« A bout de
souffle », c’est un peu les Sun Sessions du cinéma. Tout à coup, il se
passe un truc de nouveau, un truc qui fait avancer le schmilblick. Derrière la
caméra, un débutant, Jean-Luc Godard. En fait, non, celui qui tient la caméra,
c’est le chef opérateur Raoul Coutard. Godard, lui, il donne des consignes plus
ou moins hermétiques à ses acteurs, des trucs qu’il a écrits dans la nuit.
Parce que « A bout de souffle » n’est pas exactement un film
« écrit ».
A l’origine de tout, une bande
de potes, critiques dans les Cahiers du Cinéma, qui n’hésitent pas à dézinguer
les pensums avachis des vieilles gloires du 7ème art, ou à
s’extasier démesurément sur le talent méconnu de nouveaux metteurs en scène.
Deux de cette bande, Truffaut et Chabrol sont déjà passés de « l’autre
côté » avec un certain succès, et ils font le siège d’un producteur réputé
aventureux, Georges de Beauregard, afin qu’il mette quelques biftons pour que
celui qu’ils estiment le plus doué de la petite équipe, Godard donc, puisse
faire son premier film. Beauregard, qui n’apprécie guère la grande gueule et
les manières désinvoltes de Godard (la réciproque est vraie, et des rumeurs
font même état d’une bagarre entre les deux sur le tournage), n’accepte qu’à
une condition : Truffaut écrira le scénario, et Chabrol
« supervisera » le tournage. Même si les deux sont crédités, leur
participation a été en réalité quasi inexistante, Truffaut s’étant contenté de
trouver le fait divers à l’origine de l’histoire (le petit truand marseillais
qui tue un flic, s’en va retrouver sa fiancée à Paris, avant de finir sous les
balles des poulets, ce qui donnera cette dernière scène de légende d’un
Belmondo blessé à mort, courant en titubant au milieu d’une rue sous les
regards ébahis des vrais passants), et Chabrol, de son propre aveu, n’est passé
en coup de vent qu’une paire de fois sur le tournage.
Petit truand et vendeuse du New York Herald Tribune |
Un tournage qui commence sous
les plus mauvais auspices. Toute l’équipe est réquisitionnée le 17 Août 1959,
et au bout de deux heures, tout le monde est renvoyé, Godard n’ayant écrit que
quelques lignes de dialogue. Dès lors, systématiquement, se mettra en place sa
méthode toute particulière de travail, il tournera le lendemain ce qu’il aura
écrit dans la nuit. Heureusement, il a des potes ou du moins des gens avec
lesquels il s’entend bien chez les technicos (pas très nombreux, cinq-six
personnes maxi, on n’est pas exactement chez Cecil B DeMille). Par contre, de
Beauregard et les acteurs se grattent la tête. Surtout les deux acteurs
principaux. Le jeune premier Belmondo y va à fond, même s’il pense que le film
ne s’achèvera pas ou ne sortira pas en salles. Pour l’Américaine Jean Seberg,
c’est la soupe à la grimace. Elle vient de s’extirper des pattes de Preminger (pas
vraiment un tendre avec ses acteurs) auquel elle était liée par un contrat
léonin, pour se retrouver sous la direction d’un type en totale roue libre. Les
relations Seberg-Godard seront pour le moins tendues.
Parce que Godard apporte une
approche unique dans le cinéma. « A bout de souffle » n’atteint pas l’heure
et demie minimale de rigueur. Et pourtant Godard réussit à livrer des pistes
pour des générations de cinéastes. Godard fait passer les personnages avant l’histoire.
Plutôt que ce qu’ils vivent, c’est ce qu’ils pensent qui est au cœur du film,
tout en évitant les sinistres films psychologiques plombants. Les personnages
de Godard ne sont pas des intellos, non, juste des vivants qu’il nous montre
dans l’action ou la réflexion. Godard, grâce, ou plutôt à cause de son manque
de moyens, fait du cinéma-vérité. Caméra souvent sur l’épaule, qui suit les
acteurs et ne les dirige pas. Pas le temps ou les moyens pour installer des
rails nécessaires aux travellings sophistiqués ? Qu’importe, un fauteuil roulant
de handicapé fera l’affaire … Pas le temps ou les moyens de vider les
Champs-Elysées de ses passants pour mettre des figurants à la place ? Qu’à
cela ne tienne, la caméra sera planquée dans un tricycle de livraison de la
Poste lors de la première scène mythique entre Seberg et Belmondo … Encore
moins de temps et de moyens ? On filme depuis le fauteuil roulant sur un
trottoir de rue et on voit à l’écran tous les (vrais) passants se retourner et
fixer le cameraman … On passe des jours dans une minuscule chambre d’hôtel pour
tourner ce qui est le cœur du film, ce ping-pong verbal entre Seberg et
Belmondo, avec des répliques et un jeu quelquefois improvisés ? On prie la
scripte de dégager les lieux et on a droit à tous ces plans de quelques
secondes avec des raccords plus qu’approximatifs … Il faut donner une impression
de foule ? On mélange les acteurs à la foule qui se presse sur les
boulevards pour voir passer le cortège d’Eisenhower en visite officielle …
Godard, Coutard, Seberg et Belmondo dans un travelling "maison" |
Godard, avant d’être un
cinéaste, est un fan de cinéma. « A bout de souffle », polar parisien
(enfin, quoi que, on y reviendra) est d’abord un hommage aux films noirs
américains. Les plans, les attitudes, les personnages, leurs répliques sont des
décalques idéalisés de scènes ou de films mythiques. Les bagnoles que fauche
Poiccard – Belmondo sont des voitures américaines, qui couraient pas vraiment
les rues de Paris à la fin des années 50. Poiccard à l’arrêt devant une affiche
de Bogart (celle de « Plus dure sera la chute ») et qui imite son tic
le plus célèbre (l’index qui fait le tour de la bouche), c’est pas gratuit, c’est
une déclaration d’amour à une certaine forme de cinéma. Dans le même registre,
la participation de Melville, maître du polar à la française, dans le rôle d’un
écrivain mégalo et hautain n’est pas un hasard. Car contrairement à Chabrol,
Truffaut, Resnais, Rohmer, Rivette et les autres de la Nouvelle Vague, Godard
ne tombe pas dans le symbolique, le détachement. Les personnages et le film de
Godard sont organiques, rejettent les codes et les bonnes manières, montrent
des hommes et des femmes pleins de vie, et non pas des automates qui s’agitent
devant une caméra.
Chambre 12, Hôtel de Suede |
« A bout de souffle »
est aussi une déclaration d’amour à Paris, ce Paris que le monde entier nous
envie. Les acteurs de Godard évoluent, certes chichement, mais dans un décor de
carte postale ou d’Office du Tourisme, même si le Paris de Godard est plus
vivant encore la nuit que le jour. Et puis, moi, il y a un truc qui m’impressionne
chez Godard. Ce punk avant l’heure derrière une caméra est un maître dès lors
qu’il s’agit de filmer une femme. Il y a chez lui quelque chose de magique
lorsqu’il s’agit d’en mettre une en valeur. On peut à la limite comprendre quand
il s’agissait d’Anna Karina qui partageait sa vie, mais qui mieux que lui a
filmé Bardot dans « Le mépris » ? Et Jean Seberg ?
Suffit de voir ses photos américaines … pas vraiment une apparence de laideron,
certes, mais lookée et coiffée très girl next door. Godard va faire de cette
actrice américaine de seconde zone l’une des images idéales et fantasmées de la
jeune femme libre des sixties … C’est pas Godard, c’est sa caméra qui est
amoureuse des actrices, à des lieux des vicieux plans de vieux pervers d’un
Hitchcock par exemple …
Parce que la liberté, Godard y
tient, mine de rien. Les dialogues et les situations mis en scène s’ils ne
choquent personne aujourd’hui, ont valu au film lors de sa sortie une
interdiction aux moins de dix-huit ans, ce qui par un joli coup de boomerang, fera
beaucoup pour la réputation « sulfureuse » de Godard. Et ce débutant,
cet inconnu, ne lâche rien, fait avec le cachet substantiel de Seberg, mais
quand il n’a plus les moyens de la fringuer chicos, fait balancer à Belmondo une
réplique devenue culte sur les avantages du Prisunic du coin par rapport à la
boutique Dior. Et les dialogues, monologues et discussions du Godard des débuts,
avant qu’il devienne une caricature de vieux con asocial et misanthrope,
amènent dans chaque film, y compris dans ce tout premier, leur lot de
phrases-chocs, maximes bizarres et aphorismes en tout genre. Une signature
encore plus remarquable qu’un cadrage et un raccord approximatifs. Des grosses ficelles
populaires voire populacières, ces « Je fonce, Alphonse », « Tu
parles, Charles » avant le gimmick définitif de « Pierrot le Fou »,
l’insurpassable « Allons-y Alonzo », à ces interrogations qui
reviendront les années suivantes comme un mantra (la fille qui demande à
Belmondo s’il n’a rien contre la jeunesse, lui répondant qu’il préfère les
vieux, comme un raccourci d’entrée de cette incompréhension chronique entre
Godard et les « jeunes », voir la bande-son, jazz centriste de
Martial Solal, Godard ne comprendra jamais rien à la musique des « jeunes »),
jusqu’aux définitives sentences godardiennes (« Mieux vaut rouiller que
dérouiller »). Même dans la précipitation, le cinéma de Godard reste
écrit, rien n’est vraiment là par hasard.
On filme au milieu des passants la scène finale ... |
A ce titre, la très longue
scène dans la chambre d’hôtel (une vraie chambre, la 12 de l’Hôtel de Suede),
dans un vaste fourre-tout qui semble totalement space, n’en pose pas moins des questions
essentielles de « société » et aborde des sujets tabous à l’époque,
la sexualité et en filigrane l’avortement par exemple.
Et puis, mine de rien, Godard
met beaucoup de lui dans ses films. Et notamment dans celui-là. Il a trente
ans, rumine et rêve depuis des années de passer derrière la caméra, et rien n’est
là par hasard. D’après les spécialistes, « A bout de souffle » est le
film ou Godard a mis le plus de lui. Mais faut pas espérer que le bonhomme
décrypte. Faut voir dans les bonus la façon dont il envoie bouler, même trente
cinq ans après les faits, ceux qui veulent savoir, veulent la confirmation qu’ils
ont « compris ». Mettre des vrais noms sur tous les personnages
secondaires par exemple. Derrière eux se cachent le plus souvent des potes d’enfance
suisse à Lausanne, et certaines situations, certains patronymes ne seraient que
des private jokes …
Et le résultat de tout çà ?
Certes, il y a eu un avant et un après « A bout de souffle ». Qui
est, et ce n’est pas rien, comme le « Citizen Kane » d’une génération.
Un film qui porte en lui tout le génie visionnaire et révolutionnaire de Godard.
Mais aussi ses défauts, cet aspect roue libre perpétuelle. Durant les années
soixante qui seront ses meilleures, Godard, en imposteur dilettante (y’a du
boulot, de la réflexion, et quoiqu’on puisse en penser, une logique dans sa
démarche), fera mieux, au moins à deux reprises (« Le mépris » et « Pierrot
le Fou »). Mais il me semble qu’il ne retrouvera plus l’innocence et l’ingénuité
provocante de « A bout de souffle ».
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