A la recherche du temps perdu ...
« Mammuth » est le genre de films à faire
fuir tous les geeks qui commentent sur les sites et forums spécialisés la
qualité technique des Blu-ray 4K, en balançant à la face des internautes
passant là par hasard un jargon incompréhensible où reviennent des mots aussi
abscons que grain, piqué, colorimétrie, et j’en passe …D’ailleurs, à ma
connaissance, « Mammuth » n’existe qu’en Dvd.
« Mammuth » il a été tourné en 8 mm (et le making of en super 8), autrement dit un truc en total décalage avec les standards visuels du XXIème siècle. Bon, les deux types derrière cette affaire, Delépine et Kervern, ils ont pas une étoile à leur nom sur Hollywood Boulevard, on est d’accord. Mais tapie dans l’ombre, la galaxie Canal+ - Vivendi – Universal (le World Company chère à Delépine). Qui s’est pas trop mouillée pour financer « Mammuth », à tel point que la multinationale n’est pas citée au générique et ne distribue pas les supports physiques.
Delépine & Kervern |
Faut dire que Delépine est l’auteur le plus
caustique des Guignols, ce qui n’est pas rien au milieu de la bande de plumes
venimeuses et hilarantes de l’émission phare de Canal+. Et Kervern est un des
déjantés (avec Delépine of course du Journal de Jules Edouard Moustic).
Et le tandem Delépine-Kervern réalise des films, plutôt assez éloignés du cinéma méditatif de (au hasard) Ozu. Dans l’esprit, leurs films sont plus proches de Ken Loach et encore plus d’Aki Kaurismaki (et j’espère que vous savez qui sont ces gens …). « Mammuth » c’est une tranche de vie façon road movie des petites gens, de ceux de la France d’en bas. Evidemment, ils sont tous un peu largués, un peu cons. Mais l’humour (toujours présent) n’est pas là pour montrer leur bêtise, on sent au contraire toute l’empathie de Delépine et Kervern pour ces déclassés, ces asociaux, ces mecs et ces nanas cabossés par la vie.
M et Mme Pilardosse |
Le personnage central du film, c’est Serge
Pilardosse, un type massif, taciturne et bas du front. Il bosse dans un
abattoir, c’est sa dernière journée, il part à la retraite et a droit à un
minable pot d’adieu et un cadeau tout aussi surréaliste (un puzzle de 2000
pièces). Il se retrouve donc à tourner en rond autour de la table de la salle à
manger chez lui, au grand dam de Catherine sa femme, caissière dans un
supermarché. Comme c’est elle qui porte la culotte et prend les décisions du
ménage, elle lui enjoint de partir récupérer des justificatifs de salaire pour tous
les petits boulots qu’il a fait dans sa jeunesse afin de booster sa maigre
retraite. L’occasion pour Pilardosse de parcourir la cambrousse (celle des
Charentes) a bord de sa moto pour récupérer ses papelards. La bécane, qui donne
son titre au film, c’est une Münch 1200 Mammuth (une grosse cylindrée
autrichienne des 70’s, un modèle peu courant, collector).
Pilardosse, c’est Depardieu, carrure à la Obélix, cheveux longs genre biker de temps révolus. Comme souvent, dès qu’il est dans un casting, il écrase tout de sa présence, il ne joue pas Pilardosse, il est Pilardosse …Et « Mammuth » repose sur lui, sur son Odyssée dans le plein sens homérique du terme. Et les coréalisateurs ne se cachent pas pour dire que sans lui, pas de film. Il était réticent au début, avant d’être prêt à renoncer à son cachet (déjà quasiment un cadeau quand on connaît son tarif) pour que le film se fasse.
Poelvoorde & Depardieu |
C’est l’occasion pour Delépine et Kervern de le
confronter à une galerie de portraits, des imbéciles heureux de l’administration
qui se servent de leur ordinateur, des règlements, et des répondeurs téléphoniques
comme autant d’outils de torture, aux pauvres types un peu à la ramasse comme
lui …
Plus qu’une reconstitution de carrière, cette quête
des bulletins de salaire sera pour Pilardosse l’occasion d’un voyage à rebours
dans sa vie, parce qu’il en profitera pour visiter sa famille, des oncles, des
cousins, des nièces, perdus de vue depuis des années. Il a vécu de petits
boulots éphémères (fossoyeur, videur dans une boîte de nuit, forain, serveur
dans une buvette, saisonnier dans un domaine viticole, …). Et dans sa famille,
ils sont tous aussi désaxés et décalés que lui.
Pilardosse n’est pas parti sans rien sur sa moto. Sa femme (Yolande Moreau, excellente comme toujours, leurs scènes en commun sont superbes) lui a confié le seul téléphone portable du couple, dont il a grand peine à se servir (« Je te rappelle pour savoir si tu as bien reçu mon message », ce genre). Et Pilardosse est parti avec son détecteur de métaux avec lequel il arpente les plages à la recherche de piécettes ou de breloques perdues par les touristes (rencontres extraordinaires avec Benoît Poelvoorde, chercheur « concurrent », qui les réalisateurs le soulignent, a fait l’aller-retour Belgique – La Rochelle avec sa propre voiture pour une seule demi-journée de tournage).
Adjani & Depardieu |
Outre ses anciens employeurs qui l’accueillent
diversement (mentions particulières à Dick Annegarn, en barde fossoyeur et Siné
en viticulteur psychologue), Pilardosse va rencontrer des femmes. Sa nièce (la
performeuse Miss Ming), simplette (« Je peux te vouvoyer ? ») et
forcément inadaptée au monde actuel, qui a enterré son père sans déclarer sa
mort pour continuer à toucher sa retraite entre autres loufoqueries. Une
arnaqueuse fausse infirme (Anna Mouglalis) qui le vampe avant de lui faucher
tout ce qu’il a (ce qui donnera lieu à une équipée revancharde de Catherine et
d’une copine caissière à bord d’une vieille Datsun sans pare-brise pour
retrouver le précieux portable dérobé). Et surtout Pilardosse croisera à plusieurs
reprises le fantôme de son ancienne petite amie, morte lors d’un accident,
alors qu’ils étaient tous les deux en balade sur la Mammuth. Cet ectoplasme
troublant et sanguinolent est interprété par Isabelle Adjani qui s’est éclatée
pendant ses trois jours de tournage, piquant la caméra Super 8 de Fred Poulet, le
réalisateur du « Making fuck off », pour une interview-vérité exceptionnelle
de Depardieu sur ses relations avec son fils Guillaume, récemment décédé.
« Mammuth » n’atteint pas l’heure et demie
et pourtant que de choses il nous montre … Selon une citation elliptique de Delépine
et Kervern (toujours et partout en lunettes noires, genre Blues Brothers charentais)
« Mammuth » est une odyssée sur la décroissance, Pilardosse partant
sur une moto collector et revenant sur une mobylette en djellabah pour aller
passer le Bac. Plus qu’une succession de situations drôles, ubuesques, « Mammuth »
est un film profondément humain, rendant le dérisoire et le futile immensément
importants. Un film à l’arrache, sans moyens (la boîte de prod de Delépine s’appelle
« No Money Productions »), avec une image et un son minables …
Qu’il me soit permis de le préférer à l’intégrale des
productions Marvel …