A la fin de l’été 1938 John Hammond (le père du bluesman
laborieux du même nom) est dans le Mississippi pour faire signer chez la
Columbia un certain Robert Johnson, dont quelques singles chez Vocalion qu’il a
entendus lui ont fait forte impression. Hammond apprend que le type qu’il
cherche vient de mourir. Il n’aura cependant pas fait le voyage de New York pour
rien, il rentrera avec dans ses bagages Big Bill Broonzy. Et plus tard il
signera pour la Columbia Billie Holiday, Bob Dylan, Aretha Franklin, Leonard Cohen,
Bruce Springsteen, … entre autres. Conclusion : Hammond avait des oreilles
et savait s’en servir …
Début des années 60, dans sa chambre, Brian Jones, leader
de Rolling Stones qui se cherchent (et cherchent encore le succès) fait écouter
au minot Keith Richards un disque importé des States. Question du Keith :
« C’est qui ? ». Réponse : « Robert Johnson ».
Keith : « Ouais, ok, mais l’autre guitariste ? ».
Brian : « Personne, il joue tout seul Johnson … ».
Ce même disque (« King of the Delta blues ») paru en
1961 (un volume 2 sortira une dizaine d’années plus tard), traumatisera à
jamais un certain Eric Clapton qui va bientôt se faire un nom comme guitariste
des Yardbirds … Et qui reprendra Johnson un nombre incalculable de fois, de
« Cross road blues » du temps de Cream, jusqu’à un album entier de
reprises (« Me and Mr Johnson », 2004) …
1969,
les Stones enregistrent « Let it bleed ». Keith fait écouter à Mick
un titre inédit pirate de Johnson. Emballé, Mick est OK pour intégrer ce titre,
« Love in vain » sur leur nouvel album … La version originale de
Johnson sortira pour la première fois sur ce « Complete Recordings » trente
ans plus tard.
Extrapolation … Avril 1930. Mme Virginia Johnson meurt en
mettant au monde son enfant, qui ne survivra pas non plus. Le père, Robert
Johnson, s’en remettra. Qu’en serait-il advenu de ce gamin s’il avait
vécu ? Et s’il avait pris de bons avocats, il aurait aujourd’hui plein de
thunes (venues des droits d’auteur de papa) et titillerait dans le classement
Forbes les Bezos, Gates ou Zuckerberg, tant les chansons du paternel ont été
reprises …
16 Août 1938. Après une nuit d’agonie et de souffrance, Robert
Johnson est déclaré bon pour le cimetière. La veille au soir, il donnait un
concert dans un rade d’un trou perdu du Mississippi (Greenwood), où il avait
l’habitude de se produire. Il partageait l’affiche avec Sonny Boy Williamson.
Un péquenot du coin dont Johnson serrait la femme de près, lui tend une
bouteille entamée de whisky. Williamson lui dit de ne pas boire, Johnson le
repousse et tête la fiole. Le cocktail strychnine-whisky fera rapidement effet…
Telle est la version la plus « officielle » de la mort de Robert
Johnson …
Quand Robert Johnson était sur scène et qu’un type dans
le public ne le quittait pas des yeux, aussi sec Johnson arrêtait de jouer et
quittait les planches. Il avait peur que le quidam comprenne et lui pique ses
plans de guitare. Variante Chuck Berry qui déclarait que s’il bougeait autant
sur scène et se livrait à des chorégraphies étranges (le duck walk entre
autres), c’était pour masquer sa façon de jouer…
A l’inverse, ceux qui l’ont connu affirment que Robert
Johnson, même pris dans une discussion, était capable de reproduire à la note
et au mot près une chanson entendue une seule fois. Robert Johnson était-il un
vulgaire détrousseur des morceaux écrits par d’autres ?
Sur deux des trois seules photos certifiées de Robert
Johnson (dont la pochette de ce Cd), on voit bien ses mains. Des doigts aux
phalanges démesurément longs, à la E.T. Peu ou prou les mêmes paluches aux
doigts immenses que Hendrix ou Jeff Beck, les deux autres extra-terrestres de
la six cordes … Johnson était capable de tenir les notes basses sur trois
cordes et de jouer des accords ouverts sur les trois autres, d’où la méprise de
Keith Richards. Un son et un jeu uniques (et sans sustain, échoplex et pédales
d’effets …).
Robert Johnson aurait rencontré le Diable à un carrefour,
lui aurait fait cadeau de sa vie en échange d’un cours particulier de guitare.
Un autre Johnson raconte la même histoire, et aucune des chansons de Robert,
malgré des titres évocateurs (« Cross road blues », « Preaching
blues », « Me and the devil blues ») n’y fait précisément
allusion … cheap thrills …
Robert Johnson est doté d’une des voix les plus
particulières du blues, très aigue (certains partisans de la théorie du complot
version douze mesures affirment que ses enregistrements ont été accélérés pour
obtenir ce timbre vocal, et que le talent de Robert Johnson ne serait que
bidouillage de studio … assez improbable cependant). Johnson multiplie aussi
dans ses parties chantées les yodels venus du hillbilly et de la country, allant
parfois faire un tour du côté du phrasé
du rag (« They’re red hot ») …
En cinq jours (23,26 et 27 Novembre 1936, 19 et 20 Juin
1937), Robert Johnson a enregistré 63 prises (la plupart des titres en deux
versions). Seules 41 prises représentant 29 titres sont répertoriées à ce jour.
On suppose les autres prises détruites. Cinq jours, c’est à peu près le temps
qu’il faut depuis quarante ans pour régler en studio le son de la batterie …
Robert Johnson était pote avec Sonny Boy Williamson (le
premier), aurait traîné avec Son House, aurait connu Charley Patton. Son idole et
inspirateur était un certain Ike Zinnerman.
Robert Johnson était un musicien professionnel. Son
terrain de prédilection était le Mississippi (Delta blues). Contrairement à
tous ses successeurs, il semble qu’il n’ait jamais fait ni envisagé de faire un
tour à Chicago.
Robert Johnson avait la réputation d’un tombeur et d’un
serial niqueur. Ça aussi, ça fera partie du CV de tout bluesman qui se
respecte.
Bien avant les junkies des sixties (Morrison, Hendrix,
Joplin) et les suivants (Cobain, Winehouse), Robert Johnson a aussi inventé le
club des 27 …
A part Muddy Waters, mais dont la carrière a duré
plusieurs décennies (et bien aidée par Willie Dixon), je ne vois pas qui peut
lutter par la quantité (et la qualité) des standards publiés. Et si Mme Sony
(propriétaire de la Columbia) avait la bonne idée de nettoyer le son de ce
qu’elle met sur le marché de Robert Johnson (vraisemblablement repiqué sur les
shellacs Vocalion, souffle et crachotements à la pelle, dynamique inexistante),
ce serait parfait …
Merci à la dernière génération de verres progressifs qui
m’ont enfin permis de lire les caractères microscopiques du copieux et
instructif livret de ce « Complete Recordings » …
Du même sur ce blog :
Double exploit : avoir réussi à rendre intéressante une chronique sur Johnson, car que raconter d'autre que l'on ne sait déjà, et avoir dégotté une photo inédite !
RépondreSupprimerJ'ai ce disque, of course, mais franchement, je ne l'écoute pas tous les matins, et d'abord à cause de la qualité du son. Je ne sais pas sur quoi Brian Jones écoutait ses disques... mais pour si bien entendre la guitare, faut tendre l'oreille. Donc oui, si Madame Sony pouvait nous décrasser tout ça... Elle pourrait même faire financer la chose par l'Unesco, parce que dans le genre patrimoine de l'humanité ce truc...
"Robert Johnson était-il un vulgaire détrousseur des morceaux écrits par d’autres ?"... C'est tout le problème du Delta Blues et de la tradition orale. La chanson "Sweet home Chicago" par exemple, copyright Robert Johnson, existe pourtant en autant d'exemplaires qu'il y a de villes aux USA ! Avec des paroles qui changent un peu, un couplet en plus, ou en moins... Est-ce Johnson qui a créé la première version, ou a-t-il enregistré la version la plus aboutie qui fait aujourd'hui référence ?
C'est comme l'autre standard "Every day I Have the Blues", qu'on attribue souvent à BB King, mais qui avait été créé juste après guerre par Memphis Slim, sauf que lui même l'avait adapté des frères Sparks... Rien ne se créé, tout se transforme
C'est gentil de croire que je peux réaliser des exploits en causant de Bob Johnson...
SupprimerQuasiment tout ce que j'ai écrit est tiré d'anecdotes qu'il y a dans le livret, et la photo est pas inédite du tout ...
sans être allé plus loin dans les écrits sur Johnson, je pense qu'il a eu au moins autant de chance (enfin, si claquer empoisonné à 27 ans peut présenter un caractère chanceux) que de talent. c'est un virtuose de la guitare (si, si ça s'entend quand même un peu), qui a certainement dû graver, comme ils faisaient tous, des morceaux écrits ou réaménagés par d'autres (les éléments de sa bio laissent entendre que c'était pas un type avec de grands principes moraux, toujours à la limite de tous les hors-jeu).
son vrai mérite et qui a fait sa reconnaissance posthume selon moi, c'est la cohérence de sa démarche, il a codifié et la musique et les thématiques de ce qui allait s'appeler le delta blues, il s'est pas essayé à autre chose (il a pas vraiment eu le temps non plus)
C'est sûr qu'ils ont tous fait ça, des Sonny Boy Williamson, il y en a eu deux de numérotés, aucun des deux ne s'appelait comme ça, chacun jouant les chansons de l'autre en disant que c'était les siennes ...
cas d'école : I'm a man (Bo diddley) / Hoochie coochie man (Muddy waters) qui se ressemblent très beaucoup et qui ont engendré "la fille du père Noel" de Dutronc et "Jean Genie" de Bowie ...