Demain dès l'aube ...
Ce film est répertorié sous plusieurs titres. Aux
USA et parfois en français c’est « The 25th Hour » (« La 25ème
Heure » pour ceux qui avaient pris estonien en première langue), mais si
on veut pinailler son titre original c’est « Spike Lee’s 25th Hour ».
En fait, « 24 Heures avant la nuit » (ça, faut avouer que c’est un titre qui claque et intrigue à la fois), c’est le titre du bouquin qui a été adapté. Le type qui vient de publier « 24 Heures … » (mais pas trouvé le titre, c’est son éditeur qui le lui a suggéré) est un jeune trentenaire inconnu du nom de David Benioff. Qui restera pas trentenaire et encore moins inconnu puisque c’est lui le showrunner (adaptation et production) derrière la série événement de ce premier quart de siècle, « Game of Thrones ».
Norton, Hoffman & Lee |
Son bouquin est typiquement newyorkais, toute
l’action s’y déroule (hormis le final du film on y reviendra), tous les
personnages sont viscéralement attachés à cette ville, que pour la plupart ils
n’ont jamais quittée. « 24 Heures … » raconte la dernière journée de
liberté de Monty Brogan qui doit le lendemain se présenter dans la prison
d’Etat d’Otisville pour y purger une peine de sept ans (vente, recel et
détention de drogues et du pognon qui va avec).
Premier intéressé par l’adaptation au cinéma, Tobey Maguire qui souhaite produire et tenir le rôle principal. Sa participation dans le rôle titre de la franchise Spider-Man l’empêchera de jouer dans le film mais il restera coproducteur. Se pointe alors Spike Lee qui a lu le bouquin. Il lui a plu, et il se doit de faire avancer le projet (selon lui, seul un réalisateur newyorkais peut réaliser, c’est pas le style de Woody Allen, Scorsese est occupé ailleurs, c’est donc à lui de s’y coller). Tours de table infructueux, Lee met un peu de pognon, cherche des distributeurs et trouve un improbable partenariat avec Disney, avec qui il faudra discutailler parce que « 24 Heures … » a peu à voir avec les histoires de Mickey … Et Lee et les acteurs principaux le confirment, ils ont joué pour pas grand-chose (soi-disant 10% de leurs cachets habituels).
Brian Cox & Edward Norton |
Avec Spike Lee derrière la caméra, on a affaire à un
réalisateur « clivant ». Une bonne part de sa filmo est plus ou moins
« communautariste » (tous ses premiers, de « Nola
Darling … » à « Malcolm X », et quelques-uns ensuite),
l’homme est adepte de déclarations parfois « embarrassantes », et ses
clashs avec notamment Tarantino et Eastwood ont secoué le petit monde du 7ème
art hollywoodien. Avec « 24 Heures … » Spike Lee va s’attacher à un
nouveau genre qu’il développera par la suite, le polar (« Inside Man »,
« BlacKkKlansman », …). Quoiqu’on pense du type Spike Lee (je suis
pas très fan), il faut reconnaître qu’il sait faire des films. Et qu’il a une
« patte », ces tics qui l’identifient immédiatement. Ici, ce sont les
faux raccords (genre le Godard de « Pierrot le Fou ») quand les
protagonistes se donnent l’accolade (embrassades doublées avec prise de vue
différente, ça dure un quart de seconde, c’est pas une erreur de montage), et
les travelling « immobiles » (l’acteur statique et la caméra sur les
rails, c’est le second plan qui bouge et s’éloigne).
Autant le dire, « 24 Heures … » est un des meilleurs Spike Lee. D’abord, parce que contrairement à ce que pourrait laisser penser le titre, tout se passe pas dans une journée et une nuit. Il y a beaucoup de personnages principaux (le dealer, sa copine, son paternel, son principal intermédiaire, ses deux amis d’enfance, une lycéenne) et donc nécessité de quelques flashbacks pour comprendre tout ce qui va se passer dans ces fameuses 24 heures. On est dans la tragédie, souvent cornélienne, mais pas strictement dans la règle des trois unités.
Norton & Dawson |
Le personnage principal, c’est Mont(gomer)y Brogan,
interprété par Edward Norton qui trouve là un rôle « fort », à
l’image de ceux qui l’ont révélé dans « American History X » et
« Fight Club ». Monty est un dealer « chic », bien sapé,
bel appart, jolie meuf (une Portoricaine d’origine, Naturelle Riviera jouée par
Rosario Dawson). Son meilleur pote dans ce business est un massif Ukrainien,
Kostya (le monumental Tony Siragusa, ancien lutteur et joueur pro de foot
américain, presque deux mètres et 0,15 tonne). C’est eux que l’on voit dans la
première scène du film, récupérer à l’initiative de Monty un chien bâtard
tabassé et abandonné au bord d’une rue, quelques mois (années ?) avant les
fameuses « 24 Heures … ». Le clébard, qu’on voit parfois avec Brogan
sur l’affiche du film est de plusieurs scènes, mais n’apporte rien à
l’histoire. Il est là pour souligner le côté humain de son nouveau maître. Qui
certes n'est pas dans les clous vis-à-vis de la loi, mais qui passe pas les
« limites ». Il a pas de flingue, c’est pas un violent, il est un
jeune mec smart qui « dépanne ».
Il est resté pote avec ses deux copains de lycée voire d’avant, Frank (Barry Pepper), beau gosse trader plein aux as, et Jacob (Philip Seymour Hoffman) prof dans le lycée qu’ils ont fréquenté, a des relations assez conflictuelles avec son père veuf (Brian Cox), ancien alcoolique repenti et tenancier de bar. Pour sa dernière journée (et nuit) de liberté, Monty entend renouer avec son père et souhaite que ses deux vieux potes l’accompagnent avec sa copine dans un bar chic et ensuite dans une boîte tenue par ses fournisseurs de dope (des Russes forcément mafieux) qui lui ont préparé une belle soirée …
Pepper, Hoffman & Norton |
C’est pas avec ça qu’on tient plus de deux heures à
l’écran. L’intrigue principale (l’angoisse de la taule, sept ans pour la
première fois, ça travaille l’esprit et va forcément jouer sur sa relation avec
ses proches), accessoirement le pourquoi de la taule (découvrira t-il qui l’a
balancé, parce que les flics chez lui sont allés droit au canapé où étaient
planqués les billets et la dope).
Ce qui rajoute de l’intérêt à ce film, ce sont les
longues discussions entre les protagonistes (Frank et Jacob se donnent
rendez-vous chez Frank, ils vont manger un morceau dans un restau asiatique,
ils attendent avec Naturelle au bar l’arrivée de Monty, puis vont à la soirée
en boîte). Norton est très bon, dans le type au bord de l’abîme. Pepper aussi,
dans le rôle du beau gosse friqué sûr de son charme et de sa réussite sociale.
Et Philip Seymour Hoffman, comme toujours crève l’écran. Timide et complexé maladif,
on le voit en cours se faire allumer par une gamine de seize ans (belle
composition d’Anna Paquin), que pas de bol pour lui, il va retrouver par hasard
dans la soirée en boîte. Chaque apparition de Hoffman est un régal. Il faut le
voir avec ses deux potes beaux gosses tirés à quatre épingles, lui avec sa
casquette de baseball, ses binocles, ses fringues informes et son allure
rondouillarde, subissant totalement toutes les situations. Effet renforcé par
Spike Lee qui le filme le plus souvent en plongée alors que ses interlocuteurs
sont filmés en contre-plongée.
Et puis, y’a encore autre chose. « 24 Heures … » est un des premiers films (si ce n’est le premier) sorti après le 11 Septembre et qui y fait référence à de multiples reprises. Passée la première scène avec le chien, on a le générique sur fond de rayons lumineux qui se croisent, puis des vues panoramiques de New York la nuit. Et quand les immenses rayons lumineux reviennent à l’écran, on s’aperçoit avec le zoom arrière qu’ils proviennent des gigantesques projecteurs éclairant le ciel et situés à l’emplacement des deux tours du World Trade Center dégommées par les terroristes kamikazes de Ben Laden. Et tout au long du film, on voit les drapeaux américains accrochés aux fenêtres, aux murs, sur le vieux break du paternel à Monty dont le bar est le « siège social » d’une escouade de pompiers décimée lorsque les tours se sont effondrées. Il y a une scène magnifique lorsque Jacob et Frank se retrouvent dans le très chic appartement de celui-ci. Ils discutent face à une grande baie vitrée, la caméra est dans leur dos, se rapproche, passe par-dessus leurs épaules et nous montre en plongée les gros engins de déblaiement qui travaillent sur Ground Zero. Après de longues minutes de discussion, fin de la scène avec un gros plan sur des hommes avançant en ligne et balayant le terrain dégagé à la recherche du moindre débris humain permettant grâce à l’ADN l’identification des restes de la victime. Tout cela réalisé sans trucage, la scène a été tournée dans un immeuble à proximité immédiate de Ground Zero …
Ground Zero |
Une autre scène est indissociable du film. Il s’agit
d’un long monologue de Norton, face à un miroir (ce sont ses pensées, grâce au
numérique, il est de trois-quarts dos et parle, tandis que son reflet reste
muet), qui hurle quasiment sa colère, voire son mépris et sa haine pour tous
ceux qui défigurent, ont défiguré, en gros sont indignes d’habiter dans
« sa » ville. C’est pas nationaliste, c’est pas raciste, mais tous
ceux qui sont pas « dans l’esprit » en prennent pour leur grade (des
épiciers coréens aux chauffeurs de taxis pakistanais, en passant par les jeunes
Blacks qui jouent bêtement au basket, sans oublier Ben Laden, j’en passe et des
furieuses répliques cinglantes, ça dure bien cinq minutes). Et le dernier tête
à tête entre les trois potes à la sortie de boîte alors que le jour se lève
vaut aussi le détour …
Le scénario est millimétré, ça fait pas auberge
espagnole où on passe du coq à l’âne, il y a une grande fluidité, aucune
histoire dans l’histoire n’est oubliée. Perso, y’a juste un truc sur lequel
j’émets des doutes. Lorsque son père conduit Monty à la prison, il lui propose
de tracer la route et de disparaître à l’autre bout des States au lieu d’aller
en taule. Des scènes oniriques (tournées au Texas) nous montrent ce que seront
les décennies suivantes si Monty choisit cette option. Je trouve ça plutôt long
et maladroit, ça a surtout donné du boulot aux maquilleuses chargées de
vieillir Norton. Spike Lee y tenait à ces scènes (c’était pas dans le bouquin
de Benioff). Le dernier plan de quelques secondes nous indique le choix qu’a
fait Monty.
Grand et beau film, un des deux ou trois meilleurs
de Spike Lee, jusque dans son générique final, rythmé par une superbe version
réarrangée avec grand orchestre de « The Fuse », validée par son
auteur, remercié en tant que Bruce « Da Boss » Springsteen …
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