1000 chroniques parues sur ce blog. Allez, il est temps de
faire un bilan. De donner un avis ferme, définitif et incontestable sur les
pièces maîtresses évoquées. Parmi les disques et les films évalués, quels sont
les dix meilleurs, ceux à amener sur la proverbiale île déserte ? Lester
livre son classement.
Et manière de maintenir mes milliards de lecteurs en
haleine, on va feuilletonner cette remise des prix.
Bonus– Ils auraient mérité de figurer dans le Top 10. (Par
ordre alphabétique)
Le meilleur film de Bardot, le meilleur film de Godard, pour une plongée essentielle sur une définition de l’art observée dans le prisme d’un couple qui se déchire.
La plus fantastique voix ayant jamais chanté du rock, par le plus transgressif de ses pionniers. S’il ne devait en rester qu’un de fou furieux, ce serait Little Richard.
Le seul groupe au monde à mettre le silence en musique à travers des breaks, des changements de rythme, de tempo, passant en quelques mesures du murmure à l’ultraviolence.
Progression fulgurante de quatre énervés qui ont commencé en faisant un doigt d’honneur au rock à papa, avant de sortir quelques mois plus tard un de ses plus grands classiques.
Quand des accompagnateurs (certes de Dylan, mais des accompagnateurs quand même) à l’apparence rustique, nostalgiques de sons passés de mode, jettent les bases de la musique américaine des décennies suivantes.
Quand on pense au rock, on a forcément l’image d’un type qui joue de la guitare. Et s’il ne doit en rester qu’un c’est obligatoirement Jimi Hendrix et son double 33T extraterrestre …
Les Stones au début des 70’s sont quelque part, là, tout
en haut. Parce que leurs amis rivaux des Beatles ont décidé que les egos ne
sauraient s’accommoder de ratiocinations collectives, et ont laissé libre le
titre de « plus grand groupe pop-rock-machin-truc … du monde ». Mais
les Stones n’ont pas gravi l’Olympe sans quelques dégâts, leur lutin blond
fondateur a fini au fond d’une piscine, et ce qui devait être leur consécration
américaine (un festival organisé par eux, pour eux et autour d’eux) à Altamont
a été un fiasco meurtrier. Et puis leur manager, l’escroc Allen Klein est parti
avec la caisse, les droits d’auteurs et les royalties qui vont avec de leur
catalogue des années soixante.
Jagger, Jimmy Miller, Richards & Watts
Et même si « Sticky fingers » fait partie de
leur bloc discographique majeur qui va de « Beggars banquet » à
« Exile on Main St », il marque un tournant. Economiquement, les
Stones se prennent en main. Ils créent leur label, Rolling Stones Records, avec
son célébrissime logo à la langue rouge. Musicalement, ils intègrent tout à
fait officiellement Mick Taylor qui devient le cinquième Stones. Ce qui
n’empêche pas tous les autres cinquièmes Stones (Ian Stewart, Bobby Keys, Nicky
Hopkins, Jim Dickinson, Billy Preston, Jim Price, voire Jack Nitzche et Ry
Cooder) d’être présents sur le disque. La même ribambelle d’ingés-son (Jimmy
Johnson, Andy Johns, Chris Kimsey, Glyn Johns, ...) est toujours là, sous la
supervision de Jimmy Miller à la production (et occasionnellement aux
percussions).
La pochette de « Sticky fingers » est une des
plus iconiques du rock. Signée Andy Warhol, gros plan pelvien avec vraie
braguette sur les vinyles originaux (ce qui avait le désavantage de ruiner le
dos du disque suivant dans l’étagère, qui si l’on était bien ordonné dans son
rangement, était celle de « Exile … »). La braguette s’ouvrait
laissant apparaître ce qu’on trouve derrière un jean, des jambes forcément et
éventuellement un slip (ici, dans un coton très fin sixties – début seventies).
Qui était le modèle ? On n’en sait officiellement rien mais Joe
d’Allesandro (la connexion Warhol – Factory) a prétendu que c’était lui.
Le son et la direction musicale générale de « Sticky
fingers » marquent aussi un tournant. Même si la patte de Jimmy Miller (ce
brouhaha sonore qui donne l’impression que toutes les pistes se parasitent
mutuellement et qui rend inefficace toutes les remasterisations possibles) est
toujours là, le disque est au moment de sa parution le plus américain du
groupe. On est dans le basique, dans une version « améliorée » de
leurs premiers disques constitués de reprises. Finis les fanfreluches des
arrangements de Brian Jones, les titres pop ou psyché ayant culminé avec
respectivement « Aftermath » et « Satanic Majesties »,
remisés au placard les systématiques boogies en open tuning de Keith Richards
dont est (trop) rempli leur live « Get yer ya-ya’s out », on se
réoriente vers le blues, le rhythm’n’blues et la soul, souvent soulignés par
des cuivres.
En ouverture de « Sticky Fingers », un des
trois (cinq ? dix ?) titres essentiels des Stones, « Brown
sugar ». Naturellement signé Jagger – Richards, mais en fait
totalement écrit par Mick Jagger (fait très rare, sinon unique dans toute leur
discographie). Un riff d’anthologie, suramplifié par le sax de Bobby Keys, et
une merveille d’ambiguïté des paroles, peu consensuelles quelque soit l’angle
sous lequel on les envisage (brown sugar, c’est une jeune beauté noire à la
peau douce qui bosse dans une maison de passe, ou le surnom d’une certaine
forme d’héroïne en argot américain).
« Sway » qui suit c’est la ballade virile,
voire violente, qui vu son intro donne l’impression d’avoir été enregistrée
live en studio (mais même si tel était le cas, le titre a été overdubbé par la
suite). C’est l’occasion d’entendre aussi le premier solo sur le disque de Mick
Taylor.
« Wild horses » est une autre ballade, dans le
registre country-soul (les racines américaines du disque). Un des meilleurs
morceaux du disque, avec un Jagger qui force dans les aigus, et se met en
danger vocalement. A noter que c’est sur « Sticky … » et « Exile
… » qu’il trouvera et définira son registre vocal, que depuis plus de
cinquante ans il s’attache à reproduire, certaines fois de façon quasi
caricaturale …
La pièce de bravoure du disque, c’est « Can’t
you hear me knocking », pièce de bravoure et par sa longueur (plus de sept
minutes, un des quatre ou cinq titres studio les plus longs des Stones), et par
son final épique. Introduit par un des riffs les plus sauvages de Richards tout
en saturation, mélange de plein d’influences sonores (rock, rhythm’n’blues,
soul, gospel, …), et les deux derniers tiers du titre amenés par un fouillis
percussif (Jimmy Miller), donnent lieu façon jam à un solo furieux de sax de Bobby
Keys (soutenu par Jagger à l’harmonica), avant une démonstration virtuose de
Mick Taylor qui signe là sa meilleure partie de guitare stonienne. Titre
essentiel, archétype du « son » seventies des Stones, et évidemment
une fois Taylor parti, peu ou pas joué en live, car sans faire injure à Keith
ou Ronnie, ils ont pas le niveau pour entreprendre ce genre de solo …
La face vinyle se conclut par « You gotta
move », antique blues des années 40 de (Mississippi) Fred McDowell et
moultes fois repris depuis. Les Stones en livrent une version avec une approche
sonore très voisine du traitement appliqué au « Love in vain » de
Robert Johnson sur « Let it bleed ».
« Bitch » est un boogie « sérieux »,
violent, sans fioritures, aux riffs de guitare doublés par les cuivres (Bobby
Keys et Jim Price). Pas le titre le plus imaginatif de leur carrière, mais le
but n’était pas de faire preuve d’audace musicale, juste de montrer qui étaient
les boss … et à ce jeu-là (les Stones qui font du Stones), ils n’ont forcément
pas d’équivalents.
Et je maintiens cette théorie que les Stones de 71 font
du Stones de la première moitié des années 60 - en mieux - à l’écoute de
« I got the blues » qui semble un lointain cousin de « Heart of
stone », un des premiers titres composés par Jagger et Richards, sur
l’édition anglaise de « Out of our heads » en 1965.
« Sister Morphine », c’est avec « Brown sugar
», l’autre titre de légende de la rondelle. Un peu la ballade des soins
palliatifs, puisqu’elle évoque les appels désespérés du malade souffrant à son
infirmière pour qu’elle lui injecte un peu de morphine pour soulager ses
douleurs. Le titre avait été enregistré par Marianne Faithfull deux ans plus
tôt en face B d’un de ses singles resté à peu près anonyme, et co-écrit avec
Mick Jagger (elle les paroles, lui la musique). L’amour rendant souvent con,
elle l’avait laissé paraître sous la signature Jagger-Richards. Ici il est
repris par les Stones plus les accompagnateurs de la version originale, Ry
Cooder à la slide magique et Jack Nitzche au piano. Ce titre est un classique
absolu des Stones, mais ils le traîneront comme un boulet pour avoir spolié
lors de la sortie de « Sticky fingers » Marianne Faithfull de ses
droits d’auteur. Il faudra attendre de longues années pour que Lady Marianne
apparaisse sur les crédits lors des innombrables rééditions du disque (à ce jour,
le site de référence Discogs en recense la bagatelle de 587 versions).
« Dead flowers » est un intéressant patchwork
sonore où se mêlent passé et futur des Stones. Le titre est un country rock
assez classique (un genre musical plus américain tu peux pas), une orientation
qui sous l’influence du nouveau pote de biture et de défonce de Keith, un
certain Gram Parsons, sera au cœur des inspirations sonores qui aboutiront à la
création de « Exile … ». Les traces de leur passé se trouvent dans le
refrain très mélodique du titre, qui renvoie à leur période pop-chansons circa
66-67 (« Ruby Tuesday », « Out of time », « Under my
thumb », …).
Le disque s’achève avec « Moonlight mile ». Et
on peut pas dire que tout est bien qui finit bien parce que ce titre est à mon
sens la sortie de route de la rondelle. Pas qu’il soit foncièrement mauvais,
mais cette sorte de mantra avec arrangements de cordes rompt avec l’unité
sonore de ce qui précède et renvoie à une période (celle de « Satanic
Majesties Request ») qui n’est, doux euphémisme, pas la plus célébrée du
groupe.
Avec « Sticky fingers », les Stones vont
obtenir leur plus gros succès commercial depuis leurs débuts et confirmer leur
position de rock band number one in the world. Effet domino, maintenant qu’ils
gèrent en direct la partie financière de leur carrière, le fisc anglais va leur
tomber dessus et leur réclamer des sommes faramineuses au titre de l’impôt. Ils
choisiront l’exil fiscal pour échapper aux percepteurs, et se réfugieront dans
le sud de la France pour enregistrer « Exile on Main Street », le
successeur de « Sticky fingers » … Mais c’est une autre histoire …
Il y a une anecdote fameuse sur
le film qui résume bien le résultat final. Brainstorming entre Hawks et les
scénaristes (dont William Faulkner, futur Prix Nobel de littérature, ce qui
prouve qu’il savait écrire, et on peut supposer qu’il savait aussi lire) sur un
personnage secondaire. Que devient-il dans l’histoire, il a disparu du
scénario ? Est-il mort (et si oui qui l’a tué), s’est-il suicidé (et si
oui pourquoi). Toute la bande sèche et en désespoir de cause, décide de
téléphoner à Raymond Chandler, l’auteur du roman éponyme adapté. Qui après
moultes hésitations et réponses invraisemblables, finit par avouer qu’il en
sait foutre rien de ce qu’est devenu ce type, il l’a « oublié » dans
le roman, au profit d’autres développements et intrigues …
Bacall, Bogard, ?, & Hawks
Autrement dit, si vous avez
tout compris à « Mulholland Drive » ou si le « Le faucon
maltais » (avec Bogart dans le rôle principal) n’a aucun secret pour vous,
tentez de suivre les intrigues de « The big sleep » (« Le grand
sommeil » en V.O.). Bon courage …
La première demi-heure, ça va,
on y arrive. Le quart d’heure suivant, on se gratte l’occiput en se demandant
mais ‘tain qui sont ces gens, qu’est-ce qu’ils foutent, et quel est le rapport avec
l’histoire initiale ? Au bout de trois-quarts d’heure (peu ou prou à la
moitié du film), on lâche l’affaire, on compte les morts, les clopes fumées par
Bogart, les pelles roulées à Bacall, en attendant que « The end »
s’affiche à l’écran …
Il n’empêche, « Le grand
sommeil » est un film qu’on peut voir et revoir. Parce qu’il y a un rythme
effréné, un feu d’artifices de répliques, plein de vamps qui allument Bogart,
et plein de petits et de grands truands qui veulent l’occire. Parce qu’il
réunit le couple à la ville Bogart-Bacall, et parce qu’il y a Howard Hawks à la
mise en scène.
Hawks, c’est le man next door,
le type à qui tu foutrais pas un coup de pompe quand tu le vois et l’entends et
qui a signé des chefs-d’œuvre d’un éclectisme qui laisse pantois (des polars,
des comédies avec Cary Grant un de ses acteurs fétiches, des films noirs, des
westerns, …).
Parenthèse : il y a une
édition Dvd du « Grand sommeil » dite collector, avec un Dvd de bonus
comprenant quasiment une heure d’interview de Hawks en 1973 où il revient sur
ses films, les acteurs qui l’ont accompagné, sa méthode de travail. Et une
biographie d’une heure et demie de Bogart par Lauren Bacall (et quelques autres
qui l’ont bien connu) tout à fait passionnante. Et comme personne a rien compris
au film et se débarrasse du Dvd, cette édition est facile à trouver pour le
prix d’une bière pression, et vaut largement l’acquisition …
Hawks, c’est la théorie du
remplissage maximum. Pas de temps morts, toujours du mouvement, de l’action,
des dialogues à vitesse supersonique, de l’humour, de la romance, et la
recherche perpétuelle de l’attitude ou de la réplique qui vont marquer la scène.
Et plus que tout, c’est lui qui le dit, l’indépendance (il n’a jamais été sous
contrat avec une major, il n’en a toujours fait qu’à sa tête, ce qui explique
son éclectisme, mais aussi le fait que « Le grand sommeil » ait été
amputé de plusieurs scènes et personnages, un couple homo, une histoire de
photos porno, le tout semble t-il disparu à jamais, autant d’éléments supprimés
qui faciliteraient – ou pas – la compréhension de l’ensemble ).
Pour « Le grand
sommeil », il a son histoire (le bouquin de Chandler, l’adaptation de son
pote Faulkner (et de deux autres co-scénaristes), et sa star, Humphrey Bogart.
Qui n’était pas son premier choix, mais surtout pas un mauvais choix. Bogey est
le détective Philip Marlowe, chargé d’une affaire par un vieux général
invalide, qui veut faire cesser un chantage sur sa fille cadette, une allumeuse
décérébrée. Marlowe s’occupera de cette affaire, mais aussi d’autres qui
concernent la sœur aînée, jouée par Lauren Bacall.
Bogart – Bacall, c’est un des
couples (à la ville et à la scène, ils se marieront trois ans plus tard) les
plus mythiques du cinéma. Lui, costaud, le regard noir, clope au bec et verre à
la main, qui s’éternise pas en discussions, balance une mandale ou sort un
flingue. Elle, vingt cinq ans de moins, longiligne au regard de velours et aux
répliques cinglantes. Cherchez une image de Bacall sur le web, vous obtiendrez
tout en haut de la liste celle où elle est avec son ensemble pied-de-poule noir
et blanc, tirée du « Grand sommeil ». En fait, si ce couple est
devenu mythique, c’est pas parce qu’ils ont beaucoup tourné ensemble (seulement
quatre films, « Le port de l’angoisse », « Le grand
sommeil », « Key Largo » et l’oubliable « Les passagers de
la nuit »), c’est plutôt à cause de l’alchimie qui se mettait en place
devant la caméra, surtout comme ici où ils jouent des personnages totalement
dissemblables. C’est cette opposition contrastée qui donne toute sa saveur au
film, et Bogart, souvent monolithique dans ses rôles, n’est vraiment excellent
que dans ces situations (comme avec Ingrid Bergmann dans
« Casablanca » ou Katherine Hepburn dans « African
Queen »).
Devinez qui va mourir à la fin de la scène et pourquoi ...
Hawks, en gentleman, ne dit pas
s’il connaissait leur liaison préalable, mais a surtout choisi Bacall parce
qu’elle était sous contrat exclusif avec lui (s’il ne voulait signer avec
personne, il ne rechignait pas à proposer des contrats que l’on peut supposer
léonins aux jeunes acteurs et actrices qu’il repérait). Le reste du casting
importe peu, et on voit dans le jeu des seconds rôles toutes les lacunes d’un
scénario auquel ils n’ont rien compris (celui qui est au centre de la scène y
va à fond, c’est son moment de gloire, les autres ont l’impression de se
demander ce qu’ils foutent là).
« Le grand sommeil »
(personne ayant participé à cette aventure n’est capable de dire ce que
signifie le titre par rapport à ce que l’on voit à l’écran) tout
incompréhensible qu’il soit, accumule tous les éléments (le détective, la femme
fatale, le fric, les truands, les affaires familiales, les intrigues
compliquées, les rebondissements, …) qui définissent le film noir.
C’est pour cela qu’il a une
belle réputation. Justifiée par la mise en scène de Hawks, et le beau numéro d’acteurs
de Bogart et Bacall. Pour le reste, l’intrigue palpitante qu’on se plaît à
suivre, vaut mieux aller voir ailleurs …