ABBAS KIAROSTAMI - LE VENT NOUS EMPORTERA (1999)

 

Non-dits et non-vus ...

Nombre de pays du plus ou moins proche Orient, ont une vraie tradition cinématographique. La Turquie (Güney, Akin, Ceylan), l’Inde (l’antique Satyajit Ray, un des dix plus grands cinéastes de tous les temps, et maintenant les productions à la chaîne de Bollywood), et l’Iran.

Abbas Kiarostami

L’Iran présente la particularité de s’être révélé aux cinéphiles lorsque s’est mise en place la dictature des ayatollahs et autres mollahs. C’est dans des conditions peu favorables au développement du monde artistique que s’est révélé Abbas Kiarostami. On imagine les difficultés à exercer son art dans le contexte. Pas question de faire de la résistance caméra au poing, même pas de façon elliptique. Kiarostami va s’attacher aux racines du cinéma, et faire de ses films un manifeste artistique.

Avec évidemment les moyens du bord. « Le vent nous emportera » est le dernier de son quartet majeur (après « Au travers des oliviers », « Le ballon blanc » et « Le goût de la cerise », tournés quasiment à la suite).

Au premier visionnage, on se dit que « Le vent … » n’est pas un film. Difficile de dire de quoi il est question. « Le vent … » se mérite, tous les détails comptent, dans lequel le non-dit et le non-vu importent plus que ce qu’on voit et entend.

Il paraît que le scénario tenait à l’origine en deux pages. Kiarostami l’aurait réduit à trois lignes. Six mois de préparation et de repérages et trois semaines de tournage, avec un casting composé uniquement d’amateurs, et la plupart du cru. C’est-à-dire d’un petit village du Kurdistan iranien.

Scène d'ouverture

C’est ce petit village que cherchent les occupants d’un 4X4 dans la première scène. Plan panoramique gigantesque au milieu d’un paysage magnifique. Le 4X4 est sur une route campagnarde poussiéreuse, on entend les dialogues de ses occupants (trois ou quatre ?) à la recherche de points de repère, dans des espaces où il ne semble pas y avoir âme qui vive. On comprend qu’ils sont missionnés, qu’il cherchent quelque chose ou quelqu’un. Le premier humain rencontré est un gosse assis sur un rocher qui apparemment les attend et les guide vers le village, son village. Il a été averti de leur venue, ils lui disent qu’ils sont ingénieurs à la recherche d’un trésor (on sait par leur discussion que ce n’est pas le cas), c’est un secret qu’il ne doit pas révéler. Alors qu’ils arrivent au village (magnifique plan large et extraordinaire patelin que Kiarostami a mis des mois à dénicher, maisons précaires qui s’imbriquent entre elles au cœur des versants abrupts de deux collines), le 4X4 tombe en rade, et un des occupants et le gosse finissent le chemin par un raccourci dans les rochers. On ne le sait pas encore, mais ce type est le seul des occupants de la voiture que l’on verra ; les deux autres seront présents dans quelques scènes, on entendra leurs propos, on verra fugitivement des silhouettes, jamais leur visage (c’est même Kiarostami qui « joue » l’un des deux).

On apprendra pendant le film que ce ne sont pas des scientifiques, mais une équipe de télévision venue là pour assister à la mort d’une très vieille femme malade et au rite funéraire particulier qui doit suivre. Evidemment, l’insistance du photographe ? reporter ? (on dira qu’il est journaliste pour faire simple) à essayer d’obtenir des nouvelles de la malade fera découvrir le pot-aux-roses par le gosse malin et l’instituteur du village.

Les personnages principaux

Ce photographe est de toutes les scènes du film. C’est un acteur débutant (de bien quarante piges), et on ne le reverra que dans une poignée de films dans des rôles secondaires. Tout le reste du casting est composé d’amateurs, la plupart vrais paysans habitant dans les deux villages filmés (l’action se passe dans un seul village, mais deux ont servi de lieux de tournage). Ce qui ne sera pas sans poser quelques problèmes, notamment au niveau des femmes, qui refuseront de jouer, après quelques fois avoir participé à une scène (celle qui à le rôle de la serveuse de la maison de thé a une longue scène, elle devait en avoir d’autres, on ne l’apercevra que sur une paire de plans, manifestement pas de bonne humeur), ce qui obligera Kiarostami à revoir son scénario quasiment au jour le jour. Autre problème du « casting », le gosse d’une dizaine d’années très présent. Choisi lors des repérages, le gamin prendra ce choix très au sérieux, ira prendre des cours de diction en ville pour pouvoir « assurer » lors du tournage. Problème, il perdra son accent provincial, et donc sa « couleur locale ». Grosse colère de Kiarostami, qui lui demandera de retrouver son parler habituel, mais revers de la médaille, le gosse aura toujours tendance à jouer sous pression, à aller chercher un regard approbateur de Kiarostami, et il faudra bien souvent multiplier les prises … De plus, on est dans l’Iran profond, à 700 km de Téhéran, dans une communauté minoritaire (les Kurdes) et donc un peu oubliée du pouvoir central. Kiarostami nous dit que ces paysans-là vivent strictement au gré des saisons (belle saison aride, hivers très rigoureux), il a tourné en été, donc les paysans étaient réticents pour faire de la figuration, parce qu’il y avait énormément de taf aux champs.

Blue is the colour ...

Holà, garçon, tu es en train de nous causer d’un film sans moyens, sans scénario, sans acteurs, et tu vas nous dire que c’est bien, qu’il faut voir ce machin ? Affirmatif, messires. Parce qu’il y a une histoire, à la limite du suspens (elle va décaniller la vieille ou pas ?), du comique (enfin pas façon Tuche) de répétition, témoin ce portable qui sonne dans le village, mais il faut courir au 4X4, aller sur la colline où est le cimetière pour avoir du réseau et le contact avec le monde extérieur. Evidemment, on ne verra ni n’entendra jamais ce que disent les interlocuteurs, mais on comprend qu’il y a parmi les appels la femme du journaliste, et puis toute sa hiérarchie à Téhéran, et à mesure que les jours passent, les conseils ou les ordres qui viennent de « plus haut » à chaque fois.

Et puis, toute cette naïveté, cette spontanéité devant la caméra rendent tous ces gens « vrais », d’ailleurs la plupart ne jouent pas, ils sont devant l’écran ce qu’ils sont dans la vraie vie. Et la vraie vie de ces gens-là, elle prête un peu à sourire, mais on voit bien qu’on est en Absurdistan, témoin le gars qui creuse à la pioche une tranchée dans le cimetière, on le voit jamais, on l’entend juste discuter avec le journaliste, on sait pas pourquoi il est là, à quoi va servir son trou, mais il y passe sa vie. Et d’ailleurs sa vie il manquera la laisser dans son trou qui s’éboulera, il ne sera sauvé que parce que le « héros » traînait là portable à l’oreille, il va donner l’alerte au village, et c’est un vieux toubib à mobylette qui prodiguera les premiers soins et dirigera le blessé vers un hôpital en ville … Comme il a prêté le 4X4 pour transporter le blessé, il rentrera avec le toubib sur sa mob, ce qui donnera la meilleure scène du film. Visuellement époustouflante, ils sont sur un sentier qui serpente au milieu d’immenses champs de blés, on dirait qu’ils traversent dans un panoramique immense un tableau de Van Gogh (révélation, y’a pas que Malick capable de filmer le vent dans un champ, y’a aussi Kiarostami, et lui pour le tournage n’a qu’une seule caméra), pendant que le vieux docteur philosophe sur la vie et la mort, dans une version pas vraiment coranique de l’existence et de l’au-delà …

Van Gogh en mobylette ?

Ce qui permet d’appréhender le numéro d’équilibriste que doit accomplir Kiarostami au pays des Gardiens de la Révolution. Et quand on sait que le régime de Téhéran s’est considérablement durci depuis des années, on comprend que maintenant les gars filment en caméra cachée et font passer les bandes clandestinement à « l’Occident » (« Taxi Téhéran », où le superbe « Wadja » tourné par une femme en Arabie Saoudite). Et le titre du film est le dernier vers d’un poème récité par le journaliste (dans une étable obscure, à une jeune fille qui trait une vache, c’est la « copine » du fossoyeur) due à l’écrivain et réalisatrice iranienne Forough Farrakhzad (morte en 1967, considérée comme initiatrice de la Nouvelle vague cinématographique iranienne, et à ce titre rayée maintenant de la culture « officielle »).

Esthétiquement bluffant (on se demande ce que Kiarostami aurait pu mettre en images s’il en avait eu les moyens), « Le vent nous emportera » n’est pas une œuvre à mi-chemin entre documentaire et film comme parfois décrite, c’est pour moi de l’impressionnisme cinématographique, on te donne des éléments, des points de repère, et toi, spectateur, tu imagines ce que tu vois pas et n’entends pas. C’est en tout cas le point le point de vue de Kiarostami qui veut impliquer dans l’histoire qu’il raconte celui qui visionne son œuvre. Evidemment, il doit y avoir beaucoup plus de choses perceptibles en filigrane pour un Iranien (trois-quatre citations par les acteurs de poèmes persans, dont la compréhension et la symbolique m’échappent, entre autres choses), que par un frenchie moyen qui a pas du tout les mêmes références culturelles et historiques.

Ce qui ne m’a pas empêché d’être pris par cette histoire qui n’en est même pas une … Dépaysement culturel garanti …

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