FATIH AKIN - HEAD-ON (2004)


Dans ta face ...

« Head-on » (« Gegen die wand » en V.O.), c’est le film de la consécration pour Fatih Akin, tout juste la trentaine quand il le réalise. Akin est allemand et d’origine turque, et ses racines turques sont omniprésentes dans son cinéma, la plupart de ses films voyant d’ailleurs leurs scènes finales tournées en Turquie, après une histoire qui a débuté en Allemagne. Ce qui est tout sauf un hasard scénaristique, ses personnages, souvent immigrés ou descendants d’immigrés turcs à fleur de peau, allant se « ressourcer », se « retrouver » dans le pays de leurs ancêtres.
Fatih Akin
Akin est un cinéaste « classique » (pas de montage saccadé genre vidéo-clip), fan et connaisseur de rock (pour son personnage principal, quand il le décrit dans les bonus, il cite immédiatement Nick Cave et Iggy Pop), et peu enclin à tourner des films avec des stars bankables (le rôle principal féminin est tenu par une débutante, Sibel Kekilli). L’acteur quasi-fétiche de Akin (ils ont tourné trois films ensemble), c’est le turco-allemand Birol Ünel. Les deux sont souvent comparés à un autre duo mythique du cinéma allemand, Klaus Kinski et Werner Herzog, à cause du jeu affolant de Ünel (il ne joue pas, il devient et il est son personnage), et de leurs relations « particulières » sur le tournage (ils se sont paraît-il battus entre deux prises sur « Head-on »).
Birol Ünel
« Head-on » démarre à San Pauli, le quartier « chaud » et melting-pot de Hambourg, et raconte le destin qui va devenir commun de Cahit (Ünel), la quarantaine punk et destroy et de Sibil, la vingtaine écrasée par toutes les traditions rigoristes de sa famille turque. Après leurs respectives tentatives ratées de suicide (lui s’est jeté contre un mur en voiture, elle s’est ouvert les veines), ils se rencontrent dans le même hôpital. Et d’entrée, Sibil demande à Cahit de l’épouser. Mariage blanc, évidemment, mais juste pour qu’elle puisse quitter son milieu familial qui l’insupporte. Les deux n’ont rien en commun, lui est voie de clochardisation, elle est issue d’une famille plutôt middle-class, ils se jaugent pourtant.
La première partie du film tourne autour de Cahit. C’est lui qui fait évoluer la situation. Revenu de tout (on sait juste qu’il est veuf), entretenant une liaison en pointillé avec une coiffeuse du quartier, picole et coke au quotidien, sans aucun but ni avenir, il va sur un coup de tête accepter ce mariage blanc, peut-être juste pour faire une bonne action dans sa vie et aider un de ses semblables. A ce stade, tout le talent de Akin est d’éviter à ce film de sombrer dans l’étude psychologique à deux euros, ou dans le mélo larmoyant ultra-prévisible (non, les deux ne finiront pas leurs jours ensemble, et n’auront pas de beaux enfants …). « Head-on » est un film tendu, noir et glauque, même si quelques scènes plus légères, surtout dans sa première partie, viennent l’aérer (celles avec l’oncle bonasse de Cahit, celles avec la famille de Sibil, notamment la demande en mariage). Akin avait tourné d’autres scènes de « comédie », présentes dans les bonus du DVD, et qu’il a supprimées au montage, estimant à juste titre que son film y perdrait en puissance et en tension.
La tension entre les personnages est le moteur du film, surtout entre ses deux protagonistes principaux. Tout à fait logiquement quand on a déjà vu évoluer le personnage, Cahit jette Sibil à la rue le soir de leurs noces, et elle commence, c’est une des choses qu’elle revendiquait pour justifier sa fuite du cocon familial, par baiser avec ceux qui passent à sa portée. Mais dans le couple officieux (la plupart des connaissances de Cahit ignorent qu’il est marié) de « colocataires », chacun va finir par s’intéresser à l’autre, faire des efforts, se montrer attentionné, … mais sans consommer le mariage. Le premier à craquer sera Cahit, qui insensiblement va tomber amoureux de Sibil. Ces deux êtres à fleur de peau se « rapprochent » difficilement, maladroitement. Elles met de l’ordre dans le taudis commun qui devient un coquet studio, elle lui prépare de bons petits plats … Lui se conduit comme un grand frère, n’hésitant pas à faire le coup de poing, quand d’autres hommes la serrent de trop près.
Le mariage
Et puis, sur un instant, leur destin bascule. Grossièrement provoqué et insulté par un de ses copains amant de passage de Sibil, Cahit le frappe avec un cendrier … l’homme ne se relèvera pas. Cet accident dramatique est le cœur du film, et on pense beaucoup à Inarritu, qui articule ses chef-d’œuvres (« Amours chiennes », « 21 grammes ») autour de ces évènements accidentels (chez le Mexicain, c’est en bagnole que le destin bascule) autour de ces instants où la fatalité le dispute au hasard …
Cette bagarre mortelle intervient au milieu du film, c’est dire la densité, le sens du juste nécessaire à la dramaturgie qui caractérise « Head-on ». Une dimension dramatique renforcée par un groupe folklorique turc qui joue le rôle des chœurs du théâtre antique et qui intervient en chanson aux moments cruciaux de l’histoire. De même, l’oncle bonhomme de Cahit, qui agit comme son ange gardien et sa conscience, se trouvant toujours là pour l’aider quand son neveu assez imprévisible et caractériel se met dans des situations impossibles.
La seconde partie du film (je vais pas vous la raconter, faut le voir) est centrée sur Sibil qui retourne à Istanbul pour fuir l’opprobre de sa famille pendant que Cahit est en prison  … Avec en filigrane le destin de ce couple brisé, maintenant que chacun sait qu’il est aimé de l’autre.
Sibel Kekilli
Tout le talent d’Akin est de rester à mille lieues du mélo larmoyant, il n’y a pas non plus de happy end ou de spirale tragique inéluctable à la Zola. Outre l’histoire de ce couple improbable, ce qu’a surtout voulu montrer Akin, c’est le comportement de la communauté turque, loin de chez elle en Allemagne, ou « à la maison » à Istanbul. Il y a les déracinés (Cahit, zonard apatride qui a coupé tous les ponts avec ses origines ), Sibil qui rejette violemment tout le poids des rigorismes communautaires (la religion, la société patriarcale, le clan familial, avec père, mère, frère et belle-famille qui représentant tous les niveaux – ou pas – d’intégration dans un pays occidental), et en Turquie l’évolution des mentalités, certains cherchant l’occidentalisation (la cousine de Sibil, très carriériste dans son hôtel de luxe), d’autres perpétrant le difficile équilibre d’un pays en état de déliquescence, coincé entre Europe-mirage économique et traditions musulmanes.
« Head-on » est un film immense, qui évite tous les clichés liées à une histoire d’amour, ce n’est pas non plus un film social qui se perdrait dans une analyse sociologique vite torchée. C’est un film noir, dur, entrelardé de scènes de tendresse et d’humour, mais surtout un film plein de mouvement, de violence, de (beaucoup) de sang, de sexe, de dope, de musiques agressives ou gothiques, porté par deux acteurs excellents, avec mention particulière à Birol Ünel, effrayant de réalisme destroy.
Les mêmes thèmes (l’histoire d’amour, les instants tragiques où tout bascule, le retour au « pays ») seront au programme du quasi-gémeau de « Head-on », le plus apaisé mais également plus noir « De l’autre côté », tourné trois ans plus tard …

8 commentaires:

  1. Je me demandais de quel film de Akin tu allais parler. Ouais, grand film pour moi aussi, Fatif Akin est un de mes jeunes cinéastes préféré, grosse révélation des années 2000. Je ne vais pas en rajouter une couche, tu as à peu près tout, dit, c'est très fort (les scènes de sexe sont particuilièrement réussi, ce qui est assez rare pour être noté). De l'Autre Côté est du même niveau, encore plus sombre comme tu l'as mentionné, et avec la grande Hanna Schygulla en prime. A noter que Sibel Kekili en a un peu pris plein la gueule de la part de sa communauté (pour rebondir sur le contenu du film) car il s'est révèlé qu'elle avait fait du porno avant d'être repéré par hasard pour Head-On, évidemment les dossiers sont ressortis alors que le film accumulait les récompenses internationales. Dans une veine beaucoup plus légère mais pas moins intéressant dans le fond, Akin a aussi réalisé une comédie, Soul Kitchen, à la BO aussi excellent que le titre le laisse entendre. J'ai raté son doc Crossing the bridge, par contre, mais c'est un oubli que je compte bien rattraper, d'autant que ça parle de musique. Ouais, Fatih Akin, un type qui m'intéresse beaucoup.
    (la seule petite objection que j'aurais c'est pas rapport à Inarritu à qui tu le compares, que perso je n'aime pas beaucoup, que je trouve être un cinéaste systémique et assez lourdingue malgré quelques petites réussites, notemment la partie japonaise de Babel. Mais j'ai jamais pu saquer Amour Chienne et je trouve 21 grammes un peu tire-larme éploré quand même.)

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    1. C'est chiant de ne pas pouvoir éditer ses posts, je fais des tonnes de coquilles !

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    2. La comparaison avec Inarittu, c'est sur l'instant où tout bascule ...
      Sinon, j'aime beaucoup Inarittu, surtout "amours chiennes" et "21 grammes". "babel" un peu moins, il devient "hollywoodien", avec Pitt et Blanchet au casting, et l'histoire est facile à suivre, un scénar beaucoup plus chronologique que les deux autres, génialement montés façon puzzle ...

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    3. J'avais beaucoup aimé 21 Grammes à l'époque, mais je ne suis pas sûr de comment je l'apprécierais à la revoyure. Il y avait quand même déjà Sean Penn, Naomi Watts & Benicio del Toro, c'est pas beaucoup moins "hollywoodien" que Blanchette et Pitt, qui sont deux excellents acteurs aussi. J'avais trouvé la partie japonaise vraiment très bien, surtout une scène de boite de nuit comme j'ai rarement vu, et puis il avait eu le bon goût de prendre Kôji Yakusho, l'acteur de K. Kurosawa et des derniers Imamura, la classe. Je pense que je regarderai quand même Biutiful si j'en ai l'occasion, mais c'est vrai que je suis quand même mitigé en général).

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  2. Ah, c'est pour ça que je connaissais pas, c'est pas un musicos mais un cinéaste. Ma culture cinématographique étant plus limitée que ma (monumentale) culture musicale...
    Pfffff... A quand un film austro-hongrois sous-titré en serbo-croate ?

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    1. Oh, fait pas ta Natacha Polony, même si elle jouait dans New Order.

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    2. Qu'est-ce qu'il y a contre les austro-hongrois, les serbo-croates et les natacha polonaises ?

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    3. Il y a pire... les Natacha Saint Pier...

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