Abdellatif Kechiche est un réalisateur remarquable,
au sens étymologique du terme. Il a un style, tant pour la narration que pour
la mise en images, et il semblerait qu'on s'en soit rendu compte dernièrement à Cannes. Kechiche est un type qui arrive à faire une fresque humaine, une épopée,
avec trois fois rien. Des histoires simples de gens simples.
Même pas des histoires d’ailleurs. Dans « La
graine et le mulet », on prend l’intrigue en route, et le film se termine
alors que des pans entiers du scénario n’ont pas trouvé leur épilogue. Slimane
va t-il réussir à le monter, son restaurant ? D’ailleurs, est-ce qu’il
n’est pas en train de crever contre un mur de son quartier, le souffle coupé
après avoir poursuivi les enfants qui lui ont piqué sa vieille mobylette ?
Kechiche, Herzi & Boufares |
Tout ça parce que Kechiche est autant intéressé par
les gens qu’il montre que par leur(s) histoire(s). La trame principale du film
tient sur un timbre-poste. Un ouvrier immigré, la soixantaine, perd son boulot
sur les quais de Sète. Il va se mettre en tête de transformer une épave de
bateau en restaurant spécialisé dans le couscous (la « graine », pour
la semoule) au poisson (le « mulet »). Kechiche filme l’intrigue
chronologiquement, mais se concentre sur quelques très longues scènes, dans
lesquelles les principaux protagonistes s’exposent (le repas de famille chez
Souad, le premier repas au restaurant). Le talent de Kechiche est de livrer un
rendu de documentaire, avec des mouvements apparemment confus de caméra (on
dirait que c’est un des protagonistes qui filme avec un caméscope, c’est fait
exprès, Kechiche sait tenir une caméra, voir « La Vénus Noire »), et
de très gros plans sur les visages (c’est un régal de voir les sentiments qui
passent par les regards et les non-dits). L’aspect documentaire vient aussi de
la distribution, pas de têtes d’affiche, mais des habitués des films de
Kechiche, et de nombreux acteurs non professionnels. Dont le
« héros » Slimane, joué par un ouvrier du bâtiment (Habib Boufares,
un ami du père décédé de Kechiche prévu à l’origine pour le rôle), ou la parfaite
débutante pour l’occasion Hafsia Herzi (la fille de la compagne de Slimane dans
le film). Il y a d’ailleurs une « famille » d’acteurs utilisés par
Kechiche, qui peuvent avoir des rôles importants dans un film et des rôles
mineurs dans un autre. Dans « La graine et le mulet », Sabrina
Ouazani (la Frida de « L’esquive ») est une fille de Slimane, qui est
peu à l’image, Carole Frank (la prof de français de « L’esquive »)
apparaît très fugacement parmi les invités du repas sur le bateau, les deux
jouent des personnages mineurs de l’intrigue. De même, on retrouvera dans
« La Vénus Noire » pour de petits rôles trois actrices très présentes
dans « La graine … » (celles qui jouent l’ancienne femme, Souad, et deux des
filles de Slimane). Autres points communs dans la distribution des films de
Kechiche, des « héros » peu loquaces (le jeune garçon de
« L’esquive », la « Vénus Noire », ou ici Slimane), et des
acteurs principaux dans un film absents des autres.
Repas de famille chez Souad |
Kechiche, c’est un peu le cinéaste de la fiction
« vraie ». A une époque, on a appelé ça du néoréalisme, plus tard du
cinéma social. On a souvent cité à propos des films de Kechiche et de « La
graine … » en particulier des réalisateurs comme Cassavetes (la descente
dans l’intimité familiale) ou Ken Loach (l’engagement, le militantisme, …), et
Kechiche a reconnu lui-même que le final du film (Slimane poursuivant les
gosses) est un hommage au premier degré au « Voleur de bicyclette »
de De Sica. Moi je rajouterais l’influence du cinéma nordique, certaines choses
de Bergman (l’hystérie claustrophobe en moins, quoi que le pétage de plombs de
la belle-fille cocufiée à la fin …), la façon de tourner très Dogme (Lars Von
Trier des débuts et toute la clique), l’importance des deux repas longuement
filmés m’évoque elle fortement « Festen » et « Le festin de
Babette » deux classiques du cinéma danois. Kechiche n’a pourtant rien
d’un Nordique, il est d’origine tunisienne, et « La graine … » est un
film très méditerranéen. Parce qu’il se déroule à Sète (qui n’est certes pas la
ville littorale la plus glamour, cité portuaire industrielle dévastée par les
crises économiques à répétition, genre Le Havre ou Dunkerque, avec le soleil et
l’accent qui chante en plus), mais aussi parce qu’il met en scène « sa
communauté ». Un des reproches faits à Kechiche, ce
« communautarisme », voire même du « racisme à l’envers »
(comme si le racisme avait un sens !). Kechiche est un réalisateur engagé
certes, qui montre. Et autant on peut émettre des réserves sur certaines de ses
stigmatisations (le contrôle musclé des flics dans « L’esquive », la
charge contre la « science » occidentale et française dans « La
Vénus Noire »), autant dans « La graine … », on a son traitement
le plus fin et le plus subtil de l’aspect « social ». Oui, la
défiance voire la méfiance entre les deux communautés est explicite, notamment
sur le bateau, entre une famille « issue de l’immigration » comme on
dit dans les JT, et les petits notables sétois, et la condescendance des
banquiers ou de l’administration vis-à-vis d’un Slimane un peu largué côté
paperasserie, est un régal de finesse d’observation et de retranscription à
l’image. Le trait n’est pas forcé, c’est la vie, quoi. Comme lorsqu’on se
retrouve en famille, on peut passer un moment à causer prix des
couches-culottes. Les personnages de Kechiche sont des gens
« normaux », pas des Batman ou des James Bond…
La danse du ventre d'Hafsia Herzi |
De plus, Kechiche sait éviter l’atmosphère sordide,
voire glauque que pourraient entraîner certaines situations. Il y a toujours un
sourire, tout un vocabulaire ensoleillé, tout un tas de petites réflexions,
allusions, regards (ah, les fabuleux
regards des petits bourges sétois imbibés d’alcool lors de la danse du ventre
d’Hafsia Herzi), mimiques, de tous ces anonymes voire étrangers aux studios de
cinéma, qui arrivent à faire passer plus d’émotions et de sentiments que
beaucoup de têtes d’affiche de nos productions franchouillardes (non, je ne
vais pas me laisser aller à citer des noms comme Clavier, Reno, Boon ou Dubosc,
j’ai pitié des minables …).
« La graine et le mulet » porte bien son
nom de long-métrage (deux heures et demie), et encore Kechiche use d’un
stratagème venu du théâtre (les copains musiciens du dimanche de Slimane qui au
milieu du film racontent l’évolution de l’histoire, comme un remake du rôle des
chœurs antiques) pour passer à une autre étape de son histoire. Mais on ne
s’ennuie pas, il y a suffisamment de mini-intrigues et de mini-personnages
secondaires pour captiver l’attention. Les gens « ordinaires »
peuvent être très intéressants. Merci à Abdellatif Kechiche de nous le rappeler ...Du même sur ce blog :
L'Esquive