ROBERT WYATT - ROCK BOTTOM (1974)


Le summum ...

« Rock bottom » est un disque qui ne ressemble à rien … de connu. Qui ne s’inspire d’aucune rondelle déjà parue, et auquel personne n’a eu l’outrecuidance de se référer par la suite. Qui n’est pas un obscur disque culte vénéré par quelques relous se la jouant musicologues avertis, ni non plus un de ces best-sellers sonores qui marquent leur temps sans qu’on sache très bien si c’est parce qu’ils sont bons ou parce qu’on les a trop souvent entendus.
« Rock bottom » est un genre à lui tout seul. Indissociable de son auteur Robert Wyatt. Dont le parcours était jusque là assez symptomatique de son époque. Révélé à la fin des sixties avec le prog-jazz-pop-rock-etc-etc- pataphysique de Soft Machine, groupe déjanté vite devenu chiant dès lors que les chevilles de ses membres ont commencé à enfler. Un groupe qui se vautre très vite avec l’insupportable « Third », délire égomaniaque pompeux et pompier, qui ne vaut que par un seul de ses quatre titres, le « Moon in June » du batteur (on y arrive) Robert Wyatt. Le disque suivant (audacieusement nommé « Fourth ») sera pour Wyatt celui de trop, qui laissera le reste de cette pénible  bande de branquignols se vautrer jusqu’à la nuit des temps dans des horreurs jazz-rock. Et même si Wyatt est plutôt un joyeux, il en a gros sur la patate et monte un groupe, Matching Mole (que ceux qui n’ont pas compris la vanne se fassent connaître, ils gagnent un almanach Vermot dédicacé par Bigard et Dubosc), qui donne dans le prog communiste, ce qui fait quand même beaucoup de tares pour qu’on puisse décemment en dire du bien. Et Wyatt écrit des chansons, hésitant à les confier à Matching Mole ou à en faire un disque solo. Le destin va régler le problème. Soir de cuite, chute d’un troisième étage, six mois d’hosto, paraplégique. Le genre de soirée qui te laisse une sacrée gueule de bois …
Robert Wyatt & Alfreda Benge 1974
Et parce qu’il faut bien continuer à vivre, Wyatt va s’accrocher à ses ébauches de chansons, les peaufiner, et en faire un disque en battant le rappel de quelques potes, la plupart issus de la scène prog ou assimilée (Mike Oldfield, Fred Frith, Hugh Hopper, Richard Sinclair, Nick Mason à la production). Sans oublier sa compagne et muse Alfreda Benge, dont une illustration sert de pochette, qui a participé à l’écriture de quelques textes et a inspiré des morceaux (« Alfie », « Alifib »).
Plusieurs choses scotchent d’entrée avec « Rock bottom ». C’est un disque très peu axé sur les structures percussives (Wyatt par la force des choses ne peut plus jouer de la batterie, et on n’en trouve que sur deux titres, due au sessionman Laurie Allan), le format chanson est banni (tous les titres autour de six minutes), les voix (particulièrement celle de Wyatt, si fluette, si particulière, si immédiatement reconnaissable) sont utilisées comme des instruments (des onomatopées, des borborygmes, des chœurs remplacent souvent les textes).
Il y a dans « Rock bottom » une succession de climats oniriques où s’entrechoquent la poésie sonore de Wyatt, mais aussi une certaine tristesse (la vie en fauteuil roulant, c’est pas très marrant). Là où la plupart se seraient étalés dans la déprime et l’introspection cafardeuse, lui s’évade dans la poésie, crée son propre monde, certes pas bigarré et multicolore, mais plutôt dans les tons sépia, à l’image de la pochette.
« Rock bottom » est un disque qui s’écoute d’une traite, les morceaux sont d’ailleurs enchaînés, forment des suites qui forment un tout (les similitudes des titres), tout en gardant une unité et une homogénéité individuelle. « Sea song » fait figure de comptine impossible, la trompette bouchée de Wyatt sonne lugubre et jette des ponts vers le free-jazz (« Little Red Riding … »), ailleurs elle se fait sourde et menaçante (« Alifie »), et il faut attendre le dernier titre (« Little Red Robin … »), le plus « difficile » d’accès pour trouver des choses « connues », des bribes de funeste prog-rock noyées dans une fuite en avant mélangeant musique sérielle, classique, baroque, arrangements de cordes, …
Evidemment, arrivé à ce stade de perfection originale, il ne fallait pas espérer une suite aussi bonne. « Rock bottom » est un jalon indépassable, et même Wyatt ne s’est pas risqué à lui donner une suite. Ce n’est pas pour autant un coup d’éclat sans lendemain, le barbu au regard malicieux de Père Noel égrillard, a tout au long de sa carrière, retrouvé par moments sur disque (sur « Shleep » par exemple) l’état de grâce artistique qui était le sien vers le milieu des seventies …

Du même sur ce blog :
Shleep