ROLAND JOFFE - LA DECHIRURE (1984)

 

La petite histoire dans la grande ...

Comment rafler trois Oscars avec un film réalisé et scénarisé par deux inconnus, avec un casting d’inconnus, voire d’acteurs amateurs ? Ben, dans le cas de « La déchirure », prendre comme point de départ des faits réels et s’y tenir (plus ou moins, on y reviendra).

Et puis, autre chose. Faut quelqu’un pour croire à un projet. Dans le cas de « La déchirure » (« The killing fields » en V.O., ce qui est nettement plus raccord avec l’histoire), celui qui va tenir l’affaire à bout de bras, il s’appelle David Puttnam. Un producteur anglais qui enchaîne les succès au box-office (« Bugsy Malone », « Les duellistes », « Midnight express », « Les chariots de feu », « Local hero », …). Il a vaguement entendu parler d’un certain Sydney Schanberg, qui obtenu le prestigieux Prix Pulitzer en 1976 pour ses reportages sur le Cambodge lors de l’arrivée au pouvoir des khmers rouges. Trois ans plus tard, un entrefilet dans la presse annonçant que Schanberg a retrouvé son guide (aujourd’hui on appelle ça un fixeur) cambodgien lors de cette période, avec tout l’aspect mélodramatique qui accompagne les retrouvailles entre le journaliste et celui que l’on croyait mort, donne à Puttnam l’idée de faire un film sur cette histoire.

Ngor, Waterston & Joffé

Il faudra cinq ans pour que son projet de film se matérialise. Mais Puttnam est obstiné. Et quand un type de ce calibre passe un coup de fil, on répond et on écoute. Il lui faut un scénariste, un réalisateur et des acteurs. Sauf que les stars contactées taperont en touche. Sujet trop d’actualité, trop brûlant, et surtout passé sous silence dans les pays occidentaux. Pour le scénario, il se rabattra sur un inconnu, qui écrit pour des séries Tv anglaises, Bruce Robinson. Qui sent qu’il a là la chance de sa vie, bosse comme un forcené (se rend à Bangkok et à proximité de la frontière cambodgienne, rencontre Schanberg et son guide Dith Pran, …) et pond trois cents pages. Côté réalisation, Puttnam contacte Costa-Gavras, Louis Malle, Jacques Demy (?), et discute même le coup avec Kubrick. Refus poli. Il va alors recruter un réalisateur dont les parents sont français, et qui grouillote lui aussi dans les séries Tv, le parfait inconnu Roland Joffé. Lequel est sommé de s’inspirer de trois films : « La bataille d’Alger », « Apocalypse now » et « Rome ville ouverte ».

Pour les acteurs, refus poli de Puttnam pour le rôle de Schanberg des propositions de Warner, qui avait signé pour la distribution du film et avait sous le coude des gens comme Dustin Hoffman ou Roy Schreider. Puttnam imposera un autre inconnu, Sam Waterston (à son actif un petit second rôle dans « La porte du Paradis »), surtout pour une similitude physique avec Schanberg. Deux autres inconnus du grand public, Julian Sands et John Malkovich, complèteront les rôles des journalistes américains. Pour Dith Pran, des centaines d’acteurs le plus souvent amateurs sont testés, et Puttnam arrête son choix sur Haing S Ngor, toubib à Los Angeles, et qui a fui lui aussi le régime khmer (il gagnera l’Oscar du second rôle). Le tournage se fera en Thaïlande. La préparation du film aura duré cinq ans.

Sainds & Malkovich

Un budget conséquent pour l’époque est amené par Puttnam, un flot d’images est enregistré, avec selon Joffé de quoi faire six films différents sur cette histoire. La version choisie, d’une duré initiale de quatre heures, sera réduite quasiment de moitié au montage.

C’est pour cela que le début du film fait intervenir une voix off, qui présente « l’environnement ». Parce que quelques rappels historiques s’imposent. Les Américains viennent de se faire salement secouer au Vietnam, sont à l’intérieur en plein Watergate, et de ce fait la révolution communiste essaie de s’étendre aux pays voisins. Principale cible, le Cambodge, où un gouvernement corrompu et mal aimé tente de survivre. Soutenu mollement par quelques soldats américains qui y disposent de bases militaires. Les khmers progressent, armée de bric et de broc recrutée dans les campagnes (beaucoup de femmes et des enfants, certains pas plus hauts que leur kalachnikov). Quand la capitale Pnom Penh est menacée, les Américains décident d’intervenir, et envoient un de leurs gros bombardiers déverser des tonnes de projectiles sur un village censé être le QG des khmers. Pas de bol, l’avion se trompe de cible, et bombarde un autre patelin (Neak Loeung). Officiellement, des dizaines d’américains tués et de centaines de civils cambodgiens.

Cet évènement est le début du film. Devant les atermoiements de l’état-major US, Schanberg et Dith Pran décident de s’y rendre en soudoyant des militaires cambodgiens. Ils vont voir les résultats du carnage, et une fois rejoints par d’autres journalistes finalement amenés par l’armée américaine, se retrouver en première ligne face à la progression des khmers rouges. De retour à Pnom Penh déjà infiltrée par les khmers (attentats), les trois journalistes et Dith Pran sont témoins de la débandade du régime officiel. L’ambassade américaine est évacuée, y compris la femme et les enfants de Dith Pran. Lui et les journalistes restent, assistent à la chute de la capitale, et se réfugient à l’ambassade de France, dernière ambassade occidentale en poste, avec des civils cambodgiens proches du régime déchu. Sauf qu’ambassade ou pas, quand t’es encerclé, faut dealer. Les khmers laisseront sortir tous les ressortissants étrangers, par contre les Cambodgiens devront se rendre. Les journaleux essayent bien dans des conditions précaires de bidouiller un faux passeport à Dith Pran, ça foire, eux peuvent partir et lui est obligé de se rendre aux khmers rouges. C’est la première partie du film.


La seconde verra Dith Pran « réinséré » dans les camps de travail (ou de concentration, au choix), se faire passer pour un paysan inculte (le régime khmer élimine tous les « intellectuels » et il en faut pas beaucoup pour passer pour un intellectuel), tenter de s’échapper à travers les « killing fields », ces charniers à ciel ouvert où sont entassés les cadavres des « opposants » (trois millions de morts sur sept millions d’habitants du Cambodge pendant la « révolution »), se faire reprendre, gagner la confiance d’un petit chef khmer, qui sentant l’épuration du Parti arriver, lui confie son gosse, quelques dollars, et un plan sommaire de la région pour l’aider à gagner la frontière thaïlandaise. L’épilogue verra les retrouvailles quatre ans après leur séparation de Schanberg et Dith Pran.

Comme Joffé l’avait filmé, on peut faire beaucoup de choses avec un tel scénario et quelques moyens.

Le bilan est globalement positif, comme ils disaient en ces temps-là. Sont bien rendus le capharnaüm total dans les milieux occidentaux, les ambassades notamment, des scènes de bataille réalistes (matériel loué à l’armée thaïlandaise, ça tombe bien, c’est du matériel US, aide – a minima - d’instructeurs militaires américains pour les combats). Scènes impressionnantes (beaucoup de figurants) de l’exode des habitants de Pnom Penh qui vont se faire « rééduquer » dans les campagnes. Visions de chantiers pharaoniques (et sans aucun sens) des camps de travail, dans des carrières d’argile ou des rizières, entassement de milliers de faux cadavres dans les killing fields. Une évasion vers la Thaïlande où il faut traverser des villages pulvérisés par la guerre civile et inhabités, échapper aux patrouilles khmères, éviter de se faire sauter sur une mine (tous les fuyards ne s’en sortiront pas), … Chaos total chez les « révolutionnaires » où une gamine d’une quinzaine d’années a droit de vie et de mort sur les centaines de « rééduqués » du camp, purges « idéologiques » à tous les niveaux chez les khmers, séances de lavage de cerveau sur des gamins tout juste en âge de marcher, …

Les killing fields

Une séquence extraordinaire, lorsque les journalistes et Dith Pran se font capturer par une escouade khmère. Les occidentaux se retrouvent avec le canon des flingues sur la tempe, pendant que Dith Pran, mains jointes, essaye de négocier leur survie avec celui qui est leur chef. Cette discussion (quelques autres aussi plus tard) n’est pas traduite ou sous-titrée, on comprend rien et on sait pas ce qui va se passer. C’est fait exprès, y’a pas un bug technique, Joffé a voulu mettre le spectateur en « situation », à la place des journalistes, qui ne savent pas s’ils vont se faire dégommer ou être relâchés.

Quelques couacs aussi. Cette histoire d’amitié et de reconnaissance éternelle est quelque peu enjolivée. Schanberg n’avait guère d’estime pour Dith Pran, le traitait plutôt dans la vraie vie comme du poisson pourri, jusqu’à ce que le cambodgien lui sauve la vie. Une scène aussi, guère convaincante, n’a jamais eu lieu. Celle où Malkovich, vient, sorte de conscience à la Jimini Cricket, faire la morale à Schanberg le jour où celui-ci reçoit le Prix Pulitzer. Le plus gros foirage est la scène des retrouvailles, pathos larmoyant totalement surfait avec en fond sonore (what else ?) le « Imagine » de Lennon (alors que les reste de la bande musicale est plutôt bon, signée en grande partie par Mike Oldfield).

Malgré ces quelques réserves, « La déchirure » (quel titre imbécile en français !), est un grand et bon film, avec en toile de fond le terrible régime de Pol Pot, peu utilisé par le cinéma …


1 commentaire:

  1. Je crois bien que je ne l'ai jamais revu depuis sa sortie, un succès énorme, on ne parlait que de ça. Ce qui me reste, c'est les cimetières à ciel ouvert, les montagnes de crânes dans les rizières, et effectivement les effusions des retrouvailles.

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