Quand il entame le tournage de « Blue
Velvet », David Lynch joue gros … Sa carrière à peu près. Après
l’auteurisant et difficile (pour être gentil) « Eraserhead » et
le bon succès de « Elephant Man », il s’est planté grave avec
l’énorme budget de « Dune », adaptation d’un bouquin culte de
science-fiction que même le bien allumé Jodorowsky avait abandonnée.
Le projet de « Blue
Velvet » lui vient à l’écoute de la chanson homonyme de Bobby Vinton, qui
lui fait imaginer l’essentiel du scénario. Il demande un budget au producteur
De Laurentis, qui lui en accorde le quart, moyennant pour Lynch le final
cut … à condition que le film ne
dépasse pas deux heures (le premier montage durait le double, et les scènes
coupées sont semble t-il perdues à jamais).
Kyle MacLachlan sortira t-il du placard ? |
Cette coupe budgétaire fait revoir à Lynch son casting à
la baisse. Adieu les grands noms dont il rêvait (notamment Helen Mirren pour le
rôle de Dorothy Vallens), il doit se rabattre sur des quasi-débutants, Kyle
MacLachlan, Laura Dern, une Isabella Rossellini au lourd pedigree (fille de
Roberto et d’Ingrid Bergman), et le junkie fraîchement désintoxiqué Dennis
Hopper, plus ou moins blacklisté par les studios hollywoodiens.
Le film est perçu à sa sortie comme un OVNI total,
assez froidement par les médias spécialisés, et démarre assez mal en
salle. C’est l’acharnement de quelques critiques à le défendre qui en fera à la
longue un bon succès populaire.
« Blue Velvet » jette les bases de
l’univers lynchien, toute son esthétique des couleurs qui poursuivent les
personnages (l’appartement de Dorothy est d’un rouge « infernal »,
tout comme le rideau de la scène dans le cabaret où elle chante, et elle est
toujours habillée de bleu marine ou de noir), et l’histoire portée à l’écran
qui oscille entre réel et imaginaire obligeant le spectateur à se demander si
les personnages « vivent » les scènes, ou bien s’ils les rêvent (dans
« Blue Velvet » ça va, tout est « réel », on arrive à
suivre, mais que ceux qui ont tout compris à « Mulholland Drive »
lèvent la main … doucement, pas tous en même temps …).
La trame de « Blue Velvet » est
relativement simple. Un jeune puceau timide et complexé, un brin pervers et
voyeur (Kyle MacLachlan) va découvrir une oreille humaine dans un champ, l’amener
à la police, et parallèlement mener sa propre enquête, aidé par la fille (Laura
Dern) coincée de l’inspecteur chargé du dossier. Au cœur de l’affaire, une
chanteuse ratée de cabaret et mentalement borderline (Isabella Rossellini),
dont l’enfant et le mari semblent détenus par un truand psychopathe, Frank
Booth (Dennis Hopper). Les relations entre les trois personnages centraux
(Hooper et Dern n’ont aucune scène en commun) sont pour le moins assez
étranges, reposant sur leurs déséquilibres psychiques. A la sortie du film
c’est surtout le personnage de Dorothy Vallens qui avait choqué, et Isabella
Rossellini et par ricochet Lynch étaient accusés de donner une image dégradante
et avilissante de la femme. Moi, c’est Dennis Hopper que je trouve fascinant dans
ce film où il livre une performance grandiose de fou furieux dangereux. Chaque
fois qu’il est à l’écran, la tension et l’adrénaline montent, à l’image de la
première scène où il apparaît, conclue par une sorte de viol rituel sur
Rossellini (d’ailleurs également la première de leurs scènes communes tournée
par Lynch, et Rossellini a avoué que comme entrée en matière, cela avait très
difficile pour elle). Hopper avec ses cris, ses injures, ses yeux exorbités,
son masque aérosol (il a remplacé, en bon chimiste des sixties psychédéliques,
l’hélium suggéré par Lynch par un gaz psychotrope, laissant son metteur en
scène médusé par cette « improvisation »), renvoie le Norman Bates de
« Psychose » au rang d’enfant de chœur, et préfigure la composition
d’un Javier Bardem en tueur cinglé intégral dans le fabuleux « No country
for old men » des frères Coen.
Dennis Hopper & Isabella Rossellini |
La patte de Lynch est sur tout le film, le
réalisateur arrive à dépasser une histoire glauque et suffocante par quelques
courtes séquences comiques (le drolatique infarctus du père, les scènes avec la
mère et la tante de MacLachlan, le magasinier aveugle, …), quelques scènes à
l’eau de rose dignes d’une sitcom entre Dern et MacLachlan, une symétrie des
plans bucoliques et idylliques du début et de la fin du film avec les clôtures
fleuries, les rues tranquilles traversées par le camion des pompiers. La
noirceur de l’ensemble du film n’en apparaît dès lors que plus évidente.
Et puis, les films de Lynch se passent aussi au
niveau sonore. Des bruits menaçants, industriels, œuvre d’Alan Splet,
sonorisateur de tous les films de Lynch, rajoutent à la tension des scènes. Et
côté musique, c’est la première collaboration de Lynch et du compositeur
new-yorkais Angelo Badalamenti , qui deviendra son musicien attitré tout
le long de sa filmographie. C’est Badalamenti qui coache Rossellini pour
qu’elle puisse chanter au cabaret (pas de doublage ou de post-synchro), c’est
lui qui a l’idée du « Mysteries of love » de Julee Cruise pour le
slow de MacLachlan et Dern dans la boum étudiante. Mais la plus belle réussite
sera d’aller chercher un vieux classique de Roy Orbison, « In
dreams », et de faire mimer le chant par l’ex enfant-star Dean Stockell,
pour l’occasion un travelo complice de
Frank, maquillé comme une voiture volée, et éclairé par une lampe de chantier
dont il se sert comme d’un micro. Scène d’anthologie …
« Blue Velvet » est un chef-d’œuvre, qui
récoltera l’Oscar du meilleur film en 1987. Un chef-d’œuvre parfois dérangeant,
mais un chef-d’œuvre quand même. La base et la matrice de tout le cinéma de
Lynch, et de son autre masterpiece « Mulholland Drive » en
particulier …