JACQUES TATI - MON ONCLE (1958)

 

Guerre des mondes ?

Une anecdote révélatrice : quand la version en anglais de « Mon oncle » (tiens, si j’y pense, on en causera de cette version) obtint en 1959 l’Oscar du meilleur film étranger, les membres du jury américain demandèrent à Jacques Tati quelle était la personnalité qu’il souhaitait inviter à la réception donnée en son honneur. Réponse : Buster Keaton. Et le Buster, bien que vieillissant se pointa à la sauterie …

Normal, il y a du Buster Keaton chez Tati : Hulot est impassible en toute circonstance, et peu bavard, pour ne pas dire muet. Le comique de Tati est toujours de situation, visuel. Bon, de toute façon, Tati pouvait pas inviter Méliès, mort depuis vingt ans. Même si la poésie loufoque de Tati doit beaucoup au Georges …

La villa Arpel

« Mon oncle » est un peu l’articulation de la carrière cinématographique de Tati. Après avoir visité la France d’en bas comme ils disent maintenant à travers le regard de son alter ego facteur puis Monsieur Hulot (« Jour de fête », « Les vacances de Monsieur Hulot ») et avant de s’attaquer au futur crispant (« Trafic », « Playtime »), Tati expose avec « Mon oncle » la confrontation – cohabitation forcée de la tradition et de la modernité. Le contraste est saisissant entre la ruralité banlieusarde de Saint-Maur et la villa futuriste des Arpel. On passe d’un monde à l’autre par une sorte de friche industrielle, genre pochette du « Led Zeppelin IV ». D’un côté les « petites gens » et leur univers suranné et gentiment bordélique, de l’autre les gros bourgeois, leur monde aseptisé et balisé aussi bien physiquement que mentalement.

La place du marché de Saint-Maur est la vraie … à une exception près, la « maison » et ses dédales d’escaliers ubuesques où vit Hulot (création du chef décorateur Henri Schmitt, et "réinventée" dans la première scène de "The French Dispatch" de Wes Anderson) qui masque la vraie église sur laquelle le décor est appuyé. L’usine est aussi en banlieue parisienne (Créteil), quant à la maison des Arpel elle a été pensé et dessinée par Tati et construite dans les studios de la Victorine à Nice. Il doit y avoir des encyclopédies consacrées à cette « Villa Arpel ». En tout cas, cinquante ans après les faits, des architectes, sociologues, designers, … en gros toute cette engeance furieusement branchouille théorise et dissèque encore sur les emprunts, inventions, incohérences, etc … de cette baraque. Les bonus des Dvd en sont pleins, et on voit même des gars qui ont construit les vrais décors ou « meubles » que l’on voit dans le film et qui sont pas peu fiers de leurs réalisations. Tout ça pour dire que ce décor qui traduit en fait la suffisance, le mauvais goût et la bling-bling attitude des bourgeois (les CSP++ d’aujourd’hui) de la fin des années cinquante a suffisamment marqué les spectateurs du film et n’a rien perdu de son surréalisme comique des décennies plus tard …

La maison de M Hulot

La villa Arpel est habitée par – forcément – monsieur et Madame Arpel et leur petit garçon. Lui est directeur d’une usine qui fabrique des tuyaux en plastique, elle est femme au foyer tendance « Maldon » de Zouk Machine, nettoyer, balayer, astiquer (vous voyez que j’ai des lettres, limite doctorat es tubes pourris des années 80). Le tout caricaturé au maximum. Le seul être à peu près normal de la baraque est leur minot Gérard, qui a surtout envie de jouer avec ses potes péquenots, qui adore son oncle Monsieur Hulot, et qui se fout du milieu et des contraintes bourgeoises que lui imposent ses parents. Evidemment, et comme souvent chez Tati, l’essentiel du casting est constitué de parfaits inconnus (Jean-Pierre Zola ?, Adrienne Servantie ?, et une ribambelle de quinzièmes rôles habitués aux apparitions le plus souvent muettes dans les films de l’époque) couplés parfois à de parfaits débutants (la stupéfiante voisine, son physique rachitique et anguleux, ses tenues et mimiques extravagantes, on n’est même pas sûr que le Dominique Marie qui apparaît au générique soit son vrai nom, tant elle a disparu de tous les radars).

Mais que raconte donc « Mon oncle » ? Euh, quasiment rien. Même ce qui est annoncé par les rares dialogues (Hulot à l’usine, la réception pour lui trouver compagne (la voisine des Arpel), Hulot part pour la province, …) tout ça n’est que prétexte à mises en scènes drolatiques. Et là Hulot se taille la part du lion, même si en fait toutes les scènes et tout le casting (et même au-delà, voir l’usage récurrent qui est fait du poisson-jet d’eau dans la villa, où l’usage du mobilier et des accessoires, notamment dans la cuisine de la même villa) sont traités avec humour, distanciation et second degré … ce qui entre autres m’enchante, c’est la démarche de la secrétaire de l’usine, toute en trotte-menu rigide (le rythme est donné par une balle de ping-pong, c’est elle qu’on entend et pas le bruit de ses talons).


Hulot a un look, qui ne change jamais. Galure, long imperméable, pantalon trop court sur chaussettes rayées, la pipe au coin du bec et le Solex pour se déplacer … hors du temps et des modes. Hulot est un timide maladroit et complexé (voir sa gêne devant la fille de la concierge qui grandit et devient mutine et coquette) qui dans son inamovible désir de se faire le plus discret possible, réussit par sa maladresse à devenir le centre de l’attention. Et Hulot-Tati est très fort. A peu près tout est prévisible (la carafe qui rebondit et le verre qui se casse) et pourtant ça fonctionne magnifiquement. Son passage à l’usine de son beau-frère, même s’il doit quand même beaucoup au « Modern times » de Chaplin, on sait bien que lui confier même momentanément la gestion de la machine qui fabrique les tuyaux va mal se passer. Et évidemment, le tuyau se transforme en chipolata …

Et il faut être sacrément sûr de soi (parce que c’est pas évident d’être acteur et réalisateur) pour donner dans le running gag (le plus fameux, c’est le balayeur qui ne balaye jamais de tout le film, Mme Arpel toujours en train d’épousseter, mais on pourrait aussi évoquer le reflet du soleil dans la vitre qui fait chanter le serin, les déplacements dans la villa en suivant les dalles sur la pelouse, …).

Tout chez Tati est prétexte à comique (les « petites gens » du marché comme les bourges du beau quartier), les rencontres ou confrontations entre les deux montrent bien que ces mondes qui se côtoient ne se comprennent pas … Le petit reproche que j’émets, c’est que comme dans tous les films où tout est prétexte à gag, le scénario et l’histoire passent au second plan, voire sont abandonnés en cours de route ;

On ne peut pas parler de « Mon oncle » sans évoquer la partie sonore et musicale. Les dialogues donnent l’impression d’être captés depuis le fond d’une piscine, des bribes sont compréhensibles, le reste est inaudible, renforçant l’aspect totalement out of time du film. Le thème musical (une valse à flonflons renforcée par un accordéon que n’aurait pas reniée Nino Rota) est lancinant et répétitif juste ce qu’il faut.


J’en ai causé au début (ce qui prouve qu’il m’arrive de me relire), « Mon oncle » gagnera l’Oscar du meilleur film étranger dans sa version anglaise. Et même si les deux versions sont quasiment identiques (il faudrait faire de l’image par image pour voir les différences), il s’agit bien de deux films différents. La version anglaise a été tournée en anglais pour la partie des dialogues qui devaient être audibles, le reste est en français. Et comme les acteurs ne maîtrisaient pas vraiment la langue de John Wayne, les dialogues originaux en anglais ont été ensuite doublés. Hasard ou pas pour que le film fasse une carrière internationale, toutes les voitures utilisées sont des grosses voitures américaines (on se croirait chez Melville ou Godard de ce côté-là).

Aujourd’hui, les films de Tati sont disponibles dans des versions superbes. Grâce surtout au couple Jérôme Deschamps – Macha Makeieff, fans ultimes de Tati, qui ont remué ciel et terre pour effectuer des restaurations mirifiques sur du matériel d’origine qui commençait à subir des ans l’irréparable outrage …

Je laisse le mot de la fin à Hervé Bazin qui dans sa critique du film dans les Cahiers du Cinéma posait au final la question suivante : « Mon oncle » est-il un film réactionnaire ? Vous avez deux heures et interdiction de fumer …


4 commentaires:

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  2. On oublie toujours Tati quand on commence à lister les 'plus graaaands' cinéastes, français ou internationaux. Pour moi, ce gars-là doit être dans le top dix. Si on regarde strictement le travail de mise en scène, la création de forme, d'univers, le langage, l'utilisation du son, des bruitages, les films de Tati sont une source inépuisable d'inspiration (Podalydès, Anderson). Y'a pas une, mais quatre idées par plan. Et en plus, c'est tout à fait l'humour qui me fait rire (car certains sont hermétiques).

    C'est vrai que tout est prétexte à gags, mais ce ne sont pas des gags gratuits. Soit ils humanisent, soit il ridiculisent les personnages. Souvent poétiques, voire surréalistes. Si le scénario n'est pas très étoffé, il y a quand même des personnages qui existent, des relations, un regard posé sur eux. Dans "Playtime" (qui devraient être sur le même podium que "Vertigo" ou "2OO1", j'ai eu le bonheur de le voir au cinéma lorsqu'il était ressorti en version 70mm, quel choc !) il y a un vrai fond dramatique, politique, même une tentative d'amourette. Tati se serait du Chaplin pour le fond et du Buster Keaton pour la forme. J'ai revu "Trafic" récemment, y'a des plans séquences incroyables, mais le film est un poil sous les autres, question d'époque, Monsieur Hulot chez les hippies bataves...

    Moi aussi j'ai une anecdote, mais est-elle réelle ? Tati a fait partie (après son oscar) d'une ribambelle de gens décorés à l'Elysée par De Gaulle. L'huissier présentait les gars au général en citant leurs oeuvres célèbres. Donc en arrivant à Tati, l'huissier dit : "Jacques Tati, Mon Oncle". De Gaulle aurait répondu en lui serrant la main : "bravo, vous pouvez être fier du bon travail de votre neveu à l'Elysée".

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    1. C'est là qu'est arrivée tatie Jacquie, sa tante...

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    2. J'aime bien Tati, avec ses gags genre capitaine Haddock en Absurdistan, mais j'oublierai certainement de le citer parmi les dix plus grands cinéastes ... c'est du comique gentil, et moi j'aime bien aussi quand ça saigne, comme dans "orange mécanique" ou "bienvenue à zombieland", ce genre ... Ah bon, c'est pas des films comiques que je cite ?

      L'anecdote avec de gaulle (que j'ai jamais trouvé drôle, ce mec m'a traumatisé minot quand il faisait ses discours à la télé en uniforme avec sa grosse voix, pour moi, c'était le croquemitaine majuscule), y'a tellement de degrés où on peut la prendre que je sais pas trop quoi en penser ... trop drôle pour être vrai, je dirais ...

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