Le punk, c’est bien … on a vite fait le tour, mais c’est
bien quand même. Il y avait dans l’Angleterre de la fin des 70’s une
alternative aux mastodontes du rock, tous ces types qui approchaient le
quarantaine et qui, en plus, étaient pas au mieux artistiquement. La jeunesse
prenait le pouvoir (enfin, elle le croyait). Retour au sain boucan, à
l’approximation bordélique, aux fondamentaux du rock’n’roll, à la simplicité, à
l’esprit de démerde (do it yourself) …
Y’avait juste un petit problème : tu fais quoi, quand
t’as vingt ans en province, et que les Pistols, le pub-rock, Eddie Cochran, te
gavent autant que Yes, Clapton et les Stones ? Tu fais quoi, quand t’es
une bande de potes dont quelques-uns sont pas blancs ? Tu fais quoi quand
les trucs que t’écoutes c’est des trucs jamaïcains de la décennie passée ?
Si tu te bouges pas le cul, t’es mort, personne entendra jamais causer de toi …
Ce postulat, Jerry Dammers, leader de cette bande de
potes un peu paumés et en tout cas hors sujet musicalement, l’avait parfaitement
compris. Les majors s’en foutent des Specials ? On va monter un label.
Comment se faire connaître ? En étant rigoureux (en bossant sur sa
musique, quoi), et en étant originaux. Dammers a fait tout çà. En créant 2 Tone
Records, en écrivant au moins la moitié des titres, en trouvant ce gimmick (le
2 tone) exploité à fond. Les vieilles fringues en noir et blanc, idem le logo
du label, les flyers, tout à base de damiers … Quasiment à lui seul, Dammers
est responsable du ska revival … L’Histoire, cruelle, fera la fortune de
Madness. Pour les Specials, ne resteront que la légende (mais ça remplit pas
l’assiette, la légende), et les emmerdes …
Le ska, c’est la Jamaïque, on sait … en Angleterre dès le
début des années 60, les skinheads vont s’approprier la musique jamaïcaine, en
faire leur chasse gardée. Les skins, au début, c’était de braves gars, prolos
et de gauche. A la fin des années 70, les skins c’est des fachos proches du
National Front, mais qui continuent d’écouter du ska. Ces sinistres connards se
pointeront en nombre à tous les concerts ska avec leurs conséquences
prévisibles (passage à tabac de tout ce qui n’est pas blanc, bastons
systématiques avec les punks, etc … ). Les Specials sont à des lieues de cette
idéologie nauséeuse, mais l’ambiance délétère de leurs concerts leur coûtera
cher, leur carrière en fait.
Parce que le premier disque des Specials, il enfonce
toute la concurrence (Madness, Selecter, Bad Manners, The (English) Beat).
Parce qu’en plus d’avoir écrit trois poignées de titres sans points faibles,
les Specials vont bénéficier à la production des services d’un type alors en
état de grâce, le sieur Elvis Costello. « The Specials » est un
régal. Pour chaque titre, il y a toujours une trouvaille sonore. Sans toutefois
dénaturer le propos, la base et l’essence des titres. Déjà, sur quinze titres,
plus de la moitié ne sont pas du ska. Il y a du reggae, du rock steady, du dub,
du lovers rock (et non, c’est pas la même chose ...). Et parfois même un fonds
rock (« Concrete jungle »), voire rock’n’roll (« Dawning of a
new era »). Priorité est donnée fort justement à la rythmique (fabuleux
arrangements des parties de batterie, et une basse omniprésente), à la mise en
place vocale (deux chanteurs, et deux autres qui interviennent dans les chœurs)
et aux mélodies nerveuses (le rythme originel de la musique jamaïcaine est très
souvent accéléré).
Sur quinze titres, un seul est à mon sens raté
(« Stupid marriage »), et un autre un peu hors-sujet (« Concrete
jungle », avec ses rythmes tribaux à la « We will rock you » de
Queen). Le reste, c’est du tout bon. Bien que des vrais hits, il n’y en ait
qu’un, « Gangsters », absent du vinyle original mais rajouté depuis
sur toutes les rééditions. D’autres titres, relativement anonymes pour le « grand »
public, auraient mérité le haut des charts (« A message to you
Rudy », « Doesn’t make it alright » sont les plus évidents.
Mention particulière au long « Too much too young », reggae-ska sur
une boucle rythmique de six minutes, jouant sur d’imperceptibles variations, et
démontrant par là-même qu’instrumentalement les Specials assuraient (on n’était
pas dans l’approximation punk), et qu’encore une fois Costello faisait des
miracles à la console.
Potentiellement, les Specials avaient tout pour réussir (les parties de guitare de
Roddy Radiation sont un régal, il aborde chaque morceau différemment, les
cuivres savent être discrets dans leur efficacité), et une marge de progression
assez impressionnante, les amenant à préparer un second disque beaucoup plus
ambitieux, débardant le cadre du reggae au sens large. C’est surtout
humainement que la mayonnaise ne prendra pas. Jerry Dammers, personnage clé du
groupe, est assez peu « visible » aux claviers et les ego ne vont pas
tarder à prendre le dessus. Plus que la retombée de la vague éphémère du ska,
c’est le clash des personnalités qui provoquera la chute des Specials.
L’héritage laissé par le groupe ne sera pas à la hauteur
de son talent. Les Specials, on n’en a retenu que la matrice d’un ska festif up
tempo, pénible passage obligé de tout festival qui se veut
« sympathique » et « populaire », alors que dans ce premier
disque, il n’y a réellement qu’un titre (« Nite Klub ») qui réponde à
cette définition …
Les « vrais » Specials (plusieurs moutures du
groupe avec quelques-uns des membres originaux essayent de temps en temps de
revenir sur le devant de la scène, sans aucun succès) n’ont sorti que deux
disques. Celui-ci est d’assez loin le meilleur …
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