan dont il est bien difficile de s’extraire
pour réaliser une œuvre « visible » sans bailler dans le reste du
monde.
Techniquement,
Zhang est impressionnant. Il y a dans « Epouses et concubines » un
aspect esthétique qui coupe le souffle, une minutie au niveau du cadrage
notamment qui en font un chef-d’œuvre sur le strict plan de vue technique,
alternance de plans serrés sur les protagonistes et mise en scène de ces
protagonistes dans l’immense dédale des toitures et terrasses d’une maison de
maître chinoise des années 1920, ces plans larges réussissant à renforcer
l’atmosphère oppressante d’enfermement, de claustrophobie. Tout le film (hormis
la courte scène d’ouverture, un gros plan sur Gong Li) se passe dans cette
maison / palais / prison …
Gong Li & Zhang Yimou |
« Epouses
et concubines » est irradié par la présence et le jeu de Gong Li. Si c’est
un lieu commun que de dire qu’une actrice très belle (et Gong Li est très
belle, très) peut facilement crever l’écran, on sent qu’elle est filmée
amoureusement par Zhang (son mari à l’époque) qui la sublime littéralement à
l’image. Une similitude frappante avec Anna Karina quand elle partageait la vie
de Godard et qu’il la mettait en scène. Un peu plus qu’un hasard, quand on sait
que Zhang s’est beaucoup inspiré de l’approche cinématographique de la Nouvelle
Vague …
« Epouses
et concubines » est un huis clos. La jeune Songlian (19 ans) annonce à sa
belle-mère (sa mère puis son père sont morts) que n’ayant plus les moyens de
poursuivre ses études, elle préfère devenir la concubine d’un riche polygame
plutôt que la seule femme d’un pauvre. Toute sa fermeté et sa détermination
apparaissent dans cette courte scène d’introduction, malgré les larmes qui
coulent sur ses joues. Songlian se retrouve donc la quatrième et plus jeune
épouse d’un « Maître » dans son immense demeure. Les quatre femmes
(une dizaine d’années les sépare toutes) ont chacune leurs appartements au fond
d’une cour intérieure. Le soir venue, elles attendent avec leur servante
principale à l’entrée de leur cour (les quatre cours se font face, ce qui donne
lieu à des échanges de regards qui en disent plus que d’interminables
dialogues) qu’une nuée de domestiques vienne éclairer la cour et
l’appartement de celle chez qui le Maître va passer la nuit. Dans cette société
ultra-patriarcale, ce choix est décisif. Celle qui est désignée dirige la maison
le lendemain, commande les domestiques, choisit les plats du repas. Si l’on est
choisie souvent, on devient de fait la « maîtresse » de la maison et
on a toutes les chances de donner naissance à un héritier (mâle fortement
souhaité) de la maison.
La situation
est évidemment prétexte à toutes les inimitiés, haines, alliances hypocrites de
circonstance. Si l’aînée des femmes, trop vieille, s’est résignée
et n’est plus garante que du respect « des valeurs » de la maison,
les trois autres vont très vite se livrer à un combat sans merci pour obtenir
les faveurs du Maître. Tous les coups sont permis. Ou presque. Car tout en haut
des toits, après une enfilade de terrasses, trône un petit réduit cadenassé, la
Maison des Morts, où, dit-on, deux anciennes femmes (mais on ignore ou feint
d’ignorer l’époque) qui avaient « fauté » se sont pendues … Manque de
chance pour Songlian, en plus des autres concubines, elle doit également
affronter une servante qui lui a été attribuée, avec qui le Maître se laisse
parfois aller, et qui rêve donc de promotion sociale.
Le Maître,
c’est un peu le coq de ce harem oriental. Lui ne se mêle pas d’intrigues
courtisanes, mais le résultat de ces intrigues détermine son choix pour la
nuit. Il dirige cependant tout d’une main de fer, prend des décisions cruelles
voire pire … Jamais on ne le verra en gros plan durant le film, ce qui renforce
son aspect impersonnel. Il représente le Pouvoir, quasi invisible, mais
toujours présent…
Il y a dans
« Epouses … » une tension, une violence (suggérée, rien n’est montré)
beaucoup plus oppressante que dans l’intégrale filmographique de Rob Zombie.
Dans une montée paroxystique rythmée par les saisons. Le film commence en été,
la saison chaude, de l’insouciance, de l’innocence et des amours. Il trouve son
épilogue sur les terrasses enneigées de la demeure du maître, symboles du froid
de la mort. Les images sont imprégnées de rouge. Un rouge pas autant
hégémonique que dans le premier film (et premier chef-d’œuvre de Zhang,
« Le sorgho rouge »), mais qui rythme la vie dans ce vase clos. Le
rouge orangé des lanternes qui s’allument dans un cérémonial hiératique et
immuable chaque soir dans la cour de « l’élue » (le titre anglais du
film est « Rise the red lantern »), aussi le rouge du sang qui fait
lentement avancer l’intrigue vers sa conclusion inexorable ( celui des sous-vêtements
de Songlian, qui entraînera sa disgrâce, celui de l’oreille coupée de la
troisième épouse, témoin de cette lutte féminine sans merci).
Formellement,
au premier degré, « Epouses et concubines » est déjà un chef-d’œuvre
de drame psychologique, un thriller domestique à huis-clos. Evitant tous les
clichés du cinéma asiatique, notamment cette lenteur chargée de symboles dans
laquelle il se complaît souvent.
Au second
degré, c’est un film politique. Zhang Yimou est un cinéaste
« officiel ». La République Populaire de Chine (qui contrôle
évidemment de près la production) a tout lieu d’être satisfaite du résultat.
Cette dénonciation de l’autoritarisme patriarcal de la Chine du début du XXème
siècle démontre incidemment que « c’était pas mieux avant ». Autre
signe politique fort, les capitaux du Grand Satan, en l’occurrence ceux du
frère ennemi sécessionniste de Taïwan, ont été autorisés à participer au tour
de table financier de la production.
Seulement, il
y a encore un autre degré de
perception, encore plus pervers et sournois, à l’image des intrigues du film. A
cette époque, Zhang, sans être un contestataire déclaré ne rentre pas dans le
moule strict du régime. « Epouses et concubines » est sorti en 1991,
deux ans après les « événements » de la place Tien Anmen. Comment ne
pas voir dans le Maître et sa première femme les tenants du conservatisme
communiste, dans la seconde épouse l’archétype de l’apparatchik du Parti prêt à
tout pour conserver sa place et son pouvoir (et qui réussira). Les deux épouses
les plus jeunes (une ancienne chanteuse d’opéra, une artiste donc, et Songlian
l’étudiante) finiront broyées par la « machine », et malgré leurs
intrigues, sont les deux personnages les plus empathiques du film. Les artistes
et les étudiants sont ceux qui se sont retrouvés devant les chars du pouvoir
Place Tien Anmen avec le résultat que l’on sait. Il y a dans la symbolique du
film trop de coïncidences allégoriques avec la situation de la Chine
contemporaine pour que l’on puisse n’y voir que du hasard. En filigrane de
« Epouses et concubines », il y a bel et bien la contestation du
régime communiste. Fort, très fort, un monument de lecture à plusieurs niveaux
…
Ce film est
pour moi le sommet de l’œuvre de Zhang Yimou, qui lentement mais sûrement, se
rapprochera de plus en plus du rôle de porte-parole officiel artistique du
pouvoir chinois (celui-ci ayant également mis un tout petit peu d’eau dans son
alcool de riz), donnant dans le cinéma commercial et exportable sans
arrière-pensées (« Hero », « La Cité interdite », « Le
secret des poignards volants »), ou signant la mise en scène de la
cérémonie d’ouverture des J.O. de Pékin …
Restera pour
toujours « Epouses et concubines », un chef-d’œuvre du cinéma
universel …
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