Jeff Beck est un cas à part, tant musicalement qu’humainement. Toujours cité dans la poignée des plus grands guitaristes de tous les temps, un des plus parfaits compromis entre technique, feeling et imagination. Humainement, c’est une tête de lard, un quasi autiste qui ne semble avoir un comportement social acceptable que depuis une dizaine d’années, un caractériel angoissé capable d’imprévisibles sautes d’humeur.
On ne compte plus ses revirements artistiques, qui tiennent autant de l’hésitation maladive que de la recherche de nouveaux horizons sonores. Et ce depuis ses débuts. Parti des Yardbirds sur un coup de tête, suffisamment traumatisé par les premiers concerts londoniens d’Hendrix pour avoir songé arrêter la musique, il va revenir sur le devant de la scène avec un groupe, le Jeff Beck Group, dont l’intitulé seul montre qu’il en est le leader irascible. Une comète qui se désintègrera après quelques mois et deux disques qui ont marqué les esprits de l’époque.
Il faut dire que le gaillard a su s’entourer, recrutant Rod Stewart, co-chanteur des éphémères et oubliés Steampacket, Ron Wood, guitariste du groupe garage les Birds embauché à la basse (on ne fait pas d’ombre à Jeff Beck à la guitare), le pianiste de studio réputé Nicky Hopkins (remplaçant John Paul Jones présent sur le premier disque mais parti gagner sa vie avec Led Zeppelin), et le batteur de séances Tony Newman. Du costaud. Du lourd, même pourrait-on dire.
Parce qu’après un premier album (« Truth ») de facture plus « classique », mais qui ne souffre en aucun cas de la comparaison avec des choses comme « Beggar’s banquet », c’est dire son niveau, Jeff Beck va pousser le curseur vers des territoires encore plus sauvages, encore plus violents. Participant à la fuite en avant qui amènera à la naissance du hard-rock ou du heavy metal.
« Beck-Ola » place la barre plus haut que Led Zeppelin, le Jeff Beck Group est plus bouillonnant, plus crade. Les Américains au pied lourd sur la pédale fuzz (Blue Cheer, Vanilla Fudge, Iron Butterfly), n’ayant à proposer que du « gros son » sont renvoyés à leurs études. « Beck-Ola » n’est pas un disque pour guitaristes. Ou pas seulement. Il n’y a pas ici de démonstration, la technique assez insensée de Beck n’est là que pour sublimer les titres. En gros, ceux qui cherchent des solos de dix minutes avec douze milliards de notes à la seconde peuvent changer de crémerie et se payer l’intégrale de Ten Years After.
Ici, it’s only rock’n’roll … avec deux titres popularisés par Elvis (« All shook up », « Jailhouse rock ») défenestrés avec une énergie rare, avec mention particulière au second, totalement transfiguré. Toujours rayon strict rock’n’roll un « Spanish boots » avec un « extraordinaire » (c’est Beck lui-même qui l’écrit sur les notes de pochette du 33T original) Rod Stewart au chant, parce que celui-là, avant qu’il se demande si on le trouvait sexy ou si les blondes étaient plus marrantes, était un immense chanteur, une des plus belles voix « noires » jamais sorties du gosier d’un visage pâle… Chose assez rare dans sa carrière, Jeff Beck laisse même Nicky Hopkins prendre les choses en main sur un instrumental écrit par le pianiste, El Becko se contentant juste d’incendier le titre de quelques éclairs guitaristiques dévastateurs. Rien cependant à côté de la nucléaire jam finale, l’autre instrumental « Rice pudding », parti sur une classique base boogie, et emmené vers … un shunt brutal après sept minutes et vingt-deux secondes de folie furieuse. Rajoutez un boogie-blues de plomb (« Hangman’s knee »), un titre débuté tranquillement rythm’n’blues (« Plynth ») et qui après une multitude de syncopes rythmiques, breaks en tous genres, zigzags ahurissants de guitare, délivre finalement un orage zeppelinien d’une rare intensité …
Empaqueté dans une toile de Magritte, ce « Beck-Ola » impressionnera fortement son monde, les programmateurs de Woodstock contactent le groupe, l’avenir s’annonce radieux …
Une énième saute d’humeur de Beck, et adieu veaux, vaches, cochons, le groupe explose …
Reste deux disques, parmi les meilleurs d’une époque peu avare en disques marquants, et pour moi les deux meilleurs de Jeff Beck.
Du même, une purge jazz-rock :
Wired