Carlos Saura est un type qui a
compté dans le cinéma espagnol. Pour plein de raisons dont je causerai plus bas
si j’y repense et si j’ai le temps. Pas mal de films en plus de cinquante ans
de carrière (à plus de quatre vingt balais, il sort encore à peu prés un film
tous les deux ans), mais un seul qui restera, « Cria cuervos ».
« Cria cuervos » est
le début d’un proverbe campagnard espagnol (« cria cuervos y te sacaran
los ojos », en gros élève des corbeaux et ils t’arracheront les yeux), que
Saura applique ici à une enfant de neuf ans dont on suit les
« aventures » durant l’été 1975.
Carlos Saura 1975 |
« Cria cuervos »
s’apparente à du cinéma subjectif. Tout le film est vu à travers les yeux de
cette gamine, toutes les scènes qu’elle traverse sont rendues selon
l’impression qu’elle en a. Cette gamine, c’est Ana Torrent (Ana aussi dans le
film). Choisie parce que Saura l’avait remarquée dans « L’esprit de la
ruche » de Victor Erice, autre film marquant de la fin du franquisme.
Torrent, même si a elle fait une carrière d’actrice, n’a guère fait parler
d’elle devenue adulte, et Saura a dû batailler ferme pour convaincre ses
parents de la laisser tourner dans « Cria cuervos ».
« Cria cuervos » est
un film difficile à suivre. Plein de flashbacks, de scènes où rêves et réalité
se mélangent. Et même plus. Géraldine Chaplin (accessoirement compagne de Saura
à l’époque, ils auront un fils ensemble) joue la mère d’Ana et Ana à vingt ans
dans un paire de scènes « explicatives » réduits à des plans fixes
sur son visage.
Le film commence par la mort du
père, militaire franquiste (et pas de circonstance, on apprendra fugacement
dans le film qu’il s’est engagé dans le temps dans la division Azul,
volontaires espagnols luttant aux côtés des nazis sur le front russe), dont le
cœur lâche alors qu’il besogne sa maîtresse Amelia. Une mort qui intervient
quelques mois après celle de sa femme. Ana et ses deux sœurs (l’aînée a une
douzaine d’années, la cadette cinq ou six ans) se retrouvent orphelines et
placées sous la tutelle de leur tante maternelle, la rigide Paulina (Monica
Randall). Autant dire, que dès le départ, on n’est pas dans le scénario fleur
bleue et dans un film fait par des enfants pour des enfants.
Géraldine Chaplin & Ana Torrent |
« Cria cuervos » est
un film noir, traversé par la mort (même celle de Roni, le hamster de Ana). Et
c’est l’incompréhension de cette mort par les trois sœurs, exprimée surtout à
travers Ana, qui est le moteur du film. Ana entretient au-delà de son décès une
relation fusionnelle avec sa mère. Toutes les scènes apaisées, familiales, tous
les instants d’amour sont les flashbacks de leur relation. Et quand il n’y a
pas de flashback, Saura fait jouer aux trois sœurs maquillées comme des camions
portugais, une scène de dispute conjugale de leurs parents en version
vaudeville – théâtre de boulevard pour ce qui est un des meilleurs passages du
film. Ana sanctifie quasiment sa mère, d’une douceur angélique avec ses
enfants, alors que son père est un coureur (même la gouvernante de la famille,
pourtant pas un canon, est poursuivie par ses avances), macho, facho et
patriarcal, qui envoie paître sa femme dès lors qu’elle veut seulement discuter
avec lui. La mère d’Ana meurt d’une maladie incurable dans d’atroces
souffrances. Et Ana va vouloir la venger. Elle se persuade qu’elle a empoisonné
son père puis sa tante acariâtre avec du bicarbonate de soude périmé (si le
premier est bien mort, la seconde se réveillera dans une forme resplendissante
le matin, au grand étonnement d’Ana). Ana refuse de s’incliner et de prier
devant le cercueil de son père au milieu de tous les militaires franquistes
venus lui rendre un dernier hommage.
Le rêve et la réalité se mélangent ... |
Et c’est à ce niveau
qu’interviennent les divergences d’interprétation de ce film. D’éminents
spécialistes (en l’occurrence une universitaire très intéressante) expliquent
dans les bonus du Dvd toutes les métaphores historiques et sociales cachées
derrière les personnages. Le père mourant, c’est évidemment la fin du
franquisme (un an après le tournage du film), la mère bafouée, opprimée,
agonisante, c’est la République (elle est artiste, pianiste douée, et a vu sa
carrière sacrifiée par la vie de famille imposée par son mari), la vieille
grand-mère perdue dans ses souvenirs ridicules de jeunesse, c’est la vieille
société espagnole (la grand-mère est paralysée et muette), la gouvernante,
c’est le peuple qui subit les caprices des classes supérieures, … Tout ça est fort
bien vu, d’autant que Saura n’a jamais caché son mépris du franquisme (enfin,
fallait pas le hurler, la censure et la répression étaient bien là). Sauf que
Saura en 2007, dans trois quart d’heure d’interview sur « Cria
cuervos », ne fait aucune allusion à ces métaphores. Lui dit avoir
simplement fait un film sur l’enfance et la mort. La vérité doit se trouver
entre les deux. Un des derniers plans du film, alors que les trois sœurs
partent pour la rentrée des classes, les voit passer devant un mur taggé d’un
« Viva el rey Juan Carlos » peu équivoque. Si on veut pas faire un
film « politique », on laisse pas ça au montage. Mais peut-être aussi
que comme tous les artistes à un moment touchés par la grâce, Saura a mis en
perspective des choses auxquelles il ne songeait pas forcément et qui
s’imposent comme une évidence.
« Cria cuervos » fut un gros succès
public dans une Espagne qui dès l’année suivant sa parution, faisait sauter
tous les verrous du franquisme et entamait sa « révolution culturelle »,
la Movida, dans laquelle le cinéma se taillerait une belle place (avec un jeune
Pedro Almodovar en figure de proue). Le film sera primé à Cannes, et cité dans
tous les festivals et remises de prix un peu partout dans le monde. Et même si
de quelque côté qu’on l’aborde, il reste dense, compliqué. Son montage, son
procédé narratif, ce monde vu à travers les yeux d’une enfant de neuf ans, ces
petits riens ou ces intrigues qui compliquent la situation (témoin cet étrange
quadrilatère amoureux, le père d’Anna et Amelia, le mari d’Amelia et la tante
Paulina), cette noirceur parfois cruelle (Ana qui propose à sa grand-mère de l’aider
à mourir, lui mettant sous le nez son bicarbonate éventé) n’ont rien pour attirer
ceux que l’on appelle le « grand public ».
On danse sur "Porque te vas" ... |
Bon, à vrai dire, il y a dans « Cria
cuervos » ce petit plus qui en fait un film inoubliable. Une bande-son
dominée par un morceau (il revient pas moins de quatre fois dans le film) qui
deviendra un hit énorme un peu partout en Europe. Ce titre, c’est « Porque
te vas », chantée par l’oubliée et oubliable Jeanette (curieusement une
anglaise expatriée en Espagne), une de ces scies que quand tu l’as entendue une
fois, tu t’en souviens toute ta vie. Une chanson en trompe l’œil qui sur un rythme
enjoué, parle d’une rupture sentimentale. Un titre assez connu en Espagne, sorti
deux ans avant le film, et dont l’écoute, par un de ces hasards indispensables
aux grandes réussites, « montrera » à Saura le film sur lequel il
travaillait. Un titre qu’il devra imposer à des producteurs récalcitrants, qui
auraient bien préféré quelque larmoyante sonate classique. Un titre qui comme
quelques autres surexposés dans un film, deviendront plus connus que le film
lui-même (à l’instar de « Mrs Robinson » pour « Le lauréat »
ou « Knockin’ on heaven’s door » pour « Pat Garrett & Billy
the Kid »).
« Cria cuervos » fut
un film qui marqua une époque, et un tournant dans l’histoire culturelle
espagnole. Malgré sa « difficulté », malgré cet aspect onirique (hérité
d’ailleurs de Buñuel, ami et inspirateur de Saura) perturbant, malgré l’ambivalence
film d’auteur – film populaire …
Et puis, comment ne pas craquer
devant les immenses yeux noirs d’Ana Torrent, qui réécrit la vie, l’amour et la
mort avec toute l’ingénuité de son enfance …