« Le Docteur
Jivago », c’est le genre de films que les programmateurs de télé nous
sortent pour les fêtes de fin d’année. Pour plusieurs raisons. D’abord il a été
tellement diffusé que les droits doivent plus être très chers. Ensuite, comme
il dure trois heures vingt, t’as vite fait de remplir tes plages horaires de
l’après-midi. Et puis, programmer « … Jivago », ça mange pas de pain.
Du grand spectacle, de grands sentiments, du politiquement correct. Ouais,
présenté comme ça, tu zappes, comme si c’était un vulgaire nanar avec
Fernandel. Sauf que « … Jivago », c’est signé David Lean.
Et avec Lean, tu te retrouves à
l’épicentre d’un certain type de cinéma. Celui qui se limite à son
essence : montrer des images qui racontent une histoire. Lean doit être un
arbitre refoulé, ne prend pas parti, n’essaie pas de délivrer un
« message » (la marotte de ceux qui privilégient le fond sur la
forme). Lean, image après image, veut faire de ses films le spectacle le plus
beau possible.
David Lean bien entouré ... |
Lean, c’est la triplette
consécutive incontournable, « Lawrence d’Arabie », « Le pont de
la rivière Kwaï », « … Jivago », celle des succès populaires
énormes (durant la fin des années 50 et le début des années 60, lorsque des
foules compactes se pressaient sans discontinuer dans les salles obscures),
celle des budgets aux montants indécents, celle des montagnes de statuettes
gagnées aux Oscars. Le genre d’apothéose dans une carrière dont beaucoup, même
s’ils préfèreraient mourir que l’avouer, rêvent. De ces trois films, « …
Jivago » est peut-être le plus abouti. Parce qu’il combine les points
forts de « Lawrence … » et « … Kwaï », la gigantesque
fresque centrée sur un personnage, et l’étude des relations humaines dans un
petit groupe d’individus. Avec comme dénominateur commun à tous cette mise en
scène dans des espaces vierges démesurés …
Faut dire qu’à la base de
« … Jivago », y’a du matos. L’œuvre du même du nom, considérée comme
la meilleure de Boris Pasternak, tout auréolé de, excusez du peu, un récent Prix
Nobel de littérature. Autrement dit, les fondations du scénario sont plutôt
solides. « … Jivago », le bouquin, je l’avais lu au collège, des
années avant de voir le film, et j’avais gardé un grand souvenir de cette
épopée romanesque. Le film, au début, il m’avait déçu. Il ne commençait pas
comme le bouquin par cette scène poignante de l’enterrement de la mère de Youri
Jivago, mais par la fin chronologique de l’histoire, la quête par demi-frère de
Jivago (haut dignitaire du Parti Communiste) de sa nièce … Et puis, « …
Jivago », le film, c’est un truc qui s’apprivoise, ces trois cent minutes
la première fois te filent le vertige, le tournis. Tu sais plus où donner des
yeux et des neurones et tu subis, t’apprécies pas …
Pas mal, le casting ... |
« … Jivago » est un
film où rien n’est laissé au hasard. Pas une image, pas un plan, pas une scène,
n’est là par accident. C’est la quête de la perfection, du détail dans les
grands espaces, qui en font un truc assez unique. Lean s’efface devant ses
personnages et leur histoire, met toute sa technique (et des moyens financiers
assez conséquents, il faut bien dire) à leur service. Lean s’efface même devant
l’Histoire, la vraie, la grande, et pourtant tout le film s’articule autour
d’un des événements les plus cruciaux du siècle passé, la Révolution Russe.
Y’avait de quoi s’embourber dans « l’interprétation politique » à
deux balles, subjective comme c’était possible en ces temps de Guerre Froide,
et on connaît, et pas des moindres, qui ont fait sombrer leurs films dans la
ridicule analyse manichéenne à deux balles ou le maccarthysme le plus vil …
Lean suggère plus qu’il nous
montre vraiment la vie fastueuse des salons bourgeois du temps des Romanov, la
boucherie de la Première Guerre Mondiale, la folie sanguinaire des premières
années révolutionnaires. Lean ne prend pas parti, mais s’attache à reconstituer
avec une minutie de détails des années historiques cruciales. La reconstitution
(en Espagne et en Finlande) de quartiers entiers de Moscou, allant même jusqu’à
suivre, à mesure que le temps passe, les changements qui affectent l’écriture
cyrillique sur les panneaux signalétiques ou les vitrines des commerces, c’est
le genre de choses que peuvent même pas se permettre des Cameron ou des
Scorsese aujourd’hui. Lean est un maniaque total, plus encore que son
compatriote Kubrick. Bon, faut dire que derrière, aux pépettes y’a du lourd.
Rien moins que Carlo Ponti, stakhanoviste des productions, toujours prêt à dégainer
son chéquier, qu’il s’agisse d’un film tchèque indépendant ou d’un blockbuster
annoncé comme « … Jivago ». Inconvénient (enfin façon de parler,
c’est le genre d’inconvénient que des millions d’hommes auraient voulu dans
leur plumard), la femme de Ponti s’appelle Sophia Loren et Ponti exige qu’elle
ait le rôle féminin principal, celui de Lara. Laquelle Lara a dix-sept ans lors
des premières scènes où elle apparaît, la Sophia la trentaine plutôt sonnée.
Le mari, la femme et la future amante ... |
Il faudra tout le flegme britannique,
mais aussi la diplomatie et la persuasion de Lean pour imposer dans le rôle de
Lara, la peu connue Julie Christie. Qui s’en sort mieux que bien, il y a au cœur
de sa beauté blonde indolente un regard et deux yeux d’une expressivité hors
norme par lesquels passe toute la panoplie des sentiments, de la résignation de
ses débuts dans le monde aux bras du pervers Komarovsky, à sa détermination à survivre
avec sa fille dans un monde hostile pour tous, en passant par cette passion qui
la dévore lorsqu’elle retrouve Jivago. Jivago, c’est Omar Sharif, passé en
quelques années d’une ascension fulgurante des films à l’arrache égyptiens de
Chahine, à un second rôle dans « Lawrence d’Arabie » avant que Lean
en fasse la vedette de « … Jivago ».
Youri Jivago, c’est le type qui
subit tant qu’il n’est pas fou d’amour pour cette Lara qu’il n’a fait qu’apercevoir
à Moscou, avant de la retrouver professionnellement comme infirmière volontaire
sur le front, et puis des années plus tard dans une petite ville perdue de l’Oural,
où se cache celle qui est devenue la femme de Strelnikov, bolchevik sanguinaire
qui traque les Blancs dans les immenses étendues enneigées. A partir de là,
Jivago va prendre son destin en main, lui le bourgeois marié et aimé
(excellente Géraldine Chaplin), sombrer dans une passion dévorante et tout
risquer (foutre sa famille en l’air, déserter quand il est réquisitionné, vivre
en marge du pouvoir alors que son demi-frère en est un haut dignitaire qui
voudrait l’aider).
Un certain sens des paysages et du cadrage ... |
Le cœur de l’histoire c’est
évidemment le mélodrame qui se joue entre Jivago et Lara, rythmé par un thème
musical obsédant, et gros succès en tant que tel, signé de Maurice Jarre (une
statuette pour lui aussi). Mais pas seulement, puisque le film débute lorsque
Jivago a sept ans et se termine après sa mort, prenant l’allure d’une fresque
sociale, humaine, sur un demi-siècle politique et historique en Russie.
Et puis les films de Lean, c’est
comme ceux de John Ford. Même si t’aimes pas les personnages et l’histoire qu’ils
racontent, il te reste quand même une succession d’image et de plans plus
grandioses les uns que les autres. Autant l’Anglais que l’Américain sont les
grands maîtres des perspectives et des arrière-plans démesurés de ces années
50-60, qui constituent l’apogée et l’âge d’or du cinéma « classique ».
« Le Docteur Jivago »,
dûment restauré et remastérisé est maintenant proposé dans une version BluRay assez
exceptionnelle. Seul reproche, les bonus (notamment une version commentée du
film par Sharif, la fille de Lean et quelques autres est en VO, et là, faut
avoir un sacré courage ou un super niveau en anglais pour tenir plus de trois
heures) sont pas vraiment à la hauteur de ce film d’exception…
Du même sur ce blog :