A history of violence ?
« Orange mécanique »
restera comme le film sulfureux de Kubrick. Plus encore que
« Lolita ». Qui avait eu la chance de sortir à une époque où l’on ne
parlait guère de pédophilie et de détournement de mineurs. Kubrick avec
« Orange mécanique » a mis les pieds dans le plat. Et pas qu’un peu.
Il a même sauté à pieds joints dans la soupe du conformisme bourgeois
bien-pensant. Résultat des courses : un film encore interdit aux moins de
dix-huit ans dans certains pays, et qui a du être retiré de l’affiche pendant
vingt cinq ans en Angleterre, suite à des menaces de mort reçues par Kubrick,
et après une série de crimes, dont un meurtre, calqués sur des scènes du film.
Le film arrive après
« 2001 … » ce qui n’est pas rien, tant l’odyssée spatiale et spéciale
a traumatisé tous ceux qui l’ont vu (et n’ont rien compris, mais sont restés
scotchés à vie par ce montage hors-norme de musique et d’images, dont on
cherchera encore la signification ou le sens caché quand tous les monolithes
noirs seront réduits en poussière d’étoiles …). L’incompréhension et les
malentendus vont se poursuivre avec « Orange mécanique », où majorité
du public et censeurs officiels n’y verront que ce qui n’y est pas …
Le projet du film vient de la
lecture du livre récent du même nom (« Clockword orange » en V.O.) de
l’écrivain anglais Anthony Burgess. Un
bouquin d’après les dires de Kubrick (mais est-ce vrai ?) acheté dans son
édition américaine expurgée du dernier chapitre. Et comme le film sera assez
fidèle au bouquin, le final que Burgess estime tronqué vaudra aux deux hommes
d’entretenir des relations tumultueuses, faites de brouilles, embrouilles et
réconciliations. Aux origines de l’adaptation, un nom revient, celui de Mick
Jagger. Mais l’histoire n’est pas claire, et les bonus de la version BluRay
sont contradictoires. D’après Malcolm McDowell, c’est Jagger qui aurait acheté
les droits du livre, mais il n’explique pas comment Kubrick les a récupérés.
D’après d’autres témoignages de proches de Kubrick ou de critiques, Jagger
était envisagé pour le rôle d’Alex et le restant des Stones pour jouer la bande
des Droogs. Un choix qui s’est révélé impossible dès que la production a
commencé à aligner des chiffres et consulté les disponibilités des uns et des
autres.
Cette piste-là abandonnée,
Kubrick contacte le jeune (enfin, presque trente ans, son personnage est
beaucoup plus jeune) McDowell, remarqué pour son premier rôle (dans tous les
sens du terme) dans « If … » de Lindsey Anderson. Bonne pioche (et
risquée, McDowell est de toutes les scènes du film qui repose donc
essentiellement sur ses épaules), ce quasi-inconnu va faire une prestation
hallucinante, bien dans la lignée de ces acteurs « dangereux » (Klaus
Kinski, Rutger Hauer) des années 70. C’est lui qui va demander à être
réellement camisolé dans les séquences « médicales » de cinéma, et
qui finira par se blesser à la cornée en se débattant pour essayer de se
soustraire aux écarteurs de paupières et aux lavages au collyre. C’est lui qui
aura l’idée de la danse et du chant de « Singin’ in the rain » sur la
scène mythique de l’agression de l’écrivain et du viol de sa femme après cinq
jours (le perfectionnisme maniaque de Kubrick !) de prises jugées
quelconques par son metteur en scène. Alors oui, McDowell-Alex par son
interprétation tire tout le reste du casting vers la démesure.
Mais rien à côté du traitement
de l’histoire par Kubrick. A partir d’un scénario ultra-violent, l’Américain
exilé en Angleterre aurait pu accoucher d’une fresque sanglante à la Peckinpah
, qui après « La Horde Sauvage » venait de sortir « Straw
Dogs ». Deux immenses films, certes, mais Kubrick ne fait jamais rien
comme les autres. Kubrick (on ne dira jamais assez, que techniquement parlant
c’est un des plus grands, voire le plus grand manieur de caméra de tous les temps) va chorégraphier la
violence comme personne ne l’avait jamais fait, du moins en Europe ( les
premiers films des frères Shaw à Hong-Kong ont du servir de source
d’inspiration, notamment dans la baston du théâtre entre les Droogs et une bande
rivale, et le « phénomène » Bruce Lee va bientôt débarquer sur les
écrans). Ne pas croire pour autant que « Orange mécanique » a quelque
chose à voir avec les films d’arts martiaux. Les scènes violentes se
concentrent sur la première demi-heure (hormis les « retrouvailles »
d’un Alex sorti de prison avec ses
anciens copains), et encore ont été édulcorées par rapport au bouquin de
Burgess (les deux filles, apparemment majeures et consentantes rencontrées dans
le magasin de disques et qui occasionnent une partie de
« va-et-vient » à trois filmée en accéléré, sont dans le livre âgées
de dix ans et droguées par Alex avant d’être violées), mais ont suffisamment
traumatisé les spectateurs à l’époque pour que l’on y réduise le film. Un
argument trop facile qui éclipse tout le reste.
« Orange mécanique »
tient beaucoup plus de la comédie (« musclée » si on veut) et de la
satire caricaturale féroce d’une société en voie de bigbrotherisation qui veut
à tout prix enfermer tout le monde (et en particulier la jeunesse) dans un même
moule consensuel. Quelques politiques anglais ne s’y sont pas trompés (même si
l’histoire se passe dans le futur, il est criant que c’est bien de l’Angleterre
qu’il s’agit), qui ont fait du lobbying pour « assassiner » le
film et le faire interdire (c’est finalement la Warner qui anticipera, sur la
demande d’un Kubrick qui commence à flipper devant les menaces et les campagnes
de presse téléguidées contre lui, et qui retirera le film de l’affiche).
D’ailleurs Kubrick a toujours qualifié son film de « fable ».
Tout dans ce film est outré,
démesuré, et a beaucoup plus à voir par le jeu, les mimiques exagérées des
acteurs et la surenchère scénaristique (en ce sens « Orange
mécanique » est assez proche d’un « Dr Folamour ») avec les
cartoons d’un Tex Avery qu’avec le cinéma politico-social d’un Ken Loach. La
transposition dans le futur permet tous les excès, et Kubrick s’en est donné à
cœur-joie, mettant toute l’équipe du film à contribution, demandant à chacun
d’apporter sa pierre délirante à l’édifice. L’anecdote veut qu’un script ait
même été donné au gardien du plateau de tournage, que l’unique faux-cil d’Alex
soit réellement celui de la costumière qui a eu l’idée de ce maquillage devenu
légendaire, …
« Orange mécanique »
est un choc visuel et esthétique (d’entrée le décor du bar-siège social des
Troogs, avec ses tables en forme de femmes nues, l’écrabouillage de tête d’une
femme par un godemiché géant, les costumes d’escrimeurs en chapeau melon de la
bande, leur sorte de Batmobile, l’architecture ringardo-futuriste des immeubles
et appartements, …). C’est un choc auditif, avec la retranscription du
vocabulaire très particulier plein de néologismes des Troogs. L’utilisation de
la musique est aussi très particulière, consistant en un détournement de tous
les codes qui y sont attachés. L’essentiel est composé de musique classique, et
notamment de Beethoven dont Alex est un immense fan. Kubrick extirpe cette
musique des salons cossus et bourgeois où elle était confinée (ce qui en soi
constitue quasiment un blasphème) pour en faire la bande-son des virées
sauvages d’Alex et sa troupe. La plupart de ces titres sont parasités par les
bécanes électroniques (les premiers Moog) du transsexuel Walter-Wendy Carlos,
et clin d’œil malicieux, on voit dans un magasin de disques la B.O de
« 2001 … » à côté du « Meddle » de Pink Floyd (le groupe
avait refusé à Kubrick d’utiliser le titre « Echoes »). Cette
omniprésence de musique classique renforce l’effet de ballet des scènes de violence,
qui tiennent plus de la chorégraphie que de la baston.
Quelle morale retirer de cette
fable ? L’histoire est simple. Alex, leader d’une bande de jeunes
ultraviolente, se fait serrer par les keufs, et se voit proposer un traitement
de substitution à sa peine de prison, en gros un lavage de cerveau, destiné à
effacer toutes ses pulsions et en faire un modèle d’adaptation sociale. Dans le
bouquin de Burgess, Alex rentre dans le rang. La fin tronquée (volontairement
ou pas) de l’adaptation de Kubrick se termine par une scène dans laquelle un
Alex hospitalisé est nourri comme un oisillon au nid (scène fabuleuse) par le
Ministre de L’Intérieur qui lui propose un « arrangement ». Kubrick
laisse l’épilogue en suspens : le système réussit-il toujours à faire
marcher droit tous ses canards boîteux, ou bien Alex avec son cerveau remis
fraîchement d’aplomb dans la « norme » joue t-il à son tour les
manipulateurs ? Avec bien d’autres thématiques corollaires évoquées :
la vision de la violence (les séances de « cinéma ») engendre t-elle
la violence ou est-elle une thérapie ? Le déterminisme social (les parents
d’Alex sont des travailleurs anglais moyens, caricaturalement excentriques,
mais des Anglais moyens quand même) est-il un facteur conditionnant ? Quel
est le rôle des élites (intellectuelles notamment) face à un système qui
lobotomise (au propre ou au figuré) ses sujets (la vengeance-loi du talion par
l’écrivain devenu paralytique) ?
Là où l’on n’a voulu voir
qu’apologie de la violence, Kubrick fait un réquisitoire caustique contre
l’évolution de nos sociétés dictée par les classes dirigeantes, en dynamitant à
grands coups de scènes, de situations et de mimiques cocasses beaucoup d’idées
reçues et communément admises.
Pour moi, « Orange
mécanique », c’est juste une des plus grandes comédies portées à l’écran.
Et qui appuie juste très fort là où cela (nous) fait vraiment très mal …
Du même sur ce blog :
Spartacus
Barry Lyndon
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