BENOÎT DELEPINE & GUSTAVE KERVERN - MAMMUTH (2010)

 

A la recherche du temps perdu ...

« Mammuth » est le genre de films à faire fuir tous les geeks qui commentent sur les sites et forums spécialisés la qualité technique des Blu-ray 4K, en balançant à la face des internautes passant là par hasard un jargon incompréhensible où reviennent des mots aussi abscons que grain, piqué, colorimétrie, et j’en passe …D’ailleurs, à ma connaissance, « Mammuth » n’existe qu’en Dvd.

« Mammuth » il a été tourné en 8 mm (et le making of en super 8), autrement dit un truc en total décalage avec les standards visuels du XXIème siècle. Bon, les deux types derrière cette affaire, Delépine et Kervern, ils ont pas une étoile à leur nom sur Hollywood Boulevard, on est d’accord. Mais tapie dans l’ombre, la galaxie Canal+ - Vivendi – Universal (le World Company chère à Delépine). Qui s’est pas trop mouillée pour financer « Mammuth », à tel point que la multinationale n’est pas citée au générique et ne distribue pas les supports physiques.

Delépine & Kervern

Faut dire que Delépine est l’auteur le plus caustique des Guignols, ce qui n’est pas rien au milieu de la bande de plumes venimeuses et hilarantes de l’émission phare de Canal+. Et Kervern est un des déjantés (avec Delépine of course du Journal de Jules Edouard Moustic).

Et le tandem Delépine-Kervern réalise des films, plutôt assez éloignés du cinéma méditatif de (au hasard) Ozu. Dans l’esprit, leurs films sont plus proches de Ken Loach et encore plus d’Aki Kaurismaki (et j’espère que vous savez qui sont ces gens …). « Mammuth » c’est une tranche de vie façon road movie des petites gens, de ceux de la France d’en bas. Evidemment, ils sont tous un peu largués, un peu cons. Mais l’humour (toujours présent) n’est pas là pour montrer leur bêtise, on sent au contraire toute l’empathie de Delépine et Kervern pour ces déclassés, ces asociaux, ces mecs et ces nanas cabossés par la vie.

M et Mme Pilardosse

Le personnage central du film, c’est Serge Pilardosse, un type massif, taciturne et bas du front. Il bosse dans un abattoir, c’est sa dernière journée, il part à la retraite et a droit à un minable pot d’adieu et un cadeau tout aussi surréaliste (un puzzle de 2000 pièces). Il se retrouve donc à tourner en rond autour de la table de la salle à manger chez lui, au grand dam de Catherine sa femme, caissière dans un supermarché. Comme c’est elle qui porte la culotte et prend les décisions du ménage, elle lui enjoint de partir récupérer des justificatifs de salaire pour tous les petits boulots qu’il a fait dans sa jeunesse afin de booster sa maigre retraite. L’occasion pour Pilardosse de parcourir la cambrousse (celle des Charentes) a bord de sa moto pour récupérer ses papelards. La bécane, qui donne son titre au film, c’est une Münch 1200 Mammuth (une grosse cylindrée autrichienne des 70’s, un modèle peu courant, collector).

Pilardosse, c’est Depardieu, carrure à la Obélix, cheveux longs genre biker de temps révolus. Comme souvent, dès qu’il est dans un casting, il écrase tout de sa présence, il ne joue pas Pilardosse, il est Pilardosse …Et « Mammuth » repose sur lui, sur son Odyssée dans le plein sens homérique du terme. Et les coréalisateurs ne se cachent pas pour dire que sans lui, pas de film. Il était réticent au début, avant d’être prêt à renoncer à son cachet (déjà quasiment un cadeau quand on connaît son tarif) pour que le film se fasse.

Poelvoorde & Depardieu

C’est l’occasion pour Delépine et Kervern de le confronter à une galerie de portraits, des imbéciles heureux de l’administration qui se servent de leur ordinateur, des règlements, et des répondeurs téléphoniques comme autant d’outils de torture, aux pauvres types un peu à la ramasse comme lui …

Plus qu’une reconstitution de carrière, cette quête des bulletins de salaire sera pour Pilardosse l’occasion d’un voyage à rebours dans sa vie, parce qu’il en profitera pour visiter sa famille, des oncles, des cousins, des nièces, perdus de vue depuis des années. Il a vécu de petits boulots éphémères (fossoyeur, videur dans une boîte de nuit, forain, serveur dans une buvette, saisonnier dans un domaine viticole, …). Et dans sa famille, ils sont tous aussi désaxés et décalés que lui.

Pilardosse n’est pas parti sans rien sur sa moto. Sa femme (Yolande Moreau, excellente comme toujours, leurs scènes en commun sont superbes) lui a confié le seul téléphone portable du couple, dont il a grand peine à se servir (« Je te rappelle pour savoir si tu as bien reçu mon message », ce genre). Et Pilardosse est parti avec son détecteur de métaux avec lequel il arpente les plages à la recherche de piécettes ou de breloques perdues par les touristes (rencontres extraordinaires avec Benoît Poelvoorde, chercheur « concurrent », qui les réalisateurs le soulignent, a fait l’aller-retour Belgique – La Rochelle avec sa propre voiture pour une seule demi-journée de tournage).

Adjani & Depardieu

Outre ses anciens employeurs qui l’accueillent diversement (mentions particulières à Dick Annegarn, en barde fossoyeur et Siné en viticulteur psychologue), Pilardosse va rencontrer des femmes. Sa nièce (la performeuse Miss Ming), simplette (« Je peux te vouvoyer ? ») et forcément inadaptée au monde actuel, qui a enterré son père sans déclarer sa mort pour continuer à toucher sa retraite entre autres loufoqueries. Une arnaqueuse fausse infirme (Anna Mouglalis) qui le vampe avant de lui faucher tout ce qu’il a (ce qui donnera lieu à une équipée revancharde de Catherine et d’une copine caissière à bord d’une vieille Datsun sans pare-brise pour retrouver le précieux portable dérobé). Et surtout Pilardosse croisera à plusieurs reprises le fantôme de son ancienne petite amie, morte lors d’un accident, alors qu’ils étaient tous les deux en balade sur la Mammuth. Cet ectoplasme troublant et sanguinolent est interprété par Isabelle Adjani qui s’est éclatée pendant ses trois jours de tournage, piquant la caméra Super 8 de Fred Poulet, le réalisateur du « Making fuck off », pour une interview-vérité exceptionnelle de Depardieu sur ses relations avec son fils Guillaume, récemment décédé.

« Mammuth » n’atteint pas l’heure et demie et pourtant que de choses il nous montre … Selon une citation elliptique de Delépine et Kervern (toujours et partout en lunettes noires, genre Blues Brothers charentais) « Mammuth » est une odyssée sur la décroissance, Pilardosse partant sur une moto collector et revenant sur une mobylette en djellabah pour aller passer le Bac. Plus qu’une succession de situations drôles, ubuesques, « Mammuth » est un film profondément humain, rendant le dérisoire et le futile immensément importants. Un film à l’arrache, sans moyens (la boîte de prod de Delépine s’appelle « No Money Productions »), avec une image et un son minables …

Qu’il me soit permis de le préférer à l’intégrale des productions Marvel …