Un jalon, une barrière, une frontière … le prototype même du disque « difficile », à réserver à un public « averti » … en tout cas l’enregistrement le plus jusqu’au-boutiste de Don Van Vliet, alias Captain Beefheart, pas vraiment réputé pour faire dans le sonore consensuel …
« Trout mask replica » dépasse le domaine
musical pour rentrer dans celui de l’Art (notez l’immodeste majuscule, on y
reviendra …). Pareil disque ne pouvait paraître que dans les années 60. A
l’origine, bien sûr, Beefheart, venu à la musique par hasard. Son vrai truc,
c’est la peinture, genre dans lequel il ne fait pas vraiment preuve d’académisme.
Quand il écoute un disque, c’est soit du jazz, soit du blues, et il est grand
pote avec Frank Zappa, autre maltraiteur de gamme notoire …
« Trout mask replica », c’est le disque du
grand n’importe quoi. Que l’on peut trouver absolument génial ou totalement
inécoutable … pour les mêmes raisons. En gros un sabotage et une
déstructuration sonores. Un disque bâclé, fou, cafouilleux, souvent en totale
roue libre, beaucoup plus que la plupart des disques de l’époque vendus comme
« improvisés ». On ne compte pas sur « Trout mask … » les
choses approximatives, les redites, les dérapages totalement incontrôlés. Ce
disque est une photographie. Pas retouchée par Photoshop. Plutôt un vieux
polaroïd d’un instant où une bande de types se lâche, le résultat d’un
invraisemblable processus créatif. Un processus qui compte au moins autant que
son résultat …
A l’origine, évidemment, le Captain. Qui aménage dans
une villa, rameute quelques minots qui traînent dans son sillage. Et toute
cette troupe gavée d’acides et de narcoleptiques divers va jammer. Chef d’orchestre,
Beefheart esquisse tous les titres au piano. Problème, il ne sait pas jouer de
piano. Les autres reçoivent l’ordre de se lâcher totalement. Ils doivent tout
oublier pour « renaître » artistiquement, jusqu’à leur état-civil.
Beefheart (aux méthodes de travail criticables et d'ailleurs critiquées par ceux qui furent de cette aventure) va les rebaptiser de pseudos totalement loufoques (Zoot Horn Rollo,
Mascara Snake, Drumbo, …). A l’instar d’un Miles Davis qui dira à McLaughlin
d’oublier qu’il sait jouer de la guitare pendant les séances de « Bitches
brew », Beefheart veut que sa troupe se laisse totalement aller et
réinvente sa façon d’appréhender ses instruments et la musique en général.
D’une base blues-rock initiale, la plupart des titres vont muter en vers une
sorte de free-jazz-rock psychédélique …
Le pote Zappa vient enregistrer le groupe dans sa
villa, genre « Campfire sessions », appellation brevetée depuis par
quelques folkeux qui ont balancé avec un son pourri leurs premières maquettes.
Il doit bien rester, si l’on en juge par le son très très approximatif de
certaines séquences de « Trout mask … » quelques bribes de ces
enregistrements. Mais Beefheart à l’écoute du résultat, s’énerve, pas convaincu
du tout. Il se considère comme un artiste majuscule, et quand tout le monde va enregistrer ses
petites rengaines dans les studios high-tech, lui doit chanter dans sa salle de
bains ? No way … Direction un studio d’enregistrement. Les parties musicales (on
parle de 28 titres pour 80 minutes de musique tout de même) sont couchées sur
bande en demi-journée, les voix, la production et les arrangements ne prendront
que deux jours supplémentaires. Autant dire que la première prise a souvent été
la bonne …
Il serait vain d’essayer de décrire le résultat,
c’est tellement unique et inouï qu’il faudrait inventer un vocabulaire qui ne
vaudrait que pour ce disque. De « performances » au sens théâtral du
terme, à des allusions au énième degré (« Sugar ‘n spikes »,
référence ou pas au « Sugar and spice » des Searchers ?), à des
pastiches de blues roots (« China pig », comme un inédit de Robert
Johnson), à des déclamations hésitantes a capella du Captain, tout le registre
du bizarre mis en sons y passe.
Le succès ne sera, on s’en doute, pas au
rendez-vous. Mais l’impact sera colossal, des cohortes de gens qui veulent
faire de la musique « différente » et corollaire, confidentielle,
puisent depuis plus de quarante ans dans « Trout mask replica » (que
vient faire ce masque de truite, mystère). La voix de Beefheart,
essentiellement dans les très graves (son idole, c'est le colosse blues Howlin' Wolf, ceci explique cela), mais couvrant plusieurs octaves marquera
au moins autant que sa musique. Quelqu’un comme Tom Waits dans sa période
« magique » du début des années 80, sonnera plus que de raison comme
le Captain de « Trout mask … ». Cependant, la plupart des
imitateurs-suiveurs n’arriveront à ressembler à leur modèle que par un travail
minutieux de déconstruction. Beefheart et sa troupe hallucinée avaient fait ça
en quelques heures de studio … toute la différence entre un maître et ses
disciples …