Tout commence en Nouvelle-Zélande … Le pays des rugbymen
tout en noir, des Maoris tatoués (qui jouent aussi au rugby) et des millions de
moutons (qui a priori ne jouent pas au rugby). Joli pays mais un peu rude. Tout
le contraire d’un endroit où l’on verrait se développer un groupe de sunshine
pop. Eh bien c’est ce qui est arrivé avec Split Enz, co-formé par un dénommé
Tim Finn. Succès local. L’affaire prend une dimension supérieure quand le frère
cadet Neil Finn rejoint la bande. Le succès s’amplifie et gagne l’Australie à
la fin des années septante. Puis Tim se barre, les autres continuent, émigrent
en Australie, changent plusieurs fois de nom, avant de se stabiliser sous la
forme d’un trio baptisé Crowded House.
Tim & Neil Finn
Premier album éponyme et premier (petit) succès
international grâce au titre « Don’t dream is over ». Le deuxième
disque restera beaucoup plus confidentiel. Mais les deux frangins sont restés
en contact et finalement se retrouvent pour mettre en chantier une troisième
rondelle, qui sera ce « Woodface » dont il est question.
Premier point. Ne pas se laisser rebuter par la pochette,
très moche (au moins autant que celle du « Roots » de Sepultura paru
quelques années plus tard). Ne pas non plus accorder trop d’importance à
l’atypique premier titre (« Chocolate Cake »), plutôt funky et qui par
son refrain a de faux airs du « Kinky afro » des Happy Mondays, et
donc du « Voulez-vous coucher avec moi ce soir » de Patti Labelle et
de son Lady Marmalade. De près ou de loin, Crowded House n’a rien de funky,
même si ce « Chocolate cake » est plutôt plaisant.
Non, on se refait pas, les Finn Brothers et leurs deux
potes sont irrémédiablement marqués par la pop, et tant qu’à faire celle des
plus grands, celle de ces p’tits gars de Liverpool des années 60, qui
s’appelaient, euh comment déjà, ça me reviendra …
Crowded House 1991
On est avec « Woodface » dans le classicisme
absolu, trois minutes, des mélodies, des couplets, des refrains, des ponts, et
des harmonies vocales (tous les quatre donnent de la voix, mais le chant lead
est le plus souvent assuré par les deux frangins à l’unisson, école Everly
Brothers). Il y a quatorze titres dans « Woodface » (plus un caché,
on en recausera). Deux ou trois auraient pu être zappés, parce qu’ils manquent de
punch mélodique (« Whispers and moans », « She goes on »),
ou parce qu’ils ont laissé le batteur écrire un titre (« Italian plastic »),
ce qui n’était pas une bonne idée …
Les Crowded House excellent dans un genre tout
particulier, la ballade mid-tempo. Et là, ils se contentent pas de bien faire,
ils torchent de petites merveilles. La plus connue (au moins en Gaule), elle
passait en radio, c’est « Fall at your feet », et ça ressemble à ce
qu’a fait de mieux Sir McCartney avec ses Wings, du côté de « Band on the
run ». Même similitude qualitative avec « Four seasons in a week ».
La meilleure du lot, c’est le dernier titre « How will you go »,
c’est juste parfait. A noter qu’à la fin du titre, après une minute de silence,
on a un court machin hurlant (les guitares, les voix) sur un tempo très Black Sabbath,
le genre de gag totalement inutile …
Quelques autres ballades sont dans la même veine, bien
qu’un ton en dessous (« It’s only natural », « As sure as I
am »). Bon, avant de l’oublier, il convient de citer le cinquième membre
officieux de Crowded House (il a jusque là produit tous leurs disques), le
sieur Mitchell Froom, qui sera un des tout grands rats de studio des années 90 et
qui a déjà sur son CV des gens comme Roy Orbison (pour son ultime et excellent
« Mystery girl »), ou… tiens,
comme c’est bizarre … McCartney (pour le dispensable « Flowers in the
dirt »). Froom concocte ici un son basique, « boisé », sans artifices
superflus. Et quand par hasard, il se hasarde à surcharger quelque peu, ça
passe beaucoup moins bien (« All I ask » avec ses violons too much,
comme de l’Elvis Costello des mauvais jours).
Tiens l’Elvis anglais. Quand chez Crowded House, le rythme
s’accélère (« Woodface », bien que dominé par les ballades et les
mid-tempos, n’est pas un machin soporifique), on pense au Costello des
seventies, ou à son équivalant-rival Joe Jackson (le plutôt rock « Tall
trees »). Une petite escapade sur les terres cultivées par R.E.M alors en
pleine gloire (« Weather with you ») est là pour faire un clin d’œil
aux amateurs d’indie-rock, et quelques riffs de guitare bien sentis de ci de là
entraînent quelques titres vers le rock FM, ou middle of the road, ou tout ce
que vous voulez.
Grâce à la qualité des compositions et de la production
intemporelles, « Woodface » supporte ma foi plus que bien l’épreuve
des décennies. C’est pas un chef-d’œuvre absolu, juste une belle réalisation
d’artisans de la pop à leur meilleur niveau. Parce que ce soit ensemble ou
séparément, dans Crowded House ou pas, les frangins Finn, s’ils resteront
toujours de bons trousseurs de mélodies, ne retrouveront jamais la qualité de
de « Woodface ».
Peut-être (certainement ?)
parce qu’y tourner des films était plus compliqué qu’ailleurs, l’URSS a
engendré deux réalisateurs hors normes, Tarkovski et Paradjanov. Tarkovski est
parti d’une certaine forme de classicisme (« L’enfance d’Ivan ») pour
atteindre son apogée avec « Solaris » et « Stalker » où
s’enchevêtrent réel et irréel, métaphysique et mysticisme. Des films
compliqués, ardus mais qu’on peut « suivre ». Tarkovski bouscule les
thématiques habituelles, mais respecte les « codes » techniques du
cinéma.
Sergueï Paradjanov
Paradjanov, c’est à ma
connaissance un cas unique. Au moins pour ses deux films les plus connus,
chronologiquement « Les chevaux de feu » et « Sayat Nova »
(« La couleur de la grenade » en français). Ces deux films, il faut
les voir une fois dans sa vie, et on est sûr de ne jamais les oublier. Rien ne
ressemble de près ou de loin au cinéma de Paradjanov.
Vous croyez avoir tout vu sur
un écran résultant du maniage savant de caméra, ben oubliez. Oubliez Gance,
Welles, Kubrick, le tout numérique de Cameron, et tous leurs semblables …
Première scène des « Chevaux de feu ». Un enfant avance dans la
neige. Cut. Dans une forêt de pins gigantesques, un bûcheron est en train
d’abattre un arbre à la hache. Cut. Le gosse s’approche, il apporte un
casse-croûte au bûcheron. Cut. L’énorme pin vacille et s’abat. Cut. L’enfant
lève la tête et voit qu’il est sur la trajectoire de la chute. Cut. Le bûcheron
(son frère ? son oncle ?) se précipite et projette l’enfant sur le
côté. Cut. C’est lui qui se fait écraser par le pin. Cut. Cet enchaînement de
séquences a duré, quoi, trente secondes. Vous vous dites, mais Lester,
qu’est-ce que tu racontes, on a vu ça des centaines de fois. Ben non. Parce que
quand l’arbre tombe, la caméra est en haut du branchage, y’a une image
vertigineuse de la chute du pin. Et comme on est au milieu des sixties, c’est
pas du numérique avec un écran vert sur le fond. Je préfère pas savoir dans
quel état ils ont retrouvé la caméra … Et pendant l’heure et demie qui suit, on
va avoir sur l’écran des trucs totalement fous.
Et pas parce que le type qui
tient la caméra (en l’occurrence le chef-opérateur Youri Illienko) serait un
épileptique qui filmerait comme s’il était dans un wagon sur un manège de
montagnes russes. D’ailleurs les montagnes du film, elles sont pas russes, mais
ukrainiennes. Ce qui, même à l’époque, signifiait pas mal de choses. Brejnev
(pourtant natif d’Ukraine) et ses potes du Parti à chapka ont pas aimé le film,
mais alors pas du tout. Pour plusieurs raisons, parce qu’il est tourné en
ukrainien et pas en russe. Parce que la religion, le mysticisme, et à la fin la
« sorcellerie » paganique y tiennent une immense place. Et parce que
rien, même pas en filigrane, n’y exalte les glorieuses vertus du socialisme.
Paradjanov le paiera cher, il fréquentera pas mal les prisons soviétiques, et
quand il en sortira, ce sera généralement pour tourner un film qui le lui
renverra direct, en prison, sans passer par la case départ et sans toucher
vingt mille roubles …
« Les chevaux de
feu » se passe dans les Carpathes ukrainiennes, on sait pas quand, en tout
cas avant l’apparition des engins à moteur. Les Carpathes de Paradjanov, c’est
pas celles de Dracula ou de la Hammer. Ce sont les Carpathes des immensités
montagneuses perdues, où vivent des communautés villageoises hors du temps,
dominées par des rituels religieux ou mystiques (une bonne moitié du film se
passe lors d’enterrements, de mariages, de fêtes votives, …).
Unis pour la vie ?
Le gosse qui a failli se faire
écrabouiller par le sapin, il s’appelle Ivan(ko). Lors de l’enterrement de son
sauveur, il quitte la procession pour aller jouer avec une gamine, Maritchka.
Sauf que leurs familles respectives se détestent depuis des générations. Et
l’enterrement vire encore plus au drame quand le père de Maritchka tue le père
d’Ivan à coups de hache (avec, paraît-il pour la première fois à l’écran, le
sang qui ruisselle sur l’objectif de la caméra). Ce qui n’empêchera pas les enfants
devenus ados, en se planquant de leurs familles, de jouer ensemble, puis de
flirter, et de se promettre de se marier. Mais voilà, Ivan est pauvre, et avant
d’épouser Maritchka, il doit aller gagner sa vie chez un berger. Le jour prévu
de son retour, Maritchka part à sa rencontre, et en voulant sauver un agneau,
glisse d’une falaise et se noie dans un torrent. On n’en est pas à la moitié du
film.
Et on en a pris plein les yeux.
Parce qu’il y a dans « Les chevaux de feu » un énorme travail sur
l’image et les couleurs, notamment grâce aux tenues traditionnelles des paysans
lors des fêtes et cérémonies, aux couleurs vives, dominées par le rouge. Et
puis le montage qui va alterner gros plans sur les visages, dont les expressions en disent plus que de longs discours, et cadrages millimétrés sur des paysages
immenses, dans lesquels l’homme apparaît minuscule.
En fait, dès la mort de la
bien-aimée, on s’aperçoit que les couleurs vives qui tendaient même vers la
saturation, vont tout à coup disparaître. Quelques scènes au milieu du film
sont tournées en noir et blanc à gros grain, avec des contrastes très atténués,
tout semble gris … comme l’état d’esprit d’un Ivan inconsolable. Et quand les
couleurs reviennent sur l’écran, c’est parce qu’Ivan vient de rencontrer une
autre fille, Palagna. Mais les couleurs ne sont pas aussi vives qu’au début, le
souvenir de Maritchka est encore et toujours présent, il pense à elle, la voit
dans l’encadrement d’une fenêtre … La aussi, j’ai pas le souvenir d’avoir vu un
film où le traitement des couleurs est raccord avec l’état d’esprit du
personnage …Même s’ils finissent par se
marier, on sent pas Ivan très concerné par la vie matrimoniale. Palagna
aura beau l’aguicher, Ivan est « ailleurs ». Mêmedes rites païens entrepris par Palagna (dont
des déambulations nocturnes dénudées suivies de prières et d’incantations) n’y
changeront rien.
Pire, comme elle est jeune et
belle, elle va attirer l’attention d’une sorte de sorcier du village et tomber
dans ses bras. Dès lors, la tension va monter entre le mari et le mage de
pacotille, pour culminer lors d’une explication finale dans une auberge. Evidemment
à coups de hache, puisqu’on en région forestière. Bon, je spoile (quoiqu’ayant évoqué
Tristan et Iseut au début, pas besoin d’être grand devin pour savoir qui va ramasser un
coup de hache). Une fois Ivan mortellement blessé, le rouge orangé envahit l’écran
(comme le sang qui ruisselle sur le visage et devant les yeux), jusqu’à la
saturation complète de l’image. Quand les couleurs redeviennent vives, c’est
pour assister aux préparatifs de l’enterrement d’Ivan …
On est avec « Les chevaux
de feu » beaucoup plus dans l’allégorique et le symbolique (quand le
sorcier besogne la femme d’Ivan, un grand arbre isolé explose et se consume, quand Ivan pense à Maritchka, une étoile se met à beaucoup briller dans le ciel) que
dans le réalisme pur. Le film est un poème en images (très peu de dialogues,
beaucoup de musiques traditionnelles, le film s’inspire des us et coutumes d’une
petite communauté ethnique). Paradjanov jongle avec les contre-jours, multiplie
les contre-plongées (y compris dans l’eau), au milieu de mouvements de caméra
insensés (la procession filmée à travers les taillis par une caméra – ou un
cameraman – tournant à toute vitesse autour d’un axe, c’est du psychédélisme en
accéléré …), de décors naturels noyés par un brouillard très impressionniste. Quelques
plans à la Terrence Malick où des lichens sur des rochers ou des écorces d’arbres
sont filmés en très gros plans, font aussi
des « Chevaux de feu » une ode à la nature d’autant qu’il est
décomposé en douze séquences précisées par de gros intertitres, censées évoquer
la succession des douze mois (l’histoire elle se déroule sur plusieurs années).
Le film se conclut par un énigmatique plan fixe sur huit enfants qui regardent
chacun à un carreau de fenêtre …
J’en ai dit beaucoup, mais je répondrai
pas à la question ultime : pourquoi « Les chevaux de feu » ?
Un dernier conseil : j’ai écrit
plus haut qu’il faut absolument voir ce film et « Sayat Nova ». Ne
commencez pas par « Sayat Nova », au moins aussi beau, mais totalement
déroutant, « Les chevaux de feu » sont la porte d’entrée prioritaire et
la plus « simple » à l’œuvre toute particulière de Paradjanov …
« Fantasia » est un projet
totalement fou de la société Walt Disney Productions. Une société partagée
entre deux frères, Walt Disney pour la partie artistique et Roy pour le
business et la compta. Cette société est exclusivement basée sur l’animation. En
1937, son premier long métrage, « Blanche Neige et les sept nains » a
été un gros succès populaire. Et un film d’animation révolutionnaire par sa
qualité d’image (Technicolor) et sa durée (une heure vingt).
Ce qui ne va pas empêcher Walt
Disney de s’entêter sur les « Silly Symphonies » ces courts-métrages
d’animation d’une poignée de minutes sur fond musical, qui ont permis
l’émergence des personnages historiques de Disney, Pluto, Dingo, Donald,
Mickey, … mais ne sont plus rentables et mettent en péril la situation
financière de l’affaire familiale.
Walt & Roy Disney
Entre-temps, Walt Disney Productions
est devenue une fourmilière de talents (tous les spécialistes de l’animation
viennent se faire engager, avec dans le lot quelques bricoleurs-inventeurs
azimutés dont les trouvailles vont stupéfier le petit monde de l’animation). Tout
ceci fait que les frangins Disney, qui envisageaient une autonomie totale,
doivent se rapprocher des grosses firmes de distribution, la RKO en
l’occurrence.
En 1938, deux projets de
long-métrage sont mis en chantier : « Pinocchio » et
« Fantasia ». Le premier sortira début 1940, et bien qu’il soit depuis
devenu un incontournable emblématique des studios Walt Disney, ne sera pas une
réussite financière. « Fantasia », c’est autre chose, une sorte de
délire qui devient réalité.
Walt Disney rêve d’un concept,
calqué sur ses « Silly Symphonies », animer avec les dernières
techniques disponibles des pièces majeures de la musique classique. Une
rencontre plus ou moins due au hasard avec un chef d’orchestre star controversé,
Leopold Stokowski (critiqué pour sa morgue et jalousé pour ses conquêtes
féminines, dont Greta Garbo) fera avancer de façon décisive le projet. Il va
falloir choisir, comment dire, des classiques du classique et mettre de
l’animation haut de gamme derrière. Le personnel de Walt Disney Productions est
sur le coup, et comme la réalisation prendra quasiment deux ans, des renforts de
première bourre affluent encore.
Si tout semble paré côté images
(un contrat exclusif pour l’utilisation du technicolor a été signé), c’est la
partition musicale qui va poser problème. L’Orchestre de Philadelphie est
réquisitionné sous la conduite de Stokowski. Qui ne fera pas qu’agiter les bras
(il présente l’assez rare particularité de ne pas utiliser la fameuse baguette
de chef d’orchestre), il va réarranger un certain nombre de titres, en
supprimant des mouvements, voire en réécrivant certaines partitions qui n’étaient
pas prévues pour un grand orchestre (la Toccata de Bach qui débute le film
n’était écrite que pour l’orgue). Stokie, comme on le surnommait, va aussi
jeter les oreilles sur la dernière trouvaille des studios Disney, un système de
sonorisation novateur baptisé Fantasound, duquel découlera en ligne directe le
Dolby Surround des décennies plus tard. Walt Disney envisage même de doubler la
taille de l’écran (esprit d’Abel Gance, es-tu là ?), mais y renoncera au
dernier moment et « Fantasia » sortira dans un classique
1,37 :1.
Ce dont pas grand-monde
(personne ?) ne s’était rendu compte, c’est que « Fantasia »
était un projet pharaonique, un peu trop pour les moyens techniques de l’époque
(les dernières bobines, retournées nuit et jour pendant une semaine, arriveront
au Broadway Theatre de New York où a lieu la première, quatre heures avant le
début de la projection). Contre l’avis de son frangin, Walt Disney veut faire
de « Fantasia » autre chose et beaucoup plus qu’un film. Pour lui,
« Fantasia » est un évènement et ne sera pas visible dans un premier
temps dans les cinémas jugés trop « populaires », sera juste mis sur
pied une tournée de salles de théâtre.
Les premières réactions seront
glaciales, les amateurs de musique classique n’ayant pas de mots assez durs
pour qualifier les libertés sonores prises avec leurs œuvres chéries, et ne
parlons même pas des caricatures animées grotesques qui étaient leur pendant
visuel. Le grand-œuvre des studios Disney prenait des allures de naufrage, les
huissiers préparaient leurs sommations. Quand on parle fric, on parle
comptabilité. C’est le frangin Roy, au grand dam de Walt, qui va trouver la
solution : un deal de distribution avec la RKO pour que le film soit
présenté partout en salles. Avec juste un bémol : d’une durée initiale de
deux heures dix, il sera ramené à une heure vingt. Autrement dit, un sacré
charcutage. Quelques jours après sa sortie, « Fantasia » et peut-être
même Disney Studios avec, semblent bon pour un enterrement first class.
C’est une petite souris qui va
sauver l’affaire. Mickey de son nom. Personnage secondaire de l’univers Disney,
maintes fois retouché les années précédentes, il est au centre du segment le
plus accessible du film, celui consacré à « L’apprenti sorcier » de
l’à peu près oublié Paul Dukas. La séquence des balais porteurs de seaux d’eau
est devenue mythique dans le cinéma d’animation et le cinéma tout court. Et
petit à petit, les autres séquences seront appréciées à leur juste valeur, à
savoir des prouesses visuelles, techniques, humoristiques, poétiques. Les
partitions musicales de « Fantasia » deviendront plus célèbres que
celles d’origine quand elles ont été modifiées.
Le film ressortira un nombre
impressionnant de fois, jusqu’à sa version définitive (?) restaurée de
2010. Chaque fois dans sa version originale de plus de deux heures (le
générique de fin a maintenant disparu, mais a subsisté l’annonce de l’entracte
au milieu du film). A noter que dans les années 60, un personnage
« discriminant » pour ne pas dire aux relents racistes a disparu. Il
s’agit d’une « centaurette » noire qui lustrait les sabots de ses
copines (blanches) et déroulait le tapis rouge lors de l’arrivée de Bacchus pour
le segment consacré à la « Symphonie pastorale » de Ludwig von
Beethoven. Elle faisait quand même un peu beaucoup « mauvais genre »
au moment des luttes de la communauté noire pour les droits civiques …
Il faut reconnaître que le
projet « Fantasia » n’a rien de facile malgré un sentiment de premier
degré lié à l’animation. La musique classique (la Grande Musique comme disent
les trois pelés qui en écoutent) n’a jamais été un genre populaire, et les
parties animées nécessitaient une certaine culture de base (sur l’art abstrait,
la mythologie gréco-romaine, la danse classique, les théories de l’évolution
des espèces, …) peu répandue dans les classes populaires qui remplissaient les
salles obscures des années 40. Et de toutes façons, les classes populaires des
années 40, avec les bruits de bottes et de canons qui arrivaient d’Europe
avaient largement de quoi s’occuper l’esprit ailleurs.
« Fantasia » reste un
projet unique. Les spécialistes qu’on peut entendre dans les différents bonus
des dernières éditions Dvd ou Blu-ray estiment que « Fantasia » est
resté d’un niveau inaccessible en termes d’animation jusqu’à l’arrivée de la
conception assistée par ordinateur dans les années 90. Les savants fous de chez
Disney ont fabriqué de toutes pièces (souvent avec trois bouts de bois ou de
ficelle) les supports visuels (à base d’engrenages, de surfaces concaves ou
convexes, de cylindres) et le matériel pour filmer tout ça (les caméras
multiplanes avec plusieurs filtres superposés). Le résultat est souvent magique
(les flocons de neige, les coulées de lave, la rosée sur la toile d’araignée,
les spectres qui sortent du cimetière, …). « Fantasia » est
généralement attribué à Walt Disney. Il a certes conçu et supervisé le projet
mais n’a pas touché un crayon ou une caméra (tout juste est-il la voix de Mickey
dans la V.O.). Une dizaine de réalisateurs (la plupart restés anonymes) ont
tourné « Fantasia ».
Rien n’a été laissé au hasard.
Des acteurs de Hollywood sont venus jouer des scènes devant les dessinateurs,
un corps de ballet est venu danser sur la « Danse des heures » afin
que puissent être reproduits leurs entrechats à l’écran par des autruches, des
hippopotames, des éléphants et des alligators, sur ce qui qui est la séquence
la plus drôle du film. Parmi les huit séquences musicales (dont les deux
dernières « Une nuit sur le Mont Chauve » de Moussorgski et l’« Ave
Maria » de Schubert ont été mixées ensemble), certaines ont servi de
support à des animations qui ont même dépassé les imaginations de leurs
créateurs. La doublette « Mont Chauve – Ave Maria » a inventé
l’univers gothique en général et celui de Tim Burton en particulier. Le plus
étonnant sera le sort réservé à l’animation abstraite qui ouvre le film sur la
« Toccata … » de Bach. Il paraît que tous les freaks du flower power
gobaient quelques acides avant d’aller voir « Fantasia » au ciné et
se projetaient dans son univers psychédélique digne des soirées du Club UFO à
Londres quand les jeunes Pink Floyd s’y produisaient …
Des personnages, anonymes au
départ, se sont même vus « baptisés », comme le vieux magicien de
« L’apprenti sorcier » qui deviendra Yen Sid (anagramme transparente,
à cause d’une facétie des dessinateurs qui ont intégré à son personnage le jeu
de sourcils de Walt Disney), le chef-danseur étoile des alligators (Ben Ali
Gator), le démon du Mont Chauve Chernobog, sans compter les prénoms donnés aux
couples de centaures, …
Des décennies plus tard,
certaines choses ont mal traversé le temps. Le plus pénible, c’est le
présentateur des séquences, un certain Deems Taylor (compositeur raté, et
animateur d’une émission télé sur la musique classique), guindé, hautain, et qui
explique genre professeur qui s’adresse à un public d’abrutis ce qui va suivre
à l’écran.
Pour finir, une anecdote (assez
connue) concernant Stravinski, seul musicien vivant à l’époque du film et dont
le « Sacre du printemps » est utilisé. Invité par Walt Disney à venir
voir son équipe travailler en studio, il n’a pas sur le moment tari d’éloges
sur le travail accompli. Las, le temps passant, il a fini par ne pas avoir de
mots assez durs pour qualifier l’insulte faite à son œuvre. L’éternelle
querelle arts (prétendus) majeurs – arts (supposés) mineurs …
L’insuccès initial de
« Fantasia » aurait pu être fatal pour les Disney Brothers et leur
studio. Heureusement pour eux (et pour nous) les deux films suivants seront
« Dumbo » et « Bambi », et les dollars vont affluer par
millions.
Reste que
« Fantasia » est le plus beau, le plus novateur, le plus fou de la
centaine (série en cours) de productions sorties des studios Disney.
P.S. Il y a eu une
« suite » décevante soixante ans plus tard (« Fantasia
2000 » of course), piètre copie sans imagination (et bien plus courte), à
tel point qu’elle incluait en intégralité la fameuse séquence de
« L’Apprenti sorcier » du « Fantasia » original …
Ouais, on va pas y passer la nuit. Venons-en directement
aux (mé)faits. Travis donc, groupe de quatre types écossais, débuts au milieu
des années 90. Pour situer, ceux qui comptent dans la perfide Albion s’appellent
Blur et Oasis, et ceux qui vont compter Coldplay et Radiohead. Les deux
premiers donnent dans le rock, les deux autres non.
C’est pourtant en singeant de façon éhontée les bandes à
Chris Martin et Thom Yorke que Travis va faire son beurre. « The Man Who »
s’est vendu à des millions d’exemplaires chez les rosbifs, et le groupe est
resté à peu près inconnu dans le reste du monde. Ça arrive, on a bien Johnny
Hallyday et chez les Ricains Billy Ray Cyrus (le père de la Miley du même nom),
énormes vendeurs chez eux et qui ne s’exportent pas. Essentiellement parce que
trop typiques de leur pays.
Les Travis, on peut pas dire qu’ils soient typiques de l’Ecosse
ou de l’Angleterre, c’est pas les Kinks des années nonante, on en est loin ...
Que leur disque ait pu marcher quelque part relève pour moi du prodige, tant il
est d’une fadeur affligeante. Pour faire simple, on dira que c’est du Coldplay
des débuts avec le producteur de Radiohead. Oui, le sieur Nigel Godrich himself
est aux manettes de « The Man Who ». Ils ont bien fait de l’écrire
sur les notes de pochette, parce que ça s’entend pas trop. Comme quoi, un
producteur aussi doué soit-il, s’il a pas face à lui des types qui ont des
idées, il imprime pas sa marque …
Faut dire que dans le genre, les Travis font assez fort.
Dix titres (plus un caché) construits de la même façon. De la ballade mid-tempo
sur fond d’arpèges de guitare, des constructions mélodiques rachitiques, des
refrains soporifiques, et un type au micro dont je veux même pas savoir le nom
qui chante tous les titres exactement de la même façon, voix feignasse,
linéaire et voilée.
Et quand l’inspiration manque, on va exhumer des grilles
d’accord de « Bonnie & Clyde » (Gainsbourg et Bardot) sur l’introductif
« Writing to reach you » ou de celles du Lennon de « Jealous guy »
(sur « As you are »). Quatre singles furent extraits de cette
rondelle et se comportèrent honorablement dans les charts (anglais only). Coup
de bol, il y a dans le lot les deux meilleurs titres, « Why does it always
rain on me ? », agréable mid-tempo avec une fois n’est pas coutume
une jolie mélodie, et « Driftwood », point trop moche réminiscence du
REM période « Out of time – Automatic for the people ». Les autres
morceaux, interchangeables mièvreries inconsistantes, on peut les zapper.
Ce « The Man Who » on le trouve facilement d’occase pour
le prix port compris d’un demi. Ô joie, la version que j’ai pécho comprend sur
un Cd bonus trois titres live (deux at home à Glasgow, un sur une radio ou une
télé italienne). Believe me, c’est encore plus mauvais que sur disque (on
entend pas le batteur à Glasgow, ça semble unplugged), à tel point que la meilleure
performance est d’assez loin celle du présentateur italien, qui semble
surexcité à l’idée d’annoncer Travis. Y’a vraiment pas de quoi …
Dupontel, on compte plus les récompenses obtenues
par ses films, c’est devenu un incontournable des Césars, apprécié par le
public et la critique. C’est pourtant loin d’être un acteur, un réalisateur et
un scénariste mainstream. Dupontel, il a construit patiemment sa carrière,
n’obtenant ses grands succès qu’à la cinquantaine. « Découvert » par
Patrick Sébastien, ce qui n’est pas forcément une ligne glorieuse sur un CV (ce
qui n’empêche pas Dupontel de le remercier au final du générique d’« Enfermés
dehors », en compagnie entre autres de Chaplin et des Monty Python), il a
beaucoup tourné (dans plein de genres, des films à gros budget, des séries B,
…) avant de se lancer dans l’écriture et la réalisation, et comme on n’est
jamais mieux servi que par soi-même, de se donner le premier rôle dans ses
films.
Albert Dupontel
Son tiercé majeur c’est à ce jour « 9 mois
ferme », « Au revoir là-haut » et « Adieu les cons »
(chronologiquement mais aussi artistiquement). Un peu avant cette trilogie,
était sorti ce « Enfermés dehors ». Qui est un film brouillon,
confus, où l’on a l’impression que le scénario abracadabrant n’est là que pour
assurer les liaisons entre des scènes d’un burlesque délirant. On se dit (c’est
sans doute le but poursuivi) que « Enfermés dehors » n’est pas un
film, mais un dessin animé joué par de vrais acteurs. Le point de départ, qui
revient de temps en temps, c’est la confrontation du monde des SDF avec
« l’autre monde », celui des gens plus ou moins
« normaux », et du monde de la finance et du gros business. Bon, on
n’est pas chez Ken Loach, ou alors chez Ken Loach revisité par Tex Avery.
Les gags sont totalement cartoonesques (les vols
planés, les chutes, et d’une façon générale ceux qui les exécutent ou les
subissent) sont totalement irréels et constituent le ressort comique majeur du
film. D’autant que certains sont des running gags (les personnages des panneaux
d’affichage qui s’animent lorsqu’on sniffe de la colle, les pans de murs qui
s’effondrent sur le casting, la collision avec le motard, les vols planés qui
se finissent toujours dans la boutique de l’épicier du coin, …). Rajoutez un
casting de « gueules », Hélène Vincent et Roland Bertin en kidnappeurs
d’enfants, une bonne partie des Deschiens en SDF (Yolande Moreau, Bruno Lochet,
Philippe Duquesne), quelques apparitions fugaces de Bouli Lanners, Jackie
Berroyer, Gustave Kervern, deux Monty Python (Terry Gilliam et Terry Jones).
Les beaux-parents indignes, Vincent & Bertin
Et l’histoire dans tout ça ? Ben y’en a pas, ou
plutôt y’en a trois. Roland (Dupontel) est un SDF devenu flic. Il s’entiche
d’une plaignante au commissariat Marie (Claude Perron, seul personnage
« normal » du film, elle bosse dans un sex shop et se sert de godes
pour faire du tapage nocturne …) qui vient signaler que sa fille est séquestrée
par ses beaux-parents. Il veut l’aider à retrouver sa gamine mais homonymie
oblige, va traquer un puissant homme d’affaires à la place des deux vieux …
Le point de départ est un classique de la comédie,
le quiproquo. Roland assiste au suicide d’un type qui se pend en sautant d’un
pont dans un fleuve (même si la corde est trop longue, il finit dans la
flotte). Roland, SDF qui dormait sur les quais, monte sur le pont, ouvre une
valise que le type avait laissé. Cette valise contient des habits de flic. On a
beau être un SDF défoncé à la colle, on n’en reste pas moins un honnête homme
et Roland va rendre la valise à l’hôtel de police, d’où son look et son odeur
le font expulser avant qu’il ait pu en placer une. La vision par un soupirail du
mess des pandores et la faim qui le tenaille lui feront endosser les habits du
flic, d’abord pour aller bouffer copieusement gratos, et ensuite s’intéresser
par hasard à la plainte de Marie, se servant de son bel uniforme (une chemise
bleue et un béret classiques de pandore, mais une improbable salopette de
conchyliculteur par-dessus …) pour entamer une enquête rocambolesque à sa façon.
Avec des alliés (souvent contraints à cause des vertus de l’uniforme bleu) « recrutés »
dans le milieu qu’il connaît le mieux, celui des SDF. Et évidemment avec des
méthodes assez peu orthodoxes (un squat finit par devenir une sorte de ZAD
gérée par des faux flics qui sert des repas aux jeunes mères démunies), et
quelques visions assez particulières de faire régner l’ordre dans la société
(Yolande Moreau : « il faut les lapider à coups de hache »).
Yolande Moreau
Forcément tout est bien qui finit bien, au prix d’acrobaties
vertigineuses sur le rebord d’un toit de clinique privée (Roland accroché à une
antenne télé pendue dans le vide rattrape Hélène Vincent en chute libre avec ses
dents, les crochets de fixation de l’antenne n’arrêtent pas de céder, …), et
notre héros de plastoc va réussir sa mission impossible (enterrées les cascades
de Tom Cruise …).
On est avec « Enfermés dehors » dans le
registre de la comédie pure, l’affrontement « social » entre les
déshérités qui vivent dans la rue et les gros requins capitalistes est réduit à
quelques gags ubuesques (on est loin de la finesse, des magouilles et des
arnaques de « Au revoir là-haut »), il y a beaucoup de personnages « inutiles »
au scénario, qui sont juste là par copinage …
Reste un univers délirant assez unique dans le
cinéma actuel qui doit quand même un peu (beaucoup ?) à Caro et Jeunet (« Delicatessen »
notamment) et une imagination sans limite quand il s’agit de trouver des angles
de prises de vue totalement azimutés, la bizarrerie visuelle venant s’ajouter
au comique de situation …
Bon point aussi, les plaisanteries les plus courtes
étant les meilleures, quand avant le générique s’inscrit « Faim »
(sic) sur l’écran, on n’est là que depuis une heure vingt.
Conclusion : Dupontel pouvait mieux faire … et
il a fait mieux par la suite …
On le savait, il était cuit Bashung. Les poumons rongés
par le crabe. Une fois ce « Bleu pétrole » paru, il a fait ce qu’il a
pu pour assurer. Livide, un chapeau pour masquer les effets de la chimio, ayant
du mal à se déplacer, annulant séances photo, promo, concerts, il était un
sexagénaire débordé par la maladie. La « profession »
(l’establishment comme diraient ceux qui se rassemblent pour être haineux) dans
un grand élan d’œcuménisme quelque peu forcé, allait en faire le Victorieux de
la Musique millésime 2009. Il était venu pour recevoir ses colifichets. Deux
semaines plus tard, ceux qui l’avaient applaudi au Zénith y allaient à qui
mieux-mieux de leur épitaphe pendant que les illustres macchabées du
Père-Lachaise se serraient un peu pour lui faire une place …
De toutes façons, cette première décennie du nouveau
siècle n’était pas la sienne. Il n’avait sorti qu’un seul disque sous son nom,
« L’imprudence » (un machin noir et glauque devant lequel certains
sourds s’étaient prosternés), une paire avec sa moitié Chloé Mons (silence
gêné, personne les a écoutés), avant de mettre ce « Bleu pétrole » en
chantier. Pour lequel Bashung fait avec les moyens du bord. Ses deux paroliers
historiques, Bergman et Fauque ayant disparu de ses radars, c’est sur le
nouveau partner in crime Gaétan Roussel que va reposer la confection du disque.
Le Roussel, je supporte pas sa voix, et son énorme succès
avec Louis Attaque, ces boy-scouts des rengaines pour ados attardés, on peut
pas dire que ça m’ait transporté. Sur « Bleu pétrole », thanks God,
il chante pas le Roussel (mais la voix de Bashung, … bougez pas, on y
reviendra), mais il signe une grosse moitié des paroles et des musiques, joue
de plein d’instruments, et co-produit la rondelle. Bashung a pas mis tous ses
œufs dans le même panier, il a aussi collaboré avec Manset. Monsieur Gérard
Manset. Un type responsable pendant une vingtaine d’années (à partir de la fin
des 60’s) d’une dizaine de disques sans rien à jeter. Un type qui ne se livre
ni aux interviews, ni aux séances photo, refuse tout passage télé et n’a jamais
donné le moindre concert. Et pourtant un type qui n’a rien d’un misanthrope
asocial, il peut apporter son talent à d’autres qu’il choisit rigoureusement.
Bashung innove donc, ne gardant que son guitariste américain
« déconstructeur » Marc Ribot (longtemps complice de Tom Waits). Pour
être exhaustif, quelques troisièmes couteaux (Joseph d’Anvers, Arman Meliès)
co-signent une paire de titres.
Le son global du disque est assez sombre, ce qui est
somme toute assez compréhensible. Des batteries mates, des mélodies linéaires,
une ambiance poisseuse pour pas dire morbide, des cordes et beaucoup de
machines qui moulinent des schémas rythmiques élaborés et des arrangements
tarabiscotés. On sent le gros budget, sans que ça vire pour autant à la
démonstration narcissique. Un son qui accompagne la noirceur devenue habituelle
de Bashung, noirceur aggravée par un état de santé qui se dégrade. Il suffit d’écouter
la voix (très très en avant) au fil des titres pour la voir devenir de moins en
moins malléable avec un timbre de plus en plus grave. On pourrait retracer la
chronologie des enregistrements rien qu’en analysant ces prises vocales.
Salut l'Artiste ...
« Bleu pétrole », ce doit être l’album le mieux
vendu de Bashung. Les morts vendent bien, et c’est pas Barclay (label) et
Universal (distribution) qui diront le contraire. Etonnant que cette rondelle
bien sombre ait poussé autant de monde à l’achat, même si tout du long de sa
carrière, Bashung n’a jamais rien eu de l’artiste festif. Pour moi, « Bleu
pétrole » ne mérite pas le concert de louanges qu’il a recueillies. Trop
de compositions monotones, ternes, tenant beaucoup plus de la mélopée que de la
chanson (l’enchaînement « Tant de nuits » et « Hiver à
Sousse », cumulent fond sonore invertébré et mélodies indigentes, je
cherche encore où sont les mélodies, les couplets, les refrains, les ponts, en
gros tout ce qui fait une chanson dans ces deux titres). Déception idoine pour
deux titres auxquels a participé Manset, « Vénus » et « Je
tuerai la pianiste ». Du Manset méconnaissable (c’est quoi ces thèmes et
leurs textes, jamais rien entendu de ressemblant chez le Gégé, et il s’est pas
foulé pour les grilles d’accords), le premier étant le pire (la voix agonisante
de Bashung fait peine à entendre), le second étant porté par un gros riff de
guitare (le seul du disque et donc fatalement plutôt incongru, que sont les
rockabs rigolos du Bashung des 80’ devenus ?). Guère mieux avec « Le
secret des banquises » (Bashung-Roussel) qui fait cependant l’effort de
rechercher du rythme et de la mélodie.
Il y a deux reprises sur « Bleu pétrole ». Le
« Suzanne » de Léonard Cohen (adapté en français par Graeme
Allwright), dans une version musicalement squelettique (et pourtant la version
de Cohen était loin d’être exubérante). Et puis ce que j’appellerai un outrage
fait à « Il voyage en solitaire », chanson la plus connue de Manset,
et pour moi un des chefs-d’œuvre ultimes de chanson française. La version
originale cumulait thème triste (la solitude évidemment), mais voix chaude
suivant une mélodie first class jouée par un piano légèrement désaccordé. Ne
subsiste (hormis les paroles) rien de tout cela dans la version de Bashung,
juste une ambiance mortifère dans un minimalisme sonore. Le plus étonnant est
que Manset est ressorti de cette collaboration fasciné par Bashung, au point de
lui consacrer un bouquin, essai assez court et comme toujours chez Manset
parfois abscons, joliment intitulé « Visage d’un dieu Inca ». Petite
remarque, Bashung avait fait par le passé de belles reprises (« Nights in
white satin », « Les mots bleus »), cette fois-ci, il passe
quelque peu à travers.
Cette collaboration Manset-Bashung a quand même accouché
d’un bon titre, située au cœur du disque. Les plus de neuf minutes de ce
« Comme un lego » sont du pur Manset (la mélodie, la poésie simple et
émouvante). C’est aussi la meilleure prestation vocale de Bashung, qui retrouve
même les intonations chaudes du Gérard. Rayon bonnes chansons, l’introductif
« Je t’ai manqué » laissait pourtant bien augurer du reste, ambianche
rêche electro acoustique, jolis arrangements de banjo signé Marc Ribot. Le hit
« Résidents de la République » suivait, belle compo – une fois n’est
pas coutume – de Roussel. Chanson qui a fait jaser pour son pain lexical
(« je courirai », volontaire ou pas, le débat a fait rage), et ses
paroles assez hermétiques. Deux versions circulent, la première arguant qu’il
n’y a aucun sens particulier, la seconde y voyant une allusion aux piteux
débuts (pléonasme) du mandat de Sarkozy. Qu’il me soit permis d’échafauder une
autre vision, à savoir une chanson traitant de l’immigration (et pas selon les
théories de Re-Taïaut-Taïaut …). Autre bon titre signé Roussel, l’agréable
« Sur un trapèze », mélodie simple et efficace, et un Bashung
exceptionnellement en bonne forme vocale. Autre titre sorti en single, sans
atteindre la reconnaissance de « Résidents … ».
Vous avez compris, je suis pas vraiment en extase devant
cette rondelle …
Bon, « Comment voler un
million de dollars » est rarement cité comme un film majeur. Même pas une
comédie majeure. Ou un film de casse majeur. Pourtant y’a du lourd au générique
…
Derrière la caméra, William
Wyler pour son antépénultième film. Il n’a rien d’un grabataire (la
soixantaine), et a aligné tout un tas de films dans des genres très différents,
cumulant succès critiques, publics et Oscars à la pelle. La consécration étant
évidemment « Ben Hur » (onze statuettes, un record inédit, parfois
égalé avec « Titanic » et le dernier volet du « Seigneur des
Anneaux », mais jamais dépassé). Devant la caméra, Peter O’Toole superstar
depuis son rôle-titre dans le « Lawrence d’Arabie » de David Lean, et
Audrey Hepburn, la fiancée so chic idéale des 60’s. Mais aussi dans les hauts
parleurs, la musique d’un quasi débutant, un certain John(ny) Williams.
Wyler, O'Toole & Hepburn
« Comment voler … »
est un film cosmopolite. Un Américain (naturalisé) à la réalisation, les deux
acteurs principaux anglais, et une histoire qui se déroule à Paris, ce qui
donnera quelques seconds rôles à des acteurs français (Jacques Marin,
Moustache, Charles Boyer, Fernand Gravey, …). Wyler évite le cliché carte
postale, ce qui n’est pas toujours le cas de films américains tournés à Paris
(« Un Américain à Paris », « Gigi »). Il n’évite pas
cependant le défilé de mode Givenchy, car Audrey Hepburn est sous contrat avec
la maison de couture. Visuellement, on peut pas trop s’en plaindre, même si
quelques tenues ou accessoires (d’improbables bibis ou binocles) font très datés
genre sixties où tout est permis à donf … C’est pas gênant, mais bien voyant,
ça donne même lieu à une joke de Peter O’Toole à l’attention d’Hepburn
lorsqu’il la grime en femme de ménage pour les besoins du casse :
« Dites à Givenchy qu’il peut disposer ce soir ». Aujourd’hui les
distributeurs du film se verraient contraint de préciser la mention « contient
du placement de produits » (l’Hôtel Ritz est aussi beaucoup cité) …
Le scénario est assez
basique : la fille d’un faussaire demande à un voleur qu’elle a surpris
chez elle de l’aider à dérober une statuette, évidemment fausse mais prétendue
inestimable que son vieux a prêtée à un musée pour une expo où elle sera expertisée
pour les besoins de l’assurance. Les deux beaux gosses finissant par tomber
amoureux, cela va de soi. Cette double intrigue (le casse et la romance) avait
de quoi remplir l’heure et demie syndicale. Le scénariste a cru bon de rajouter
quelques personnages secondaires et des intrigues mineures pour la plupart
incompréhensibles ce qui donne une demi-heure de plus assez brouillonne, ne
servant que de prétexte pour introduire quelques gags plutôt lourdauds,
comparés à ceux présents dans les histoires principales. C’est cette sensation
de « pièces rapportées » qui plombent quand même pas mal le résultat
final, parce que de toutes façons malgré les improbables rebondissements, il ne
peut y avoir qu’une happy end ...
Et c’est dommage, parce qu’il y
a de la fantaisie, du rythme, O’Toole et Hepburn s’en donnent à cœur-joie, elle
en ingénue délurée, lui en (faux) voleur débutant, le tout en Panavision et en
couleurs pétaradantes. Quelques clins d’œil sont bien vus, comme lorsque
O’Toole cambriole la maison familiale, Hepburn est en train de lire un bouquin
sur Hitchcock et sursaute à chaque bruit. Face au système d’alarme hyper
sophistiqué du musée, le casse est réalisé avec une ficelle, un aimant et un
boomerang en carton par le couple de braqueurs d’opérette qui s’est fait
enfermer dans un placard à balais (petits bras, les scénaristes à venir de la
série des Ocean’s, Insaisissables, ou Mission Impossible, …).
Wyler reste sobre à la caméra,
on dirait du théâtre (de boulevard) filmé, on est loin des grands espaces de
« Ben Hur ». C’est parfois le contraire, comme les scènes filmées
dans le placard à balais, où le peu d’utilisation qui est faite du décor
naturel parisien (juste une remontée au petit jour des Champs-Elysées et
quelques plans de la Place Vendôme). Wyler laisse plutôt son couple d’acteurs
vedette s’exprimer. O’Toole en faux niais maladroit aux yeux bleus est très
bon, et Hepburn crève l’écran en écervelée longiligne, jouant parfaitement sur
son registre charmeuse mutine et glamour, une performance du niveau de celles
livrées dans « Diamants sur canapé », « Charade »,
« Vacances romaines, « Sabrina », … Et la voir en nuisette
classe chausser des bottes en caoutchouc pour une sortie nocturne précipitée ou
affublée des oripeaux d’une femme de ménage offre un contraste avec les
créations Givenchy qui lui vont comme une seconde peau …
« Comment voler un million
de dollars », c’est un peu la théorie du verre à moitié plein ou à moitié
vide. Ou plutôt de la bouteille de pinard à moitié pleine à moitié vide comme
celle qui viendra remplacer la contrefaçon de la statuette de Cellini sur son
socle une fois le braquage accompli … C’est un bon film mais qui laisse trop
souvent un goût de remplissage facile …
Les Rita Mitsouko, c’était les années 80. Et les
années 80, musicalement (mais pas que), c’était pas terrible. Sauf qu’à toute
règle il y a des exceptions. Et les Rita étaient ô combien une exception. Un
groupe-duo plutôt unique, des aventuriers sonores sans beaucoup d’équivalents.
Dans leurs meilleurs moments au niveau de Prince pour le côté touche-à-tout
imprévisible.
Les Rita, c’est en plus de vingt ans d’activité tout
juste une grosse poignée de disques studio. Dont une grosse moitié est
dispensable. En fait, les seuls à garder sont les trois premiers. Le premier,
éponyme, contient une tuerie enjouée (qui parle de mort et de cancer, on y
reviendra sur ce paradoxe) l’inoubliable au sens premier du terme « Marcia
Baila »). Le troisième, marqué par une collaboration avec leurs héros (un
autre duo « bizarre ») les Sparks (« Singing in the
shower ») et des étrangetés sonores absolues (« Mandolino
City », « Le petit train » sur les convois de déportés des
années 40) sera l’album de la consécration, les adoubera définitivement parmi
les gens qui comptent.
Mais le disque qui a tout fait exploser pour les
Rita, c’est leur second, « The No Comprendo », dont les trois
premiers titres sont dans l’ordre « Les histoires d’A »,
« Andy », « C’est comme ça ». Des morceaux sans aucun lien
musical entre eux, très gros hits en leur temps, et qui bizarrement, ont plus
que bien vieilli, en tout cas beaucoup mieux que leurs voisins du haut des
charts.
Même s’il est fondamental, le pédigrée et les
parcours de Fred Chichin et Catherine Ringer ne les prédisposaient pas à une
carrière musicale de ce niveau. Lui végétait dans des groupes punks de seconde
zone, dealait et passait par la case zonzon. Elle rêvait de théâtre, tournait
des films destinés selon la formule à un public averti pour faire bouillir la marmite. Une rencontre lors d’un casting
foireux de comédie musicale et l’aventure démarrait. Un nom choisi au hasard
(des prénoms de stripteaseuses couplés avec des noms de parfums de Guerlain, on
a évité Dita Vétiver ou Bettie Shalimar), une vie et un travail en communs,
l’aventure Rita Mitsouko commençait. « Marcia Baila », titre dansant
un peu perdu au milieu d’un disque sombre produit par Conny Plank (pape sonore
du krautrock), accompagné d’un clip arty laissant apparaître un duo tout en
contrastes (Chichin inexpressif et Ringer exubérante) lancent l’affaire auprès
du très grand public. Restait quand même une question en suspens : one hit
wonders ou pas ?
La réponse viendra avec « The No
Comprendo » (officiellement « Les Rita Mitsouko présentent the No
Comprendo », « no comprendo » étant de l’espagnol de contrebande
mais surtout le nom du « groupe » ayant participé à
l’enregistrement). The No Comprendo (le groupe), c’est une liste de gens qui
n’interviennent le plus souvent que sur un titre (cuivres, violon(celle)s, …).
A la manœuvre sur tous les titres, Chichin et Ringer. Paroles et musiques, tous
les instruments (section rythmique et guitares pour lui, vocaux, claviers et
instruments midi pour elle). Et un renfort de poids, le sieur Tony Visconti (un
« peu » célèbre pour avoir produit une ribambelle de disques de T-Rex
et de Bowie), coproducteur du disque avec les Rita et crédité à de nombreux
instruments.
Musicalement, on est près de l’os. Zéro
démonstration technique, tout est dans la créativité sonore. Tous les tristes
poncifs de l’époque sont évités (les synthés datés, les arrangements
interchangeables des rengaines pop, …). Place aux gimmicks improbables
(l’énorme saturation de la guitare sur « C’est comme ça », la
pachydermique basse slappée de « Andy », …), à la géniale trouvaille
à deux balles. Et par-dessus tout cette technique hésitante, la voix de la
Ringer. Elle « habite » tous les titres, tantôt dans les aigus
hystériques, tantôt dans les basses profondes, et marque son territoire comme
peu de shouteuses (noires généralement) ont réussi à le faire. Ringer sur
« The No Comprendo », ça joue dans la même cour que la Joplin de
« Pearl », ce qui est quand même un putain de compliment. Parenthèse.
J’ai vu les Rita dans une tournée des nineties avec un backing band de Blacks
funky, et Ringer chantant les Rita il y a quelques années, je peux vous
assurer, brothers and sisters, que sa voix, elle est pas dopée par des effets
de studio, elle a la foudre dans les cordes vocales (bon la dernière fois, à
plus de soixante balais, elle n’a tenu qu’un peu moins d’une heure dans les
aigus impossibles avant de « gérer » une grosse demi-heure, à coups
de quasi instrumentaux, de solos des zicos, de présentation du band, … mais on
en avait déjà eu pour notre fric).
Reste quasi quatre décennies plus tard, un paradoxe
Rita Mitsouko. Le duo est considéré comme immensément représentatif des années
80 festives et hédonistes alors que ses titres sont souvent d’une noirceur
totale. « Marcia Baila » sur le cancer qui avait emporté la
chorégraphe Marcia Moretto avec laquelle avait bossé Ringer ouvrait la voie de
ces joyeuses rengaines glauques. Et si l’on s’en tient aux textes de « No
Comprendo », tout l’album n’est qu’une succession de lamentos parfois lugubres
mis en musique. Avec une exception, la pièce rapportée et plus mauvais titre du
disque, « Nuit d’ivresse », rythme festif et entraînant, bande-son du
navet du même nom avec Lhermitte et Balasko. Titre de commande, foncièrement
différent au niveau sonore (exceptionnellement des vrais cuivres, ça s’entend)
et par son texte (sponsorisé ?), assez loin dans le délire sur le thème de
l’alcoolisme que l’excellent « Commando Pernod » des non moins
excellents Bérurier Noir sorti l’année précédente. Ce « Nuit d’ivresse »,
à part quelques considérations bassement mercantiles de la part de Virgin,
distributeur des Rita, voulant surfer sur les quelques entrées du film éponyme,
et qui une fois venu le succès des autres titres, s’empressera de sortir une
version anglaise de « No Comprendo », avec comme objectif le mirage
du marché anglo-saxon (comme avant eux les échecs dans la langue de Thatcher
des Johnny, Téléphone ou Trust, sans parler des succès « achetés » de
Montand ou Aznavour), ce « Nuit d’ivresse » donc, vient entacher un
disque jusque là irréprochable.
L’enfilade des trois hits d’entrée nous montre que l’univers
musical des Rita est plutôt polymorphe. « Les histoires d’A » c’est
un funk rock lourd à guitares (Chichin, Ringer, Visconti), avec un violon lancinant
au fond du mix, sur fond d’énumération de ruptures sentimentales tristes avec
la Ringer qui marque vocalement son territoire. « Andy », c’est le
tchac-poum disco avec une énorme base slappée, sur le racolage d’un type lambda
terne et timide, assimilé au personnage de bande dessinée rosbif Andy Capp. « C’est
comme ça », c’est un rock’n’roll basique et bourrin entre Who et Cochran,
qui a autant marqué les esprits par son rythme trépidant que par son clip très diffusé
mettant en avant l’univers kitsch et surréaliste des Rita et de Jean-Baptiste
Mondino.
Les autres titres du disque, dont on ne parle pas
souvent (pour être gentil) méritent pourtant le détour. Moins « faciles »
peut-être, mais toujours empreints de cette noirceur désabusée due aux textes,
en parfait contrepoint avec l’esthétique supposée joyeuse du duo. « Vol de
nuit », c’est de la cold wave sombre (comme un prolongement de leur premier
disque et une marche dans les pas des Smith les plus sombres, le Robert de Cure
et le Mark E. de The Fall). « Un soir un chien », si le titre avait
pas déjà été pris (par Blue Öyster Cult) aurait pu s’appeler « Dominance
& submission » (voir les paroles), c’est le plus glacial de la
rondelle. « Tonite » lui ressemble, malgré une tendance à loucher vers
l’emphase pompière (Ringer se fait un peu trop démonstrative à mon goût au
chant).
Et même si les textes ne sont pas plus enjoués, quelques
décharges rock (Chichin ?) s’intercalent pour éviter toute comparaison
avec Joy Division. Petits brûlots rockabilly (« Someone to love »),
mid tempos guillerets (« Bad days »), ballade-comptine (« Stupid anyway »)
montrant que la voix de Ringer peut aussi être extraordinaire sur des tempos
lents.
Même Godard avait été impressionné par le duo (il n’y
comprend rien mais est attiré par la musique des djeunes). Après les Stones
enregistrant « Sympathy for the devil » dans « One + One »,
il avait filmé les Rita travaillant sur « No Comprendo », incluant
quelques séquences dans l’oubliable « Soigne ta droite ». Pas rancunier,
le duo le remercie dans les crédits du disque …
Et pour finir, respect total pour l’attitude des Rita
Mitsouko qui ont su ne pas sombrer dans le music business à tout crin, rester
en dehors des engagements humanitaires, caritatifs, etc … calculateurs, et
éviter toute récupération (l’esquive de Ringer à la tentative de bisou de
Micron Ier aurait dû en inspirer certain(e)s) …