Il y a trois façons de croiser le nom de Duncan
Browne.
Soit on est un liquidateur judiciaire et on a bossé
sur la faillite du label Immediate en 1969. Et pour essayer de récupérer un peu
de pognon, on a pris la liste des derniers types qui avaient enregistré pour le
label et on leur a présenté l’addition. Ainsi un huissier s’est pointé un matin
chez Duncan Browne pour lui présenter la facture de « Give me take
you » soit 2000 livres …
Soit on est un maniaque des sixties anglaises et des
types de l’ombre qui ont compté à l’époque et on est tombé un beau jour sur une
déclaration de Andrew Loog Odham, disant en substance que de tous les gens dont
il s’était à un moment ou un autre occupé de la carrière, ses deux plus beaux
succès avaient été les Rolling Stones (l’accroche mémorable
« laisseriez-vous votre fille sortir avec un Rolling Stone », c’est
de lui), les Small Faces (fleurons de son label Immediate), et Duncan Browne
(« il était incroyable, tellement talentueux » dixit Oldham) …
Soit on est un fan ultime de David Bowie et on est
allé voir qui étaient ces types qui avaient écrit « Criminal world »
(mauvais titre de « Let’s dance »). Ces types faisaient partie d’un
groupe déjà à l’époque oublié et disparu du nom de Metro. Et parmi le trio
signataire de « Criminal world » il y avait Duncan Browne …
Autrement dit Duncan Browne c’est l’inconnu qui n’a
jamais eu son quart d’heure de gloire …
Sauf que ses disques au Browne (y compris le single
de son premier groupe Lorel) coûtaient (avant la naissance des eBay, Discogs,
et autres magasins de disques virtuels…) une blinde (plusieurs centaines de
livres) chez les disquaires spécialisés … Maintenant que tout est disponible en
trois clics, a été réédité, remastérisé et tout et tout, ça vaut quoi le disque
de Duncan Browne chez Immediate, ce « Give me take you » ?
Surement pas les centaines de livres d’avant, mais
largement les quelques euros de la réédition chez Grapefruit / Cherry Red, techniquement
irréprochable et gavée de bonus, alternate takes, versions mono des singles,
dont le très recherché en son temps de Lorel … et qu’entend-on sur cette
rondelle argentée ?
En gros un folk psychédélique de haut niveau, assez
proche de ce que faisaient en ces temps reculés des gens comme Nick Drake (la
ressemblance la plus évidente), Donovan (en activité et pleine gloire) ou Cat
Stevens (aux balbutiements de sa carrière). Mais également une version
acoustique des Zombies ou des Kinks. Comme par hasard deux groupes totalement
décalés à l’époque, ressassant des mélodies élisabéthaines sur fond de
nostalgia (déjà à la fin des sixties) galopante. Il y a dans ce « Give me
take you » des faux airs de « Odessey and Oracle »,
« Village green » ou « Arthur ». Trois chefs-d’œuvre
absolus qui se sont commercialement vautrés lors de leur sortie et que de
multiples tentatives de réhabilitation dithyrambiques depuis 50 ans n’ont pas
réussi à sauver (il me semble avoir lu quelque part récemment que
« Village green » n’en était pas encore à 100 000 copies/monde écoulées
ce qui en dit long sur l’état auditif de notre planète).
Duncan Browne est un type qui s’est cherché, qui a
voulu être aviateur militaire comme papa, puis comédien. Et qui aura finalement
l’illumination en entendant Bob Dylan. Il sera dès lors chanteur folk. Un
premier groupe, duo à la Simon et Garfunkel, signé par Oldham qui vient de
laisser tomber le management des Stones et de créer Immediate. Le copain qui se
barre, Oldham qui continue d’y croire et signe Browne en solo, les
retrouvailles avec un type (David Bretton), croisé des années auparavant et qui
se pique d’être poète (Duncan est un autodidacte de la musique, est capable de
jouer plus que bien de la guitare, d’écrire des musiques, mais dès qu’il s’agit
de mettre des textes sur le papier, y’a plus personne). Le vrai faux duo (ils cosignent
tous les titres, mais seul Browne a son nom sur le recto de la pochette) passe
quelques jours en studio pour ce « Give me take you », reçoit (ou
pas, il y a doute) le renfort sur quelques titres de Nicky Hopkins (un des cinquièmes
Beatles et sixièmes Rolling Stones). Browne impressionne même le clavier du
groupe psyché-garage The Nice qui occupe le studio voisin, le martyriseur de
Hammond (au sens propre, il en joue en plantant des couteaux entre les touches
pour faire durer les distorsions) Keith Emerson. Lequel Emerson, lors de la
débandade d’Immediate, proposera à Browne de monter un groupe ensemble, et
devant son refus, ira draguer Lake et Palmer qui malheureusement ne diront pas
non … Après quelques années de silence radio total, Browne reviendra dans un
trio, Metro, qui restera totalement anonyme quelques années avant de
disparaître définitivement des radars vers la fin des seventies. Browne
décèdera d’un cancer au début des années 90 sans jamais avoir fait reparler de
lui …
Le gars aurait mérité mieux, ne dépareillait pas
dans une époque pourtant riche en types qui savaient trousser la mélodie et
pousser la chansonnette. Des douze titres de la version d’origine de ce « Give
me take you », il n’y a finalement que « Gabilan » (guitare
acoustique en roue libre et voix geignarde) de franchement dispensable. Tout le
reste est plaisant, voire plus. Le morceau titre ravira les fans de Donovan et
ceux du « Lady Jane » des Stones, ce qui dans un monde idéal pourrait
faire pas mal de monde. « Dwarf in a tree » un des plus « rock »
(attention on est quand même pas dans le style Gibson – Marshall sur onze),
évoque les splendeurs mélodiques des Zombies et des Kinks de « Village green »,
le Nick Drake des ballades tristes est présent bien souvent (notamment sur « The
ghost walks »), les hippies avec les fleurs dans les cheveux auraient pu
faire de « Chloe in the garden » un hymne campagnard des années peace
& love, et les fans d’Yves Duteil trouveront lui trouveront moins de génie
quand ils auront écouté « I was, you weren’t » que le barde
franchouillard a décalqué jusqu’à plus soif toute sa vie … Et puis il y a le
titre qui aurait pu être le « Ruby Tuesday » des sixties si les
Stones en avaient pas eu l’idée, il s’appelle « On the bombsite », et
là, franchement, on comprend pas pourquoi ça n’a pas un hit international
(enfin si, la faillite d’Immediate, tout çà …). Et ce titre-là, on va pas se
plaindre d’en trouver trois versions supplémentaires dans les bonus (démo,
répète en studio, et single en mono).
« Give me take you » est le disque qu’il faut
avoir pour (accessoirement) épater ses connaissances, et passer un bon moment
peinard à profiter des derniers beaux jours de l’été …