Born on the bayou ...
Fin 1955.
Leonard Chess, de la maison de disques du même nom, reçoit un appel d’un
gamin de Louisiane, Robert Charles Guidry. Ce minot de 17 ans lui fredonne au
téléphone une chanson qu’il a écrite, « Later, alligator ». Chess,
pourtant pas un philanthrope, la lui fait enregistrer et lui laisse même les
droits d’auteur. Bide total. Le titre n’est pas perdu pour autant. Quelques
jours plus tard, il tombe dans l’oreille de Bill Haley, toute première star de
ce genre qu’on n’appelait pas encore rock’n’roll, tout auréolé du succès
international de « Rock around the clock ». Haley fait sa propre
version du titre du minot, rebaptisé « See you later, alligator ». Ce
sera son second (et à peu près dernier) gros hit.
Début des années 2010. Rhino, label spécialisé dans les rééditions, fait les poubelles, et tombe sur le premier disque de Robert Charles Guidry, devenu depuis Bobby Charles, et qui vient de se payer un superbe costard en sapin. « Bobby Charles », paru en 1972, est réédité. Et comme bien souvent depuis des lustres, on essaye de nous vendre des machins obscurs faits par des types aujourd’hui au mieux grabataires, comme étant des merveilles oubliées des fabuleuses années 60 ou 70. Les dithyrambes pleuvent comme mousson en Inde sur des Bill Fay, Fred Neil, Linda Perhacs, Duncan Browne, … autant de gens ayant sorti au mieux une poignée de disques dans l’indifférence générale au siècle dernier. La mayonnaise prend un peu avec Sixto Rodriguez, un film (« Sugar Man »), la réédition de ses deux disques médiatisée avec des arguments (fallacieux, of course) genre le « Bob Dylan de Detroit » (après écoute, quoique sympathiques, les disques de Rodriguez sont juste du niveau des mauvais disques de Dylan). Le Bobby Charles, lui, passe sous tous les radars, le bouche à oreille mettra longtemps à infuser, et son disque finira par ressortir avec des bonus, atteignant péniblement un succès d’estime…
Retour vers le futur. Au début des 70’s, Bobby Charles
qui court en vain après le succès depuis 15 ans, déménage à Woodstock. Il y a
belle lurette que les derniers flonflons du festival sont éteints, ne reste
plus dans le coin que les bouseux de The Band (normal, ils étaient à Woodstock
dans leur maison de Big Pink avant le grand raout hippie). Et Bobby Charles est
plus ou moins pote avec leur bassiste Rick Danko. Rappelons à l’usage des
jeunes générations que The Band était (sous le nom des Hawks) le groupe qui
accompagnait sur scène Bob Dylan lors de sa « découverte » de
l’électricité, qu’ils ont mitonné ensemble ce qui deviendra les « Basement
Tapes ». Et que The Band avec sa seconde galette (sans nom, avec la
pochette couleur terre de sienne brûlée) a sorti un des plus beaux disques de
tous les temps (avec tous ces « Across the great divide », « The
night they drove Old Dixie down », « Up on Cripple Creek »,
« Whispering pines », j’en passe et d’aussi bons …). Avant de
sérieusement décliner, et de finir par s’auto-enterrer sous la caméra de
Scorsese (The last waltz »), concert d’adieu et interminable défilé des
potes venus en pousser une à l’occasion. Parmi eux, Bobby Charles. Bien
évidemment, coupé au montage …
1972. Avec l’aide du poteau Danko, des autres membres du Band (sauf Robertson) et de quelques types qui s’arrêtaient toujours dès lors qu’ils voyaient de la lumière dans un studio (notamment Mc Rebennack, alias Dr. John, Louisianais comme Charles et forcené des séances d’enregistrement), Charles enregistre son premier disque. Il a alors trente-quatre ans et fait déjà partie des vieux de la vieille. Il est signé par le manager du Band, Albert Grossman sur son label Bearsville.
Le résultat ? Les sachants vous diront que
« Bobby Charles » est un disque de swamp rock (figure de proue du
genre, Tony Joe White). Comme souvent, les sachants se trompent. « Bobby
Charles » c’est beaucoup plus que ça. C’est le disque d’un type qui a eu
des années pour faire macérer ses titres, et qui là, avec un backing band de
rêve, les sublime. On est presque au niveau du disque du Band dont au sujet
duquel il était question plus haut. C’est facile, rien à jeter sur cette
rondelle. Euh, si, la pochette, le mec avec son clébard au bord de l’eau côté
recto et côté verso, le Charles en train de bouffer une portion de pastèque. Même
Jean Ferrat ou Nino Ferrer dans leur période Ardèche et Limousin n’ont pas osé
faire aussi moche …
Parce que niveau musique, c’est stratosphérique. Tout en
restant d’une facilité et d’une décontraction totale. On imagine les types
enregistrant tous ensemble après avoir éclusé force bouteilles, fumé moultes cigarettes
qui rendent nigaud, et s’être envoyé dans le pif quelques remontants sous forme
de poudre blanche. Sans que pour autant ça fasse jam informe (en gros on est
pas chez George Harrison période « All things must pass »). Toutes les
racines de Charles sont là.
Le swamp rock souvent cité, cet inimitable groove chaloupé propre à la Louisiane et à La Nouvelle Orleans. Le type vient de là, est imprégné de toutes les musiques moites et swingantes du coin. On relève des touches de cajun, de zydeco, de honky tonk, portées quand il faut par des cuivres ou un accordéon (à doses homéopathiques, y’a rien qui fasse fanfare ou Clifton Chenier), et soutenues par l’omniprésent et reconnaissable entre mille piano de Dr. John (à noter que Charles est fan de Fats Domino et de son style de piano, il lui a même composé un de ses derniers hits « Walking to New Orleans »). Et puis il y a la patte rustique du Band, capable de produire une musique qu’on jugerait immémoriale, tant elle s’ancre dans les tréfonds de la culture populaire américaine. Où l’on part de très vieilles choses (de la country, du hillbilly, du western swing, du jazz, du blues) et l’on recrache tout ça au début des seventies, une époque où le Band commence à devenir quelconque, et Dylan encore pire (les minables « New morning » et « Self Portrait »). Des années plus tard, on appellera ça de l’americana ou du classic rock…
The Last Waltz, Charles caché par le micro |
Les deux premiers titres (« Street people » et « Long
face »), c’est aussi fort que le Band en 69, « Small town talks »
décrit mieux l’Amérique profonde (les ragots, les voisins qui s’épient) que tous
les Mellencamp de la création. « It must be the good place now » est
le seul morceau qui permette de citer Tony Joe White par son côté ballade
feignasse, « Let yourself go » fait remonter les effluves du bayou
louisianais, « Grow to old » renoue avec le meilleur des « Basement
tapes » (enregistrées depuis longtemps, mais pas parues officiellement), « Tennessee
blues » envisage le blues comme Hank Williams (beaucoup plus proche de la
country donc, et ici avec un sublime accordéon discret).
La merveille des merveilles de ce disque se nomme « Save
me Jesus », et ça pourrait presque me réconcilier avec la religion, tant c’est
du même niveau que, au hasard, « Presence of the Lord » de Blindfaith
ou « Amazing grace » par qui vous voulez qui en ait l’étoffe (Aretha
Franklin, Ray Charles). Le titre commence à l’arrache, on sent qu’il n’y a pas
eu deux cents prises, c’est du country-rock pépère (davantage de country que de
rock au début, l’inverse à la fin).
Ce « Bobby Charles » aurait dû se vendre par
camions. Il n’en fut rien. Et la réponse se trouve (au moins en partie) dans « All
the money », inspirée par son manager Albert Grossman, véreux à souhait.
Charles vient de s’en rendre compte à ses dépens (« il a tout le pognon,
tout le whisky, toutes les femmes, et moi que dalle » disent en substance
les paroles de la chanson). Allumer ainsi le type qui vient de te signer avant
la sortie du disque n’est pas la meilleure stratégie marketing à adopter, même
si Charles et ses potes devaient bien s’en foutre et de la stratégie et du marketing.
Un titre en tout cas à mettre en parallèle avec le « Zanz Kant Dance »
de John Fogerty dont on peut se demander s’il ne s’est pas fortement inspiré
pour ce coup-là de Bobby Charles …
En tout cas, le résultat des courses sera sans appel. « Bobby
Charles » sera un bide considérable. Et bien évidemment il n’aura pas une
seconde chance, même si une poignée de disques sous son nom paraîtra dans les
décennies suivantes, sans que cela n’émeuve qui que ce soit …
Contrairement à Yseult (??) ou Pomme (???), (en attendant
l’an prochain Tristan et Poire Williams ?), Bobby Charles n’a jamais gagné
de Victoire de la Musique… raison de plus pour vous intéresser à son cas …