Finalement, si Tom Waits ne s’est pas trop cramé en
quarante ans de carrière, c’est qu’il a pas foncé. Lentement, à un rythme de
coureur de fonds plutôt que de sprinter, il a fait progresser son art, pour en
faire quelque chose d’unique, déposant une signature sonore instantanément
reconnaissable, que tant se sont essayés à copier (en faisant gaffe quand même,
l’homme Waits n’hésite pas à dégainer ses avocats quand on l’imite trop bien).
Waits, lui, une fois atteinte sa plénitude du côté de « Rain dogs »,
malgré une tendance à l’auto-parodie, est resté cohérent (toute sa discographie
depuis trente ans est écoutable, et pas uniquement réservée aux fans béats).
Tom Waits 1972, période Bob Dylan ... |
Tom Waits a commencé avec ce « Closing
time » en 1973, époque qui consacrait les glameux, les progueux et les
hardeux. Inutile de s’étendre sur le fait que Waits ne collait pas exactement à
l’air du temps. Lui, son truc, il se servait de son piano, un peu comme JJ Cale
utilisait sa guitare. Tempos feutrés, orchestrations feignasses … du piano-bar
quoi. Parce que les bars, il commençait à les fréquenter en temps que client,
mais aussi pour y jouer, gagner de quoi remettre la sienne. Comme quoi la
période qui suivra quelques années plus tard, celle du pochetron du Tropicana
Motel, n’est pas une posture, c’est la suite logique de ses débuts…
« Closing time », c’est pas la peine d’en
tartiner des tonnes. On peut s’en passer. A la même époque, un type comme Randy
Newman (nettement plus doué que Waits pour la musique et les textes dans un
même registre de chansons « classiques ») vendait que dalle, alors le
Tom, il a pas fait fortune avec « Closing time ». Il a eu de la
chance d’être signé par un label (Asylum) qui en fait un peu sa danseuse et lui
a laissé enregistrer ce qu’il voulait (Waits, cause ou conséquence, aura ses
premiers succès en changeant de label au début des 80’s). Il a aussi eu du bol
qu’une bande de fumeurs d’herbe à succès (les Eagles) reprenne un des titres de
ce « Closing time » l’année suivante et en fasse un hit. Ce titre qui
lui servira quelque temps de carte de visite, c’est celui qui ouvre le disque,
« Ol’ ‘55 », ballade cool avec un groupe qui pulse gentiment
derrière.
Tom Waits 73, cultive déjà la déglingue ... |
« Closing time », c’est le disque typique
du singer-songwriter. Rien ne laisse présager les concassages de genres qui
viendront plus tard. Tout dans le disque est classique, prévisible. Très
appliqué même, alors que Waits est pour beaucoup (à tort à mon sens, tout me
semble réfléchi et longuement mûri chez lui) le prototype du dilettante, du
génial improvisateur. L’essentiel des douze titres, c’est du piano-bar, le
Waits seul face aux touches d’ivoire quelques fois, le plus souvent avec un
groupe discret d’anonymes (pour moi) derrière. Il s’essaye à tous les genres
que l’on est en droit d’attendre de ce genre de configuration, avec une nette
prédisposition pour les ballades intimistes. Mais on a aussi de la soul mâtinée
de rhythm’n’blues (« Virginia Avenue ») qui me semble un hommage à
Ol’ Ray Charles et son « Lonely Avenue », un « Ice cream man »,
très inspiré par les big bands de jazz festifs à la Cab Calloway ou Louis Prima,
c’est pas mal mais dans le contexte général du disque ça fait coussin péteur dans
une veillée funèbre, un « Old shoes … » qui lorgne vers la country
avec ses notes de banjo, et un « Grapefruit moon », ballade un peu déglinguée
aux arrangements baroques, quelque peu anodine même si c’est ce genre-là qui
deviendra plus tard la Tom Waits touch … Par contre, ce qui revient souvent, ce
sont des relents jazzy qui eux seront exploités jusqu’à plus soif dans son
funeste premier live « Nighthawks at the Diner ».
« Closing time » est un disque qui
surprendra ceux qui s’imaginent que Waits a toujours eu cette voix passée au
papier verre (enfin, plutôt à la clope et au bourbon) si aisément
reconnaissable. Là, il a la voix de Monsieur Tout-le-Monde, et essaye au
maximum d’éviter les sonorités rauques beefheartiennes qui seront sa signature.
Œuvre de jeunesse (bien que Waits ne soit pas un
talent précoce sur disque, il a 24 ans en 1973), plutôt anecdotique, surtout vu
ce dont l’homme sera plus tard capable …
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