Rupture ...
En 1983, le cas Tom Waits semblait une affaire
classée. Il a trente quatre ans, a déjà publié sept disques, s’est constitué
son petit public, a tourné dans quelques films, a mis un peu de beurre dans ses
épinards car certains de ses titres ont été repris (notamment « Ol’
55 » de son premier disque par les Eagles, en attendant « Jersey
Girl » par le Boss himself en 84, lors des sessions de « Born in the
USA », face B du single « Cover me »).
Tom Waits, qu’on parle de lui ou de sa musique, y’a
un mot incontournable : bar. A cause de son style musical, pour lequel
piano-bar est le qualificatif le plus évident. Et puis bar, comme ici on dirait
troquet ou bistrot, parce que c’en est un client assidu rayon boissons pour
hommes (on n’obtient pas son grain de voix en carburant au Perrier-tranche), et
parce que c’est dans cet univers alcoolisé de piliers de comptoir qu’il trouve
l’inspiration pour ses textes, suffit d’écouter ce que racontent les compagnons
de biture …Tom Marcel Waits
Avec « Swordfishtrombones », changement de
décor. Pas forcément au niveau des textes, on y retrouve pas mal de ces épopées
déclamées toute langue pâteuse en avant quand il y a trois heures que promis,
je bois le dernier et je me casse, allez remets la mienne et j’y vais … Par
contre, question musique, changement radical.
Le genre piano-bar, on en trouve encore un (tout
petit) peu. Sur quinze titres, deux peuvent être rattachés à « l’ancien »
Tom Waits. « Soldier’s things » vers la fin et « Johnsburg,
Illinois » (chanson sur la ville de naissance de Kathleen Brennan, il sera
question d’elle un peu plus loin) vers le début. Tout le reste est, comment
dire, totalement barré dans un univers jusque là inconnu. Allez faire un tour
sur le net, et vous verrez les qualificatifs descriptifs les plus étranges
attribués à ce disque. Celui qui revient souvent, parce que relativement neutre
et vague, c’est rock expérimental, répondant à un besoin maniaque de coller une
étiquette sur un disque.
Bon, je suis pas musicologue et j’ai pas assez de
disques sur les étagères pour définir tous les tenants et aboutissants, mais la
démarche de Tom Waits me semble assez inédite. Par sa concision (quinze titres
en quarante deux minutes), et par son éclatement. Tom Waits n’a pas avec
« Swordfishtrombones » défini un nouveau genre musical, il a pioché
et extrapolé à partir de plusieurs. Et surtout, dans un contexte instrumental
assez dépouillé (la plupart des titres ne font intervenir que deux ou trois
instruments), il va chercher l’étrange, le contre-emploi. Sur quelques-uns des
titres, il y a du Hammond B3. Chez l’immense majorité des types qui maltraitent
cette armoire normande musicale, on essaie de sonner comme Jimmy Smith (enjoué,
guide mélodique du titre). Chez Tom Waits, le B3 sonne comme un harmonium
(d’ailleurs quand il y a un harmonium, on fait pas vraiment la différence), il
soutient une mélopée le plus souvent triste, qu’il ne serait même pas exagéré
de qualifier de funèbre. Un autre exemple, les marimbas sur le morceau-titre.
Les marimbas, l’extraordinaire gimmick sonore amené par Brian Jones sur
« Under my thumb » (de Led Zeppelin, faut parfois vérifier si les
gens lisent). Bon, écoutez « Swordfishtrombones » le morceau, et dites-moi
si ça vous fait penser à « Under my thumb ». En plus de sortir
certains instruments du musée, Tom Waits a rajouté l’originalité de leur
utilisation à leur rareté.Tom Waits & Kathleen Brennan
Mais comment diable en est-on arrivé là ? J’ai
ma petite idée, toute personnelle et surtout pas officielle. Tom Waits me
semble victime du syndrome de Yoko Ono. Rappelez-vous, quand le chien fou
binoclard des Beatles a rencontré Yoyo, il a changé son style d’écriture, est
devenu plus adulte, a sorti plus de titres « marquants ». Avant de
virer adorateur béat de sa muse et donner souvent dans le n’importe quoi
pathétique et risible. La Yoko de Tom Waits, elle s’appelle Kahleen Brennan, il
l’a rencontré sur le tournage d’un film, l’a épousée, et pas perdu une occasion
de dire son influence sur sa vie et on écriture. D’ailleurs
« Swordfishtrombones » lui est dédié. Alors la Kathleen, si elle est certainement
pour quelque chose dans le virage musical à 180° de son mari, elle va finir par
prendre une place de plus en plus croissante dans ses disques, et à partir de
« Frank’s wild years » (1987) cosignera bon nombre de titres, plus
souvent pour le pire que pour le meilleur …
Il y a donc de tout dans ce disque, mais pas n’importe quoi. La voix, le dépouillement, et des traces de blues au milieu de rocks concassés renvoient au Captain Beefheart (exemple le plus flagrant, « 16 shells from a 30.6 »), parfois Waits titille les ambiances jazzy (sans le verbiage instrumental et la démonstration technique) comme dans « Rainbirds » (final de disque en douceur) ou « Frank’s wild years », va piocher dans les ambiances tziganes que développera plus tard Kusturica (le titre d’ouverture « Underground »), insère des bribes celtiques (l’intro de « Town with no cheer »), plonge dans l’expérimental pur et dur (« Trouble braids »).
Waits pose aussi les jalons de ce que sera la suite,
notamment son disque suivant et le meilleur de sa discographie (« Rain
dogs »), à savoir des rocks plus ou moins cubistes ou déconstruits (« Down,
down, down »), des ballades dévastées minimalistes (« In the
neighbourhood » ou « Gin soaked boy », ce dernier est un peu son
« Heartbreak Hotel »).
« Swordfishtrombones » est un foutoir
sonore, une juxtaposition de pièces disparates, comme si le tracklisting avait
été fait au hasard. Le genre de disques qu’on qualifie de « difficile ».
Ça part dans tous les sens, il faut une grosse volonté ou un sens aigu de la compromission
pour trouver tout excellent. C’est un peu le brouillon de ce que sera sa
carrière par la suite, une fois qu’il aura recentré son propos autour de rocks
à bout de souffle (pas un hasard si Keith Richards l’accompagnera sur trois
titres de « Rain dogs ») et de ballades tristes. Il aura dès lors une
nouvelle trademark Tom Waits. « Swordfishtrombones » assure seul la
transition entre les deux « périodes » (comme on dit en parlant des peintres)
de Tom Waits.
Alors oui, il peut parfois rebuter et ce n’est à mon
avis pas la porte d’entrée idéale à sa discographie (plutôt « Blue Valentine »
pour les précédents et « Rain dogs » pour les suivants), mais il
montre une capacité de renouvellement et d’inventivité comme seuls les plus
doués en sont capables.
Du même sur ce blog :
Closing Time
Nighthawks At The Diner
Asylum Years
Rain Dogs
Bad As Me
J'avais commencé à réécouter les disques de Tom Waits, dans l'ordre, pour le moment je me suis arrêté juste avant celui-là. C'est ballot. Je m'y replonge de ce pas...
RépondreSupprimerC'est pas ballot, il te reste les meilleurs pour la fin ...
SupprimerC'est vrai que c'est un peu foutraque, à première vue. Venant de Tom Waits, avec son image de poivrot céleste, on l'imagine laisser des bribes de compositions mises bout à bout par un autre pour sortir un disque. Moi, ça m'a l'air très réfléchi, au contraire ! A part quelques titres, dont le premier, qui peuvent rebuter certains (le "Dave the butcher" qui renvoie furieusement au Carmen de Bizet) je trouve cet album très beau, plein de jolies mélodies, d'arrangements dépouillés, d'instruments et percus divers et variés, on retrouve bien sa patte jazzy-cabaret.
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